Le cheval des Sforza, de Marco Malvaldi [Inspi roman]

Un chimiste du polar

De formation universitaire dans le domaine de la chimie, Marco Malvaldi, natif de Pise, s’est lancé dans l’écriture de romans policiers en 2007, en parallèle des productions d’autres romans et essais. L’un de ses derniers polars est La misura dell’uomo (éditions Giunti, 2018), paru en traduction française sous le titre Le cheval des Sforza (aux éditions du Seuil, 2019). Je ne lis pas dans le marc de café, et je ne saurai donc pas dire si une édition de poche est prévue ; mais certains de ses précédents romans policiers sont parus dans la collection « Grands détectives » chez 10/18.

Imbroglio alla milanese

Le roman nous invite à Milan, en 1493, sous le règne de facto de Ludovic (Lodovico) Sforza qui n’est pas encore tout à fait duc en sa cité. Un temps où Leonardo da Vinci, déjà au sommet de son art, lui avait promis de réaliser une immense statue équestre en hommage à Francesco Sforza, grand homme de guerre et de gouvernement, dont il est le fils cadet.

Francesco Sforza est connu, dans sa postérité, pour avoir été un grand mécène des arts et des sciences, offrant son patronage à des architectes, des peintres, des sculpteurs, des mathématiciens ; et si Vinci en a été le plus célèbre, il est loin d’en avoir été le seul. Pourtant, il ne faudrait pas oublier que ce Sforza-là a aussi su être un homme de guerre, tant avant son accession au trône du duché – contre Gênes, par exemple – qu’après : il mènera deux guerres contre la France, dont la deuxième lui sera funeste.

Dans cette cité-état bouillonnante, en cette année 1493, les artistes croisent les politiciens, les banquiers fraient avec les spadassins, les épouses délaissées jalousent les concubines du moment, les astrologues des princes prédisent des dates ou des évènements mais pas les deux à la fois, on se méfie des Florentins, éternels rivaux, et des Français (la première guerre éclatera l’année suivante), les alliances sont prudentes.

Et quand un cadavre apparaît dans la cour du palais de ducal et que les avis sur les causes de sa mort sont absolument divergents, il est assez facile de se laisser embarquer dans ce récit qui se teinte d’ambiance « politico-policière ».

Leonardo ma non troppo

Le style de Malvaldi, dans ce roman, est vraiment plaisant : sa manière d’interpeller ses lecteurs avec des comparaisons très actuelles, qui souligne à quel point certains comportements humains sont intemporels, évite l’écueil classique de beaucoup de « polars historiques » dont l’auteur balance des pavés d’explications, notamment par la voix de certains personnages.

L’intrigue elle-même est plaisante, solide sans être artificiellement touffue. Et la trame ne se réduit pas à des bisbilles en famille, tiraillements à propos d’un héritage et vengeance alambiquée, et résolution devant la famille rassemblée dans le salon, à la manière d’une Miss Marple en Toscane.

Il faut souligner que le titre choisi pour la traduction française est largement moins intéressant que le titre original, « la mesure de l’homme », dont on découvre, au fil du roman, qu’il a une portée bien plus philosophique. Quant au bandeau de l’éditeur français, qui cible Leonardo, il est très réducteur : certes, Leonardo se retrouve principal enquêteur sur cette mort mystérieuse, mais il n’est qu’un élément presque extérieur de l’intrigue profonde. Il faut croire que l’éditeur a cru opportun d’accompagner la parution du livre dans sa version française l’année du cinquième centenaire de la mort de Vinci de la référence « publicitaire » à ce génie de la Renaissance.

Nella botte piccola, c’è il vino buono (dans le petit fût, il y a du bon vin)

À mesure que j’avançais dans la lecture du roman, ma conviction se forgeait qu’il pouvait être une inspiration assez facilement adaptable à un scénario de JdR.

L’arrière-plan politique mêle affaires internes de la cité (Sforza n’est pas encore duc, mais il exerce le pouvoir en tant que tuteur du « vrai » duc, son neveu alors âgé de 17 ans) et rivalités avec les pouvoirs voisins ou plus lointains.

Le cadre géographique est facilement abordable, puisqu’il s’agit d’une cité-État, et non d’un pays entier. Certes, avec plus de 150.000 habitants, Milan n’a rien d’un bourg rural, dont les PJ feraient le tour en une matinée. Mais, à défaut d’une appropriation immédiate, le MJ et les joueurs retrouveront dans une ville de ce genre, un décor d’aventures dont les dimensions ne les écraseront pas. Et, loin des ambiances parfois noires des villes en JdR – notamment en cyberpunk, mais pas uniquement –, cette ville des Sforza porte l’inspiration vers une cité où se développe une effervescence artistique, scientifique, commerciale, diplomatique. La variété des PJ susceptibles d’être impliqués dans l’aventure est donc large.

[ATTENTION, risque de divulgachage !] L’intrigue derrière la mort mystérieuse joue, elle, sur des ressorts qui me semblent peu courus dans les scénarios de JdR : des mécanismes économiques (bancaires, en particulier) auxquels se trouvent mêlés banquiers, négociants et même États. Mécanismes qui peuvent être falsifiés, et entraîner la fragilité des édifices commerciaux et étatiques. La guerre ne se gagne pas uniquement au son du canon ! Pour peu courus qu’ils soient en JdR, ces mécanismes sont assez facilement compréhensibles, à la fois grâce aux explications apportées dans le roman et, éventuellement, des compléments facilement trouvables en ligne ; ils ne sont donc pas abscons au point d’être impossibles à transposer par et pour des rôlistes.

Oggi a me, domani a te (aujourd’hui mon tour, demain le tien)

Parmi les JdR que je connais (et je ne prétends pas à une connaissance exhaustive de la production rôlistique), aucun n’a pour cadre direct et « non fantastique » le monde des cités-États de l’Italie de la Renaissance. Un jeu italien, Renascentia, avait fait l’objet d’une campagne de financement participatif, mais elle a été annulée, faute d’atteindre assez vite ses objectifs.

Avec un peu de travail d’adaptation temporelle et géographique, l’intrigue de ce Cheval des Sforza collera sans mal à des univers ludiques historiques mêlant politique et cape-et-épée pour apporter un peu de miment à l’aventure, même si le roman lui-même ne relève pas du tout de ce genre : je pense à Te Deum pour un massacre, notamment, ou encore à Capitan Alatriste, voire à Pavillon Noir en tentant le grand écart. Les tenants d’univers fictionnels à tendance « Renaissance » – ou à peu près – ne seront pas en reste : Shade, Vodacce pour Les secrets de la 7ème Mer, ou encore Terra Incognita.

Pour l’adapter à d’autres à d’autres univers de jeu, il convient de trouver un contexte présentant au moins un développement certain en termes de relations politiques, d’activités commerciales, etc. Qui plus est, l’adaptation de certains éléments de l’intrigue, et plus particulièrement ceux relatifs aux documents falsifiés, devra être pesée aux petits oignons, surtout si le « niveau technologique » de l’univers du jeu choisi est nettement plus avancé que celui de la Renaissance ou des « temps modernes ». Alors, pourquoi pas la Chine antique de Magistrats & Manigances, ou bientôt le jeu italien Historia, évoqué dans un autre article du Fix.