Elle n’est pas éditrice mais…

… qu’est-ce qu’elle édite quand même ! Elle, c’est Eugénie, blogueuse et chroniqueuse JdR devenue éditrice au travers la collection Jydérie chez l’éditeur associatif Dystopia. C’est elle qui a initié et qui dirige cette collection qui commence par l’édition de deux… euh, non… de trois… enfin, bref, de premiers JdR issus de la scène indépendante : La clé des nuages/La clé des songes et Bois dormant. Pour en savoir un peu plus sur la collection, les jeux édités et sur l’avenir de tout ça, il nous fallait réunir autour d’Eugénie sa belle brochette d’indés, Melville, Côme Martin et kF. Interview chorale.

 

1. Alors, les indés, comme ça, dès qu’on a le dos tourné, on se dépêche d’aller signer chez un nouvel éditeur, hein ? Vous êtes aisément corruptibles, en fait ?

Côme : Je suis un mercenaire, moi, tant qu’on me paye grassement je signe n’importe où ! Ceci étant dit ça me fait très plaisir que mes mini-JdR, dont le recueil n’existe qu’en version numérique, s’accrochent à de vrais bouquins ici ou là. Et puis, même si j’y participe de façon très modeste, c’est une vraie fierté d’aider au lancement de Jydérie !

Melville : J’aurais été ravie de proposer plutôt un jeu pour Di6Dent, mais bon… La réalité c’est que Dystopia est un éditeur atypique pour du jeu de rôle. D’abord leur domaine de base, c’est plutôt la littérature générale. Ça a une incidence très concrète : les bouquins de Jydérie sont disponibles en librairie. Par ailleurs ce n’est pas une écurie à crowdfunding, ces choses dont on sait comment elles commencent, moins comment elles finissent. Ça et le fait qu’Eugénie codirige la collection, moi ça me met en confiance.

Eugénie : Pardon je m’incruste mais Dystopia existe depuis 10 ans avec 25 titres au catalogue, donc “nouvel éditeur”…

2. Eugénie, tu as des dossiers sur Dystopia pour les avoir convaincus d’ouvrir une section JdR, c’est ça ?

Eugénie : Mais moi aussi je suis Dystopia ! Autant que mes dysto-camarades, je veux dire. Ça se voit assez peu parce qu’on se met peu en avant dans la promo habituellement, et puis je compartimente mes activités, mais Dystopia c’est un collectif auquel Anais et moi participons depuis 2017. Quand tu récupères des rôlistes cinglées dans l’équipe, c’est qu’il y a de la place pour le JdR.

Et la ligne de Dystopia est faite d’exceptions qui font sens. Dystopia publiait de la nouvelle jusqu’au roman de Léo Henry et Jacques Mucchielli,et d’autres ont suivi depuis. On ne publiait que du texte jusqu’aux corbeaux de Lise L. qui ont lancé la collection Le Dystographe. Et uniquement de la fiction jusqu’aux témoignages de Mélanie Fazi… On peut maintenant ajouter « uniquement des arts passifs jusqu’aux jeux de rôle de la collection Jydérie » et franchement ça ne choque pas.

J’ajoute que ces jeux-là résonnent assez fort avec certains titres de notre catalogue. Les nouvelles de luvan des recueils Cru et Few of us ont une poésie du bizarre qui fait écho à celle de La Clé des nuages (une camarade de Dystopia annonce d’ailleurs que LCDN permet de jouer du luvanpunk et elle a raison). Bois Dormant est un chaînon manquant entre l’univers urbain et bétonné de Yirminadingrad, et les témoignages à fleur de peau de Mélanie Fazi…

… et en retour les liens se sont noués : luvan a écrit TysT, un roman de fantasy à paraître, qui puise notamment dans une partie qu’elle a jouée de La Clé des nuages. Léo Henry et luvan ont écrit le JdR Dévoyée, pendant la game jam de la CyberConv 2. Je trouve ces ponts-là hyper enthousiasmants !

3. Oh, c’est quoi ce nom pour la collection, là, « Jydérie » ? C’est pour faire genre on est cryptiques, c’est ça ?

Eugénie : Mais didon, t’étais où quand on criait « Anarchie en Jidérie » ? Merci d’avoir posé la question parce qu’elle me permet de parler des jeux eux-mêmes. La Clé des nuages est un jeu pour deux personnes, où l’une incarne un Mage qui explore des ruines mystérieuses pour accomplir la quête de toute une vie ; et l’autre joue l’Image, qui décrit ces ruines en posant des décors intrigants, des mystères, des questions sans réponses. Le dispositif repose sur l’utilisation de symboles, d’abord vides de sens, et puis de plus en plus chargés à force de ré-interprétations. Jusqu’à ce que se produise un événement qui donne tout son sens a posteriori à ce qu’on a joué. C’est la magie du symbolisme. Le jeu est accompagné d’une variante, La Clé des songes, pour jouer à trois personnes (deux Rêveurs et un Songe) dans des mondes oniriques.

Dans Bois Dormant, vivre avec les ronces, on incarne les piliers d’une communauté dans une ville contemporaine isolée du monde par un blocus et dans laquelle 90% des habitants sont tombés en catatonie. Dans une ambiance d’effondrement, les personnages ont choisi de rester pour construire quelque chose de différent. C’est un jeu Belonging Outside Belonging, c’est-à-dire dans la lignée de Dream Askew d’Avery Alder : pas de MJ, pas de dés, pas de scénario, plutôt de la mini-campagne. Les joueuses (feminin inclusif) jouent chacune un personnage et un aspect thématique du monde (les pénuries, les gangs en guerre, les narcosés…). Une économie de jetons invite à mettre son personnage en situation de détresse et à se porter au secours des autres, et sert à prendre des décisions communautaires.

Et si tu penses que ça n’a rien à voir avec la question, je re-demande : t’étais où quand on criait « Anarchie en Jidérie » ?

4. Pourquoi ces jeux-là pour commencer la collection, ce sont les seuls auteurs qui voulaient bien ?

Melville : Dis ça à Jonathan Tweet, James Wallis et John Wick qui grattent au portillon depuis des mois ! On leur a dit que la place était prise mais ils arrêtent pas d’insister.

5. Le choix de ces trois premiers jeux définit la ligne éditoriale de Jydérie ou bien celle-ci est amenée à évoluer à l’avenir ?

Eugénie : C’est presque un hasard si ces trois-là ont autant de points communs, comme le fait de se jouer sans MJ, de ne pas avoir d’univers défini mais une ambiance particulière chacun, de se jouer sans dés, et d’inviter à se comprendre et à jouer vers l’autre… Je ne refais pas le petit refrain sur la ligne de Dystopia faite d’exceptions qui font sens, mais la ligne Jydérie sera ce qu’on en fera, un jeu après l’autre. Ce dont je suis sûre aujourd’hui, c’est que les prochains reflèteront nos goûts à nous, et une certaine résonance avec ce qu’on publie par ailleurs chez Dystopia.

6. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la direction artistique s’éloigne de ce qu’on voit dans le JdR mainstream. C’est voulu, je suppose ?

Melville : Tu te doutes bien que c’est pas exactement un hasard. L’encyclopédie en couverture rigide, fond de page type parchemin et qui tient plus du art-book que du livre de jeu, ça n’a jamais été ma grande passion.

Eugénie : Ce n’est pas exactement pour le plaisir de se démarquer, mais on ne ment pas sur la came : on publie des JdR atypiques, ça donne des livres de jeu atypiques. Et pour le coup, côté “direction artistique”, on a fait des Dystopia comme les autres. Les formats, les couvertures à rabats avec une illustration qui se déploie, les cahiers cousus, l’absence de 4e de couv… c’est un peu notre marque de fabrique. Après, comme pour chaque titre de notre catalogue, on a voulu aussi coller au plus proche du propos des jeux. Et j’aime énormément la façon dont Laurent Rivelaygue et Je suis une légume ont illustré les livres, chacun à leur façon, en trouvant des ambiances hyper justes et hyper raccord avec le contenu.

7. Côme, kF : se faire éditer pour finalement devoir partager l’affiche avec un autre JdR imprimé tête-bêche, c’est le summum de la lose, non ?

Côme : T’as rien compris, ma partie c’est les solutions du jeu de kF, c’est pour ça ! Je suis un grand amateur d’expérimentations formelles, donc même une petite astuce comme celle-là me remplit de joie.

8. Mouais, admettons. Et vous vous retrouvez tête-bêche parce que vos jeux étaient trop courts ou bien il y a une vraie logique là-dedans ?

kF : La clé des nuages invite aux hacks, il y a plein d’idées dedans ; l’important pour moi, c’est justement la perte de contrôle : il ne s’agit pas tant de respecter un jeu à la lettre près que de faire sa tambouille dans de nouvelles directions. C’est un peu le message de ce livre bicéphale, et honnêtement on a surtout de la chance qu’il n’y ait pas encore d’autres hacks finis à intégrer parce qu’aux dernières nouvelles un livre ne peut avoir que deux couvertures…

Côme : Personnellement, je vois ça comme une façon de m’adosser comme je peux au jeu de kF, qui est l’original et le supérieur ! C’est aussi une façon de marquer qu’on n’est pas dans une collaboration classique de JdR comme on en voit souvent avec plein d’autrices qui se partagent l’affiche : là, chacun·e fait son truc de son côté, en s’attendant à ce que notre lectorat fasse la synthèse des deux expériences à sa guise…

Eugénie : Franchement, si tu as déjà joué une partie avec Côme et kF ensemble à la table, tu comprends pourquoi on a pris les devants en mettant un truc à l’envers. L’un a déjà publié un bouquin en feuilles volantes que tu lis dans l’ordre que tu veux, l’autre est réputée pour déchirer et agrafer tout ce qui passe à portée… On a préféré anticiper.

9. Melville, je ne te suis plus très bien : tu ne devais pas faire éditer Love, Berlin plutôt ?

Melville : je réexplique depuis le début : En 2018, je commence à bosser sur un projet qui s’appelle alors Couleur Béton. C’est inspiré de Dream Askew et de DMZ, les tests se passent bien, mais le nom ne me satisfait pas complètement. En 2019, Eugénie me contacte pour me proposer d’éditer le jeu, qui est grandement finalisé au niveau des textes. Je dis oui et dans la foulée je finis par trouver un nom qui me convient : Bois Dormant – Vivre avec les ronces.

Quelques mois plus tard, un peu à l’image de ce que j’avais fait pour Summer Camp avec Premier Bivouac, je décide de produire un kit de découverte, qui s’appelle donc Love, Berlin. et que j’ai publié sur ma page itch.io au printemps 2020.

10. L’argumentaire pour Bois Dormant « Un jeu d’humains très humains », ça ne veut rien dire de bien sérieux, on est d’accord ?

Melville : Alors ça va faire la garçonne qui se la raconte, mais c’est extrait d’un monologue de Jean-Louis Trintignant dans le film Un héros très discret, de Jacques Audiard. Je sais pas ce qu’elle veut dire pour toi, mais moi cette expression elle me touche. Je crois qu’elle résume assez bien ce que j’ai eu envie de proposer à jouer. Pas des soldats, pas des tueurs, pas des héros non plus. Des humains qui font communauté, qui apprennent à se faire confiance, à se pardonner, à s’aimer. Dans un monde infusé au cynisme, c’est mon côté punk à moi.

Eugénie : Voilà. Mon argumentaire à moi c’est que tu envoies la thunasse et tu seras pas déçu du voyage.

11. Eugénie, on résume : pas MJ mais… pas autrice de jeu mais… par contre, éditrice de jeux, c’est OK. C’est vraiment viable comme parcours ça, selon toi ?

Eugénie : Attends, je ne suis pas éditrice mais… non plus, si tu as tout suivi. Côté Dystopia on se définit comme des lecteurs ou lectrices plutôt que comme des éditeurs. On fait le job, mais on ne prétend pas spécialement à l’étiquette. Je garde donc fièrement mon identité de joueuse et c’est en tant que joueuse que je suis contente de partager des jeux, des imaginaires, et des dispositifs qui m’ont énormément touchée et fait vibrer.

12. Il y a un avenir à court terme à Jydérie ou bien vous attendez le retour d’expérience après ces deux premières publications ?

Eugénie : Le court terme, c’est de faire vivre ceux-là. Aller à la rencontre des librairies et des boutiques, les faire connaître, leur donner une vraie chance de rencontrer leur public. Une partie du boulot a été faite pour arriver à la publication, l’autre partie du taff commence à peine.

A plus moyen terme, oui il y aura d’autres Jydérie. J’espère qu’on pourra en faire un par an, et j’ai déjà les deux prochains en tête. Mais vu l’année qui vient de s’écouler, je ne la ramène pas trop sur les projets ou les annonces…

Dystopia a aussi du taff sur ses autres projets : dans moins d’un mois, nous publions L’Année suspendue, la 2e non-fiction de Mélanie Fazi, où elle évoque une année de questionnements et cheminement entre ses premiers doutes et le diagnostic qui la place sur le spectre de l’autisme, ce qu’elle découvre à l’âge adulte. Et au 2e semestre, nous publions un recueil de nouvelles de Livia Llewellyn, traduites par Anne-Sylvie Homassel, du fantastique féminin organique hyper chelou et dérangeant, ça fait envie ou pas ?

https://www.dystopia.fr/blog/jyderie-deployee