Jurassique à propulsion apocalyptique [Chronique – Escape from Dino Island]

S’échapper de l’île aux dinosaures !

Forcément, dit comme ça, en français, cela sonne moins bien. La formule a pourtant le mérite d’établir l’objectif de toute partie de Escape from Dino Island, un jeu propulsé par l’Apocalypse traduit en français et publié par Gulix. Vous êtes sur une île. Est-ce un parc d’attraction, un laboratoire militaire secret, un portail spatio-temporel ?  Au loin, vous entendez le rugissement d’un tyrannosaure. Mais que diable êtes-vous venu faire dans cette galère ? Fuir est la seule option. Quels obstacles allez-vous devoir surmonter pour cela ?

Une île en kit pour MD feignant

Escape from Dino Island est un jeu de feignant, sans préparation aucune. Il doit même être possible de commencer la partie sans que personne, pas même le Maître des Dinos (MD), n’ait lu le jeu. Ici, il n’est pas question de se fader trente pages d’histoire secrète, de cosmogonie et d’éthologie animale comparée. Comme dans beaucoup de jeux propulsés par l’Apocalypse, ces questions sont réglées par les joueurs au fil de l’eau. Aussi une partie commence-t-elle par la création collective du décor de jeu. Contrairement à d’autres apocalypseries, il n’est pas question d’y consacrer une demie-séance, mais de faire vite. Des questions efficaces à chaque joueur permettent de poser les enjeux en dix minutes montre en main.

Les entrées choisies sont très efficaces. Divisées en trois parties, elles plantent les antécédents, avant de placer les PJ au cœur de l’action. À la question « Où êtes vous ? », on pourra ainsi choisir « Dans l’enclos des tricératops » ou « Au couvoir », qui promettent une première scène endiablée. Le premier obstacle est clair et identifié d’emblée, et les premières bases d’un mystère sont posées.

Le cadrage, en une double-page d’aide de jeu  : simple, terrien, rapide et efficace

Un mystère émergent pour un jeu malin

Du côté du Maître des Dinos, il s’agit de préparer un scénario pendant que les joueurs s’affairent à choisir leurs archétypes. Là encore, le maître mot est vitesse. La présence de dinosaures et l’échec de la mission des personnages repose sur un Mystère, avec un grand M. Outre la survie et la fuite, l’enjeu de la partie est son élucidation. Les spécialistes des dérivés d’Apocalypse World se souviendront peut-être de la tentative de Tremulus. En début de partie, on y créait sa petite localité lovecraftienne à l’aide d’un questionnaire. En ressortait deux mystères. Le meneur n’avait plus pour objectif de « jouer pour voir ce qui va se passer », mais de « jouer pour découvrir ce qui se cache sous la surface ». La même philosophie est à l’œuvre dans la création de ce Mystère, mais de manière beaucoup plus directe.

Concrètement, en début de partie, le meneur pose des questions, tire des pistes au hasard. Il obtient les contours du grand secret de l’île, laissent quelques zones dans l’ombre et décident rapidement, dans la première heure de jeu, des réponses aux grandes interrogations sur la nature de l’île s’il en reste. Trois tables font le tour de la question : « pourquoi les dinosaures ? », « quel est le but du complexe ? « , « qu’est-ce qui a mal tourné ? ». Escape From Dino Island annonce clairement qu’on n’est pas là pour le Nobel du roman d’investigation, mais pour du bon gros mystère pulp des familles sur fond d’explosion volcanique. Et c’est tant mieux.

Le générateur de mystère, une autre manière de créer un scénario sur le pouce.

Pour terminer, le MD saupoudre avec des rumeurs que les PJ ont entendues avant de venir. Imaginons que j’ai trois joueurs, je prends mon d12 et leur donne :

  • 5. Des autochtones de l’île vénèrent les dinosaures comme des dieux.
  • 6. Parfois, des étranges nuages pourpres sont aperçus au-dessus de l’île.
  • 12. Le Muséum d’Histoire Naturelle lance une exposition si secrète que la plupart des conservateurs n’en ont pas connaissance.

Et nous voilà partis pour la courte mais intense aventure.

Se cacher, tirer ou courir, là est la question

Des règles simples et efficaces

Escape From Dino Island est un jeu propulsé par l’Apocalypse. À ce titre, il ne propose pas de règles pour toutes les interactions des personnages avec leur environnement, seulement pour celles qui ont du sens dans le genre du film de dinosaures à la Jurassic Park ou Dino Crisis. En d’autres termes, les règles à connaître tiennent en deux pages pour les joueurs, à peine plus pour le MD. L’ensemble est d’autant plus accessible que la mise en page, bien aérée et agréable, dirige le regard sur les informations importantes.

Il s’agit d’abord de choisir un Archétype, du Médecin au Paléontologue en passant par l’Enfant et le Survivant. Ce choix est déterminant, presque autant que la conception de l’île et du mystère. Ces personnages abordent la partie de manière très différente, en variant les atouts, les problématiques, et même les règles du jeu.

À tout seigneur…

Une fois la partie commencée, les actions des personnages sont résolues par des Manœuvres. Les premières, dites « Sous Pression », commandent les scènes d’action échevelée. Leur formulation est à la fois très adaptée au genre et délicieusement régressive : « Cours ! », « Cache-toi ! », « Fais-le, c’est tout ! », « Hé, derrière toi ! », « Prends ma main ! » et « Viens te battre ! ». Petite astuce très pratique : pour les jets collectifs, plutôt que de faire lancer à chaque joueur jusqu’à ce que l’un d’eux rate, seul lance celui qui a la plus basse valeur de caractéristique. C’est encore un gain de temps. Les Manœuvres « Au Calme », moins nombreuses, sont quant à elles liées à l’investigation du mystère et à la recherche d’une sortie, avec la même philosophie de l’action : si les PJ traînent à discuter des plans, c’est le MJ qui effectue une Manœuvre.

Comme dans la plupart des jeux propulsés par l’Apocalypse, le meneur ne prend l’initiative qu’à des moments bien précis définis par les règles : quand un PJ rate un jet de dé, quand l’action s’enlise, ou quand les joueurs se tournent vers lui et attendent. Alors, il a tout le loisir pour jouer une Manœuvre, ce qui reviendrait dans la plupart des jeux à faire avancer son scénario. Cela peut être un piège qui se déclenche, un rail qui s’effondre, un dinosaure qui passe sur les écrans des caméras de contrôle, mais aussi une opportunité. Le meneur doit en décider en fonction du contexte et du moment de la partie. Pour gérer ces péripéties, il est aidé par trois petites fiches détaillant les opportunités et problèmes susceptibles de surgir en différents lieux ou face à certains dinosaures.

La dernière page des lieux, les plus étranges

Une production Michael Bay

Maintenant que j’ai présenté le guide, ne reste plus que la mise en scène. La structure d’une partie est ainsi d’une simplicité désarmante. D’abord, les PJ surmontent un obstacle. Alors, l’Extinction se déclenche. Le meneur est là pour casser le décor : volcan en éruption, nettoyeurs, effondrement de faille spatio-temporelle… il ne va pas y aller de main-morte. Pour la gérer, il ne va pas avoir besoin des horloges complexes d’Apocalypse World, juste de trois cases à griser. Ces dernières commandent chacune des événements et indiquent une gradation. Ainsi, dans le cas du volcan, l’Extinction peut se décomposer en :

  • Fumerolles, nuage de suie ;
  • Coulée de lave, herbivores en fuite ;
  • Pluies de lave, l’île est en feu.

C’est donc dans une débauche d’effets spéciaux et de dangers que les PJ auront à résoudre le deuxième obstacle qui les sépare de la fuite, pendant que le meneur fait monter la pression sur un échec ou un atermoiement.

Enfin libres !

Dénouement

Avec sa préparation-minute, ses aides de jeu sur mesure et sa proposition carrée, Escape from Dino Island remplit haut la main son contrat. Vous voulez de la lutte pour la survie, des dinosaures étrangères et des explosions ? Vous les aurez. Chaque paragraphe du jeu y concourt, avec une belle économie de moyen. Ainsi, le système de jeu est élégant et simplifie la mécanique d’Apocalypse World pour la rendre accessible à tous les publics en un minimum de temps. Quant à la création de l’Île et des personnages, elle pose d’emblée des enjeux et des objectifs identifiables, qui sont en prime renouvelés à chaque partie. Ajoutez à cela une mise en scène bien pensée, des ressources pour alimenter les péripéties et des aides de jeu commodes, et vous obtenez une petite pépite au rythme trépidant.

Benjamin Kouppi