La résurrection du monstre de Falkenstein [chronique]

Sorti au milieu des années 1990, Château Falkenstein n’a pas eu le succès qu’il méritait, ce qui était sans doute plus lié à l’époque qu’au jeu lui même. Fin 2021, les éditions Lapin Marteau rééditent le jeu quasi à l’identique : maquette revue, nouvelles illustrations, quelques mises à jour du texte (pour tenir compte de quelques informations parues dans les suppléments), mais le fond du jeu reste tel quel. En dehors de l’aspect nostalgique, on peut se poser la question de savoir ce que vaut un jeu sorti en 1995 en 2021. C’est ce que nous allons essayer de voir dans cette critique.

On découvre le monde de Château Falkenstein à travers le journal de Tom Olam, un graphiste vivant au milieu des années 90. Par un concours de circonstances (on va dire ça comme ça) il se retrouve téléporté dans une sorte de cachot, aux murs humides et délabrés, des chaînes y sont accrochées et, à ses pieds, un pentacle est dessiné. On apprend très vite qu’il a été invoqué plus ou moins par erreur (le fameux « concours de circonstances ») par le Roi Auberron et Morrolan au sein du château Falkenstein dans un monde parallèle baptisé la Nouvelle Europe.

Au fil des pages de son journal, on fait également connaissance avec le Colonel Tarlenheim, un militaire, et Marianne, une femme aussi mondaine qu’aventurière. A travers ces quatre personnages, le narrateur nous esquisse le monde de cette Nouvelle Europe, mais également – en lisant entre les lignes – la variété des aventures que le jeu peut nous offrir : politique, militaire, pulp, féérique, complot, …

On est déjà happé par ce monde foisonnant et, pourtant, on n’est qu’à la trentième page du jeu.

Hussards, fées et vapeur

Les pages qui suivent nous ouvrent à l’Europe du milieu du XIXème Siècle « façon Château Falkenstein ». On nous présente les différents pays de l’Europe, leurs dirigeants, les tensions politiques, leur course au progrès technologique, le tout mâtiné de steampunk et de fantasy.

Et quand je dis qu’on nous nous présente ce monde « façon Château Falkenstein », il faut bien comprendre qu’on nous présente pas juste une Europe différente avec un peu d’originalité. Non, ici, quand on vous parle de tension politique, on vous parle d’agents secrets et d’espions aux gadgets incroyables. Ou encore on vous raconte que les inventions technologiques les plus incroyables sont souvent la création d’un savant fou ou d’un nain ingénieux. Sans parler du fait que le monde est constamment menacé par un génie du crime tel que Moriarty ou Robur.

Et c’est là l’une des forces du jeu : tous les personnages de fiction prenant place dans cette époque existent dans le monde de Falkenstein. Vous avez besoin d’un grand méchant ? Plutôt que d’inventer un PNJ lambda, pourquoi ne pas utiliser Moriarty ? Tout de suite, les joueurs bénéficient de tout l’imaginaire qui entoure ce personnage. Tout en facilitant l’implication et les interactions en jeu.

Vous avez besoin de traverser la mer ? Plutôt que de louer les service du premier capitaine disponible au port, pourquoi ne pas solliciter l’aide du capitaine Nemo ?

Vous êtes des héros, et les personnes que vous côtoyez (ou combattez) sont à la hauteur des aventures que vous vivez ! Il y a un coté « sense of wonder » dans le jeu.

Tout Château Falkenstein en une image : c’est beau, c’est vaste, c’est inspirant.

Mais en plus de vous émerveiller, le jeu vous donne également les clés pour comprendre et vivre dans cette époque. Certains JdR historiques font l’économie de décrire l’Histoire (après tout, il y a des manuels pour ça) et se contentent d’apporter l’aspect ludique. Mais ici, ce n’est pas le cas. L’ouvrage prend le temps d’expliquer les us et coutume de milieu des années 1800 : la place des femmes dans la société, l’importance du statut et de l’étiquette, l’honneur et les duels entre gentilhommes, etc. A travers toutes ces thématiques, vous avez une photo globale, complète et utile de la Nouvelle Europe. Je rappelle que tout cela est expliqué du point de vue de Tom à travers son journal. Venant de notre monde, il se permet donc des comparaison avec notre Europe et notre histoire. Ce qui facilite, à la lecture, la compréhension pour des non-historiens grâce à des comparaisons bien choisies.

La première moitié du livre oscille donc entre les descriptions des différents éléments qui composent cette Nouvelle Europe et quelques passages un peu plus romancés. Le tout reste très plaisant à lire et on s’imprègne vite de l’ambiance du jeu ainsi que de ses tenants et aboutissants. On suit les aventures de Tom avec plaisir, ses interactions avec les grands de ce monde, on vit les découvertes qu’il fait aux côtés des nains savants, les combats qu’il mène, les guerres qui menacent les frontières.. jusqu’au moment où on se dit « STOP! » C’est ça qu’on veut jouer ! C’est prenant, épique et fun ! Le mec est en train de soloter toute la campagne là ! Que va-t-il nous rester, à nous, pauvres rôlistes ? Mais rassurez-vous, il reste encore de nombreuses histoires à vivre dans Château Falkenstein. Je dirais même plus, tout est encore à faire (ou à jouer). Et pour ça, nous avons ce que l’auteur appelle : le Grand Jeu !

C’est pas Versailles, ici !

La deuxième partie du livre de base, qui est consacrée au « jeu », est abordée de la même manière que la partie univers. C’est à dire que l’on suit toujours les écrits de Tom Olam. Étant issu des années 90 de notre monde, il fait découvrir le jeu de rôle au prince de Galles. Tombant sous le charme de cette pratique ludique, ils décident de créer leur propre jeu. C’est assez marrant à lire et on participe avec eux aux échanges de « game design ». Par exemple, on apprend pourquoi le jeu se joue avec des cartes (nous y reviendrons) plutôt qu’avec des dés. Car les dés sont des jeux pour paysans , ou les gens du bas peuple, alors que les cartes sont pour les nobles.

Là encore, ce style rédactionnel est très bien amené, agréable à lire et très clair dans ses explications. Le seul reproche que l’on peut émettre sur cette littérature rôlistique, c’est que la mise en page ne permet pas de dissocier clairement la partie univers de la partie règles. Alors, attention, ne me faîtes pas dire ce que je n’ai pas dit : l’ouvrage est très clair dans son contenu. Il y a plusieurs index. Dans la partie univers, il y a des renvois de pages vers la partie règles et inversement. Mais à l’utilisation, je crains que ce ne soit pas évident. Ou alors, il faudra vous rabattre vers l’écran qui est très bien fait pour retrouver une information facilement et rapidement, et qui contient également les numéros de pages correspondants.

Autre point surprenant quand j’ai feuilleté le jeu pour la première fois : il n’y a pas de feuille de personnage. Une erreur éditoriale ?!?!! Non, pas du tout. Tout s’explique à la lecture : le jeu ne se joue pas avec une feuille de personnage, mais avec un carnet. Dans ce dernier, vous pourrez y inscrire la partie « technique » (les talents de votre personnage), mais surtout tout son histoire, sa physionomie, ses ambitions, son enfance, ses contacts, etc.  Je n’ai pas encore eu l’occasion de le tester, mais ce principe de carnet, qui met en avant la personnalité du personnage ou son vécu (passé et présent) plus que son profil technique m’a beaucoup plu. Tout est fait pour que votre personnage puisse exister et vivre de grandes aventures dans cet univers. J’ai vraiment eu l’impression que Château Falkenstein a été conçu pour les amoureux du jeu de rôle.

Château de cartes

Comme nous venons de le voir, le monde de Château Falkenstein est riche et varié. On peut y jouer dans de nombreuse ambiance (pulp, complot, espionnage) et y faire de nombreuses choses (escrime, armes à feu, magies féerique). La question est simple : comment mettre en jeu toutes ces mécaniques dans un système accessible ?

Et la réponse est aussi originale que surprenante : avec des cartes.

Mais avant d’aller plus loin, saches ami lecteur, que j’aime les jeux de cartes. Il me semble que cette information est importante quant à ma part de subjectivité dans l’appréciation de cette mécanique de jeu. J’aborde donc ce système non pas comme une hérésie, mais avec un certain intérêt ludique. (mais à côté de ça, ça me gène un peu de me dévoiler autant à vous, alors qu’on ne se connait à peine).

Votre personnage est défini selon plusieurs talents dont le « niveau d’expertise » se définit comme suit :

  • Faible
  • Moyen
  • Bon
  • Excellent
  • Magistral
  • Prodigieux
Un exemple de personnage (utilisant une feuille de perso disponible sur le site de l’éditeur)

Chacun de ces niveaux correspond à une valeur. « Moyen » a une valeur de 4 tandis que « Magistral » a une valeur de 10 par exemple. Ensuite, chaque action (appelée « prouesse héroïque ») se base sur la même échelle. Grimper à une corde sera de niveau Moyen, crocheter une serrure de niveau Excellent et séduire une princesse sera de niveau Magistral. Si le personnage a le niveau correspondant, c’est réussi. Le cas échéant, le joueur pourra faire appel au « jeu du Destin » (comprendre : sa main de cartes) pour augmenter ses chances de réussites. Le jeu du Destin est un jeu 54  cartes, commun à toute la table. Chaque joueur en pioche 4 pour se constituer sa main. Libre à lui ensuite d’utiliser ses cartes comme bon lui semble : les garder pour plus tard, en jouer quelques unes ou toutes. Après avoir joué ses cartes, on en pioche tout de suite pour en avoir de nouveau 4. Jusque là, la mécanique est simple. Mais la suite n’est pas beaucoup plus complexe.

Chaque talent est rattaché à une couleur (cœur, trèfle, pique ou carreau). Si la carte jouée correspond à la couleur du talent (exemple : carreau pour bricolage ou cœur pour charisme), on ajoute la valeur de la carte au talent. Si la carte joué n’est pas de la bonne couleur, elle a une valeur de 1. Un système simple avec une courbe d’apprentissage assez faible (il faut surtout retenir quelle valeur correspond à quel niveau d’expertise). Viennent s’ajouter à cela quelques règles pour gérer les marges de réussites (ou d’erreur), les oppositions ou les actions de groupes. Et – c’est – tout. Tout du moins pour le livre de base. Car si vous êtes un rôliste pour qui les règles, c’est important ou que jouer avec des cartes « ça-non-jamais-! », sachez qu’il existe un supplément de 84 pages intitulé Variations sur le Grand Jeu qui vient enrichir ou modifier le système de règles. Vous y trouverez par exemple :

  • Une modification sur la valeur des cartes qui ne sont pas de la couleur correspondant au talent joué.
  • Un nouveau système de progression du personnage
  • Jouer avec des D6 plutôt qu’avec des cartes
  • Enrichit le système de magie en jouant avec un jeu de tarot
  • Propose un nouveau type de personnage jouable : l’automate

Même si le système proposé dans le livre de base se suffit à lui-même, j’ai trouvé la lecture de ce supplément intéressant. Il ouvre le champ des possibles sur l’utilisation d’un simple jeu de cartes. La partie la plus intéressante pour moi étant celle consacrée à la sorcellerie qui se joue avec un jeu de tarot. « Jouer avec des dés » a le mérite d’exister, même s’il serait dommage d’utiliser cette variante au détriment du système de base qui a tant de charme. Le chapitre consacré à interpréter un automate est, elle aussi, très intéressante ! Par automate, est inclus les automates de chair (comme la créature de Frankenstein), automates mécaniques, automates mystiques (Golem, Pinocchio) ou automates à vapeur. Bref, là encore, en un seul chapitre, vous avez un éventail de possibilité de jeu. Après, à vous de voir si cette option vous intéresse ou pas.

Fermons cette parenthèse Variations sur le Grand Jeu pour en revenir au livre de base, et plus précisément au système de magie. Là encore, la magie se joue avec des cartes, mais avec un jeu de 54 cartes à part. D’un point de vue système, la magie est de type freeform. Pour faire simple, le joueur qui souhaite faire pratiquer la magie à son personnage doit choisir le talent « Thaumaturgie » au niveau « bon » et choisir un ordre de magie. Ensuite, selon son expérience et les ouvrages qu’il aura acquis, il aura accès à certains sorts (exemple : « changer la taille »). Ensuite, pour lancer ce sort, ce sera au joueur de définir comment il veut le lancer pour pouvoir définir le nombre de point de Thaumaturgie nécessaire. Exemple : si le sort prend 1 heure, il faut 3 points, alors que si c’est instantané, c’est 1 point. Si le sort cible 1 sujet, c’est 1 point, si c’est jusque 1000 sujets, c’est 4 points, etc. Ensuite, on fait la somme de tous ces points de thaumaturgie et le joueur doit, en jouant des cartes, obtenir ce score.

Dit autrement, le magicien a accès à un panel de sort et c’est au joueur de définir la difficulté de l’action selon l’utilisation et l’intensité qu’il veut donner à son pouvoir. Et pour mieux s’en rappeler, le joueur pourra tout à fait consacrer une page de son carnet comme aide de jeu pour calculer ces points de Thaumaturgie.

Retour à la vie de château

De part sa richesse et sa profondeur, Château Falkenstein peut intimider bon nombre de meneur et meneuse. Au même titre qu’un Polaris, Eclipse Phase ou 7ème Mer, il y a tellement de possibilités qu’on ne sait pas forcément par où commencer ou comment prioriser ce qu’on aimerait (faire) jouer. Heureusement, Lapin Marteau a eu la bonne idée de publier, en même temps que le livre de base (merci la souscription) quelques aventures pour vous mettre le pied à l’étrier.

Le livre de base contient un petit scénario et de nombreux synopsis (présentés sous forme de cours paragraphe, qu’un MJ pourra façonner en copieux scénario, voire toute une campagne). Et si vous avez besoin de quelques idées pour enrichir ces synopsis, vous trouvez une liste de 52 choses à faire dans le monde de Château Falkenstein sur le site de Lapin Marteau.

Ensuite, avec l’écran, se trouve un « vrai scénario » (comprendre : plus consistant que celui inclus dans le livre de base) se déroulant à Paris. Ce scénario est une réédition de celui paru dans le Casus Belli de 1996 écrit par Fabrice Colin. Intitulé « L’encore moins concevable aventure du Docteur Podélius », l’intrigue débute alors que les PJ sont invité par leur amis le Dr Podélius à une réception, dont le clou de la soirée sera la présentation du dernier projet du Docteur. Bien évidemment, tout ne se passera pas comme prévu. Prenez une base d’enquête, ajoutez-y de l’occultisme, des interactions avec la haute société Parisienne, saupoudrez le tout de pulp, secouez ! (« sinon, le pulp, il reste en bas« ) et vous obtenez la recette type de ce que peut être un très bon scénario pour  Château Falkenstein. 

Et maintenant que vos personnages sont à Paris, et qu’ils ont enrichi leur carnet d’adresses, pourquoi ne pas continuer sur cette lancée et jouer la campagne intitulée Carabines et Margarine qui se déroule également à Paris (y aurait-il une ligne éditoriale chez Lapin Marteau ?) ?

Derrière ce titre des plus intriguant, vous trouverez, dans les 84 pages qui composent ce supplément, un long scénario, une description de Paris et 6 personnages prêt-à-jouer. L’intrigue du scénario est une enquête sur l’assassinat d’une Faë. Un acte aussi cruel qu’emblématique. Les PJ devront faire vite pour trouver le coupable avant que la situation ne dégénère.

Même si ce sont deux scénarios d’enquêtes se déroulant à Paris, les deux scénarios proposés ont deux ambiances bien différentes. Celui de l’écran aborde le coté scientifico-steampunk-occultisme, alors que le supplément met en avant le monde des Faës.

Une image vaut mille mots

J’ai gardé le meilleur pour la fin : l’écran.

Regardez cette magnifique illustration de Jérémie Moran et dite moi si elle ne vous donne pas envie de jouer à Château Falkenstein?!

Il y a tout dans cet écran : du pulp, de l’épique (avec la charge de la cavalerie qui sort d’un portail), l’évocation du monde industriel face à la noblesse du château Falkenstein, la science qui est à l’opposé du monde des Faës. Tout l’univers de Château Falkenstein résumé en une image

Si cette illustration vous fait aussi vibrer, alors Château Falkenstein est fait pour vous.

On constate également dans cette illustration l’absence de steampunk. J’entends souvent dire que Château Falkenstein est un jeu steampunk, or ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a autant de steampunk dans le jeu que dans Deadlands. Il y en a et vous pouvez faire jouer une campagne qui tourne autour de ce thème, mais ce n’est pas ce qu’on retient en premier de Deadlands. C’est pareil pour Château Falkenstein. C’est un univers de vapeur, de science folle, de gadget, de magie et de personnages littéraires. Le côté punk est plus dans le sens où il s’agit de lutter contre la révolution industrielle et ses dérives (face à la magie). Le tout, dans une ambiance infiniment moins dure et plus riante que notre monde.

Conclusion

La question posée en introduction était : « un jeu sorti en 1995, vaut-il le coup en 2021 dans une réédition quasi à l’identique ? ». Et la réponse est clairement oui. Tout simplement parce que le jeu est sorti bien trop tôt à l’époque. En avance sur son temps sur des thématiques fortes (la montée de l’industrialisation, l’égalité des sexes, etc.) tout en utilisant une mécanique qui sait se faire discrète pour laisser place à l’histoire. Et l’univers, qui lui n’a pas changé, reste un terrain de jeu énorme et propice à de nombreuses histoires. Lapin Marteau ne s’est pas trompé en rééditant cet excellent jeu passé sous le radar de nombreux rôlistes. L’occasion vous est donnée de vous rattraper. Ne passez pas à côté !

3 pensées sur “La résurrection du monstre de Falkenstein [chronique]

  • 23 mars 2022 à 18:37
    Permalink

    Merci pour cette critique qui fait envie!

    Un truc en passant:
    « Exemple : si le sort prend 1 heure, il faut 3 points, alors que si c’est instantané, c’est 1 point »

    Je n’ai pas encore lu le jeu mais… ne serait-ce pas le contraire ?

    • 28 mars 2022 à 13:40
      Permalink

      Bonjour,
      Désolé pour le délai de la réponse.
      Non, ce n’est pas l’inverse 😉
      un sort instantané nécessite moins de concentration et coute donc « moins cher ».
      Si on veut exécuter le même sort avec plus de puissance, il faudrait prendre plus de temps, et donc, ça couterait plus de point.

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