Le Ver est dans le fruit [chronique Les Agents de Dune]

Un malentendu. Moi et cette belle boîte bourrée de matos pour le JdR Dune proposé en VF par Arkhane Asylum, on est partis sur un malentendu.

La campagne en boîte Agents de Dune propose un what if très alléchant à l’intérieur de l’univers officiel de la saga de Franck Herbert. Alléchant en tout cas si, comme moi, vous appréciez l’ambiance de Dune et de ses adaptations cinématographiques sans avoir réussi à aller au bout des romans fondateurs et donc si vous n’êtes pas très à cheval sur la chronologie officielle du cycle (oh, et puis, un Jihad herbertien, ce serait ridicule, non ?).

Dans cette réalité alternative (ou post-réalité comme dirait sans doute Trump…), le destin de la planète Arrakis et de ses immenses champs d’épice est confié à une autre Maison, celle des PJ. Ceux-ci, membres éminents voire dirigeants de la maison en question, se retrouvent donc directement au cœur des enjeux et problématiques qui secouent la planète Dune : comment exploiter au mieux cette ressource ? Que faire des Fremen ? Comment ne pas s’aliéner toutes les autres Maisons ? Et surtout, bien sûr : pourquoi les Harkonnen sont-ils si méchants ?

Pour moi, aussi bien comme MJ qu’éventuel joueur, c’est le pied : je pense en effet que cela devrait être LA campagne-type du jeu, plutôt que toute autre intrigue qui se bornerait à placer les pas des PJ dans ceux de Paul Atréides. A cela s’ajoute le fait que la campagne est donc présentée en boîte avec des petits bouts de carton qui vont bien. On se prend alors à rêver d’une campagne de haut-niveau, en bac-à-sable (uh, uh, uh) et avec des accents de jeu de plateau de gestion pour tout ce qui concerne la diplomatie, la récolte de l’épice et tout.

Alors ? Alors ? Alors ?

Et bien : ce n’est pas ça du tout.

Cela ne veut pas dire que ce n’est pas bien mais, sans que je sache clairement si c’est moi qui suis mal informé ou si c’est la communication des éditeurs qui est trompeuse, on ne peut pas imaginer produit réel plus éloigné des attentes suscitées. En effet, Les Agents de Dune est finalement, attention, saut périlleux arrière : une (mini-)campagne de bas niveau, très scriptée voire dirigiste et qui ne s’éloigne jamais des règles du livre de base auxquelles, au contraire, elles servent de didacticiel. Wow.

Ce que, sans doute, je n’avais pas non plus voulu voir venir, c’est donc que cette boîte, sortie largement après le livre de base, est en fait… le kit de découverte du jeu complet. On y est pris par la main pour découvrir, à la fois, l’univers de Dune (d’où l’intrigue non-canonique) et, surtout, les règles du jeu. Certes, il existe déjà un kit de découverte classique, sous forme de PDF : https://www.arkhane-asylum.fr/medias/2/DUN-01a-signe-ver-5103.pdf Mais, sans doute, l’usage de celui-ci était-il jugé trop difficile, sachant qu’un futur joueur qui ne connaît que les films récents risque de se confronter à un univers trop peu connu. Et puis aussi parce que le système 2D20 reste un peu atypique, parfois difficile à prendre en main. Il a donc fallu imaginer un kit plus velu et il prend donc la forme de ce didacticiel.

Il me fallait donc ravaler d’abord ma déception pour profiter, avec un angle de vue complètement différent, du contenu de cette belle boîte bien remplie.

Commençons en effet par son inventaire.

  • le dispositif repose d’abord sur un gros livret de 116 pages sous couverture souple : c’est là où vous trouverez la quasi-totalité du texte pour jouer
  • un certain nombre de feuilles volantes contiennent des indices à distribuer, des plans ou encore un petit dépliant « touristique » sur Arrakis
  • quelques bouts de cartons (petits plateaux et jetons) permettent de simuler certaines situations comme les collectes d’épice (ah, quand même !)
  • 5 livrets de PJ prétirés
  • pas moins de 100 cartes à jouer qui couvrent les stats et portraits des PNJ, les traits temporaires, du matériel, etc.

On est presque surpris de ne pas avoir droit à un écran mais on s’en passe très bien vu que, a priori, on a déjà celui de la version complète du jeu. Les dés ne sont pas là non plus mais… même constat. La boîte n’est pas donnée mais l’abondance et la qualité du matériel fourni justifient largement ce tarif. La durée de vie de cette mini-campagne peut-être moins, en revanche.

Alors, quand on parle de didacticiel, ce n’est pas une vue de l’esprit. Le premier acte (sur trois) de la mini-campagne est vraiment ça : les PJ sont pris par la main et doivent réaliser sous différents prétextes des tests en tous genres pour passer en revue les points de règles fondamentaux du moteur de jeu. On n’échappe pas à cette occasion à la tarte à la crème des jeunes PJ placés sous l’autorité de précepteurs qui doivent leur donner des repères et les évaluer avant le grand saut vers l’âge adulte et les responsabilités. Pratique : comme de bons vieux moniteurs d’auto-école, les PNJ en question sont là pour vous dire quoi faire, où aller et, en cas de besoin, reprendre les commandes au dernier moment pour vous éviter de vous planter dans le décor.

On ne va pas se mentir. Quiconque a déjà suivi un didacticiel le sait : ce n’est vraiment pas très intéressant. Les joueurs n’ont littéralement aucun choix à faire (quand on croit qu’ils en ont, ce sont en fait de faux choix qui ne changent donc rien à la suite des événements) et les (nombreux) jets de dés à réaliser n’ont aucun enjeu véritable. Il ne faut vraiment pas prendre ce premier acte pour autre chose que ça : un didacticiel pour apprendre les règles et (des bribes de) l’univers de jeu. Si vous vous êtes déjà lancé dans le jeu complet, ce premier tiers de la campagne vous sera peu utile et, pour le faire joueur à des joueurs plus expérimentés, il vous faudra à la fois du travail et le raccourcir sévèrement sous peine d’ennuyer tout le monde. Eh, y a bien une raison pour laquelle personne ne fait jamais les didacticiels, hein.

Car, là aussi, ne nous trompons pas : même si les auteurs suggèrent au début du livret la possibilité de transformer cette aventure atypique en véritable campagne pour le jeu complet Dune, cela semble difficile à l’usage. Outre le travail demandé au futur MJ, il faut surtout souligner la perte de place que va engendrer le fait de se passer volontairement des parties totalement scriptées voire rédigées au mot près. Si on enlève tout ça, la (mini-=campagne devient plutôt, en fait, un… gros scénario.

En effet, le public cible est clairement les grands débutants. Aussi bien les joueurs que, et c’est plus rare, le MJ. Ainsi, si tout le monde connaît le principe des paragraphes à lire en début de scène pour encourager les MJ hésitants à se lancer dans l’exposé d’un décor, d’un PNJ important ou d’un rebondissement essentiel… ici, le principe est poussé à un niveau inédit : TOUT est écrit d’avance. Comme dans un livre dont vous êtes le héros. Mais un LDVELH avec de nombreux choix tout de même. Il faut admettre que c’est très bien fait. Par exemple, la moindre réponse de chaque PNJ à chaque question probable des PJ est prévue et déjà rédigée, prête à être lue par le MJ. Même chose pour les différents résultats des jets de dés qui sont déclinés avec précision.

C’est très impressionnant mais, bien sûr, cela prend énormément de place puisque du texte conséquent est prévu pour des questions que les PJ ne poseront jamais ou des résultats de dés qu’ils n’obtiendront finalement pas. A ma connaissance, aucun outil d’auto-initiation n’a été aussi loin dans le guidage du MJ débutant et, à ce titre, la campagne Agents de Dune a peut-être un rôle inédit à jouer. Cela dit, il reste à savoir si on apprend vraiment un rôle qui, par nature, vous obligera à improviser et à décider en étant à ce point pris par la main… Vaste question.

Pour aider à cette prise en main y compris par les grands débutants, Les Agents de Dune s’appuie incontestablement sur de bonnes idées comme ces cases à cocher dans la marge du livret pour garder la trace des décisions prises par les PJ ou les résultats obtenus lors de jets qui se révéleront plus tard cruciaux. Surtout, la boîte déploie des dizaines de cartes qui matérialisent à peu près tout ce qui est possible, dont les PNJ et les états subis temporairement par le groupe. De quoi tenir le déroulé de l’intrigue en tête pour le MJ et rassurer, sans doute, des joueurs plus habitués aux jeux de société traditionnels.

Autre motif de risque d’incompréhension entre vous et cette boîte, en revanche : contrairement à ce que le titre laisse supposer et à l’image que l’on se fait de la franchise, seul un tiers de l’intrigue ne se déroule en fait sur Arrakis. Les deux premiers « scénarios » (sur trois, donc) se déroulent en effet sur Giedi Prime, le fief originel des Harkonnen, où les PJ béotiens vont donc recevoir leur ultime instruction avant de partir pour leur nouveau fief. Là aussi, attention, cela peut engendrer des déceptions, y compris chez le public cible, les joueurs qui découvrent l’univers après le visionnage des deux films de Villeneuve.

Ce troisième volet, qui représente le moment où les PJ sont enfin aux affaires sur Arrakis, est, de loin, le plus intéressant : on y approche ce que l’on espérait de l’ensemble de la boîte. Certes, les principes restent les mêmes : les PJ sont largement coachés, le script est très visible et la liberté de manœuvre assez illusoire. Cela dit, l’intrigue devient plus intéressante avec de vrais enjeux, la partie didacticiel s’allège (les règles ont été toutes passées en revue), le décor devient plus familier, etc.

Comme on le voit sur les photos ci-dessus, il y a bel et bien des accessoires et règles dédiées à des moments de gestion des intérêts de la maison des PJ avec des séquences d’épiçage ou encore la gestion des relations diplomatiques avec les uns et les autres. Cela permet de casser un peu le côté mécanique des enchaînements scriptés en les saucissonnant avec ces moments où les PJ regagnent un peu de liberté de choix.

C’est là où l’espoir renaît puisque cette boîte est en fait le premier volet d’un diptyque. Il existe un deuxième volet sous le nom de Masters of Dune dont l’intrigue fait immédiatement suite à celle-ci : ça y est, les PJ sont vraiment maîtres de leur destin sur Arrakis.  (…) Voilà, c’est ça : c’est exactement le pitch de ce que je croyais, à tort, trouver dans cette boîte. A noter que ce second volet se présente sous la forme d’un gros livre de plus de 160 pages et non d’une boîte. IL semble aussi que l’on puisse y jouer sans avoir à suivre le didacticiel de la boîte ou, sans doute, en se contentant du troisième volet de la campagne de celle-ci. La VF de ce livre n’a pas encore été annoncée par Arkhane Asylum mais il semblerait absurde qu’elle n’arrive pas un jour ou l’autre.

Au bilan, vous devez être raisonnable et ne pas vous précipitez sur cette belle boite qui ne manque pas d’attraits sans avoir pesé le pour et le contre. Si vous êtes déjà MJ à la version complète de Dune, vous aurez peu d’usage de Les agents de Dune. Vous pourrez certes en récupérer quelques idées, accessoires et, sans doute, le troisième volet de la campagne pour préparer le terrain à Masters of Dune mais l’investissement semble totalement disproportionné par rapport à ces objectifs.

Si, en revanche, vous êtes intimidé par le jeu complet, son système ou l’ombre portée des deux films de Villeneuve, vous pouvez considérer cette boîte exactement pour ce qu’elle est : un didacticiel. Dans ce cas, elle fait excellemment le job pour lequel elle a été conçue, offrant un confort de découverte du système de jeu et de l’univers, rarement atteint à ma connaissance dans une gamme de JdR.

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