L’œil du milieu

Ah chouette, un nouvel éditeur, Les Éditions du Troisième Œil, débarque sur le marché (…) caramba, encore raté ! En fait, il s’agit de la énième structure montée par le pugnace Laurent Rambour. Et évidemment, ce n’est pas une coquille vide mais le bac à sable adéquat pour que plusieurs nouveaux projets puissent s’épanouir. Ou pas. Interview avec un éditeur versatile.

 

1. Bon, Laurent, on résume : Pulp Fever, Game Fu, Les Éditions du Troisième Œil… J’ai une idée pour la prochaine structure : Les jeux du Caméléon. Oh, c’est quoi ce bazar !?

Je dirais plutôt Raise Dead éditions. Ah merde, c’est déjà pris ! Tu as raison, c’est un vrai bazar, mais je vais profiter de cette opportunité que tu me donnes pour l’expliquer. C’est le parcours compliqué d’un petit éditeur tricard et pas forcément chounard qui tente de survivre dans un marché de niche et dans un contexte économique en crise. Rien de très surprenant au final.

Au départ, Game Fever était une entreprise créée par Corinne, mon épouse. Les banques ne comprenant rien au jeu de rôle, on nous a imposé un produit grand public pour obtenir un prêt, et nous avons donc eu l’initiative suicidaire de vendre en ligne du jeu vidéo, faute d’avoir les fonds suffisants pour obtenir un magasin « en dur ». Évidemment, ça c’est cassé la gueule au bout d’un an, au même moment où j’ai publié Dés de Sang qui ne devait être qu’une exclusivité de la boutique pour attirer le chaland rôliste. C’était le premier numéro d’une collection titrée Pulp Fever.

Le jeu a bien marché (3 éditions) et j’ai publié ensuite Luchadores et on a commencé à se faire connaitre. La boutique en ligne ne tenant que par la vente de JdR, en plus des nôtres, on a décidé d’arrêter l’hémorragie avec le jeu vidéo et de ne nous consacrer qu’au jeu de rôle. Étant surtout connus dans le milieu par la gamme Pulp Fever, on a adopté cette enseigne commerciale (mais la boîte est restée la même).

Trois ans de survie laborieuse plus tard, après Cobra, nous avons eu l’opportunité de reprendre un modeste fonds de commerce en banlieue bordelaise (nous sommes parisiens d’origine), dans le jeu vidéo d’occasion et rétro. L’idée était de générer suffisamment de fonds pour aider à produire des jeux sans passer par le financement participatif. On a donc de nouveau changé d’enseigne commerciale, Game Fu (mais la boîte était toujours la même : Game Fever), pour que ça parle plus aux gamers.

L’activité tournait correctement, mais plusieurs problèmes sont venus contrarier les plans : les vices d’impression sur Wulin v1 et la procédure qui s’en est suivie (nous avions pu servir les souscripteurs, mais mettre aux rebut quasiment tout le reste du tirage. Une perte d’exploitation sèche bloquant la production d’autres jeux) ; et puis Rugball, le supplément Space Adventure Cobra qui fut un véritable supplice à boucler. Lle Japon ne nous a avertis qu’après les souscriptions que les illustrations numérisées n’étaient plus disponibles et qu’il fallait que je me « débrouille » pour retrouver les éditions originales des mangas et les scanner… Le premier jet a été refusé parce que j’avais exploité les illustrations modifiées par l’éditeur de la première VF du manga chez Dynamic Visions. J’ai donc dû repartir à la recherche de la seconde édition et c’est à deux doigts de tout laisser tomber que Taifu comics m’ont fourni ¾ des précieux volumes qui trainaient dans leurs cartons. J’ai donc tout recommencé et de fait, accumuler un retard monstre sur la publication et brûler le budget. J’ai terminé l’ouvrage dans un vrai cauchemar à cause d’autres complications qui resteront sagement à Vegas. Devant le peu d’assistance du Japon, j’ai décidé de rompre le contrat pour la diffusion publique, ne servant là encore que les souscripteurs. Impossible de continuer dans ces conditions, j’avais déjà terni (je le prends sur moi) la bonne image que nous avions durement gagnée au début.

De l’autre côté la boutique commençait à prendre l’eau là aussi, entre le dématérialisé et la concurrence déloyale des grandes enseignes qui vendent un jeu moins cher que le prix qu’imposent les distributeurs aux indépendants. Bref, j’ai travaillé sur One% et la réédition de Wulin en attendant que la procédure pour ce dernier se conclut (1 an avant de mettre la marchandise défectueuse au pilon et l’impossibilité de nous retourner contre l’imprimeur espagnol). Finalement, j’étais dans une impasse et je n’ai pas eu d’autres choix que de revenir vers le financement participatif qui est devenu entretemps le nouveau modèle économique pour les éditeurs modestes. Par chance, One%, Wulin 2 et Feng Shui 2 se sont bien déroulés. Aujourd’hui mon épouse a dû déposer le bilan de la boutique (donc Game Fever, ce qui inclut les enseignes Pulp Fever et Game Fu) essentiellement à cause d’un vice de procédure avec la banque par lequel on s’est retrouvé du jour au lendemain avec un encourt CB transformé en découvert, et donc l’impossibilité de racheter de la marchandise. On a tenu 3 ou 4 mois sur le stock, on y était presque, mais cela n’a pas suffi et on était à deux doigts du burnout.

De toute façon, après presque 4 ans de boulot sans pouvoir se verser de salaire, à presque 50 ans, je crois qu’il était grand temps d’arrêter ce cirque. J’ai donc créé ma propre microentreprise d’édition, seul, Les éditions du Troisième Œil (Pulp Fever étant lié à Game Fever par une erreur administrative, il était plus facile de changer de nom que de la récupérer comme je le souhaitais initialement).

Donc oui, pour résumer, un vrai bazar, dû en partie à des erreurs de « jeunesse » et par une accumulation inouïe de problèmes à gérer qui te rongent au quotidien. Aujourd’hui je recommence presque tout à zéro, plus serein, sans aucune aide si ce n’est la fidélité d’une clientèle grâce à une ludographie assez bonne dans l’ensemble (enfin, c’est ce qui se dit…) et le talent d’une poignée de collaborateurs de longue date.

2. Tu es donc en train de foulancer un tout nouveau titre : Kabbale. À l’origine, j’avais entendu parler d’un spin off de Dés de Sang. Ça a un rapport ou bien ?

Oui, au moins historiquement et techniquement. À l’origine c’était un spin off de Dés de Sang (il était d’ailleurs annoncé dans vos colonnes en 2011 sous le titre Insane Kultists), un jeu signé Willy Dupont. Comme il est très difficile de pouvoir créer tout en tenant d’assurer la survie d’une petite boite, j’ai repoussé maintes fois sa publication pour m’atteler à mon job d’éditeur (que j’ai appris sur le tas) sur des jeux déjà conçus et proposés par des auteurs tiers. Entre ça et les galères entrepreneuriales, je ne travaillais sur ce projet qu’à tête reposée.

Sept ans après, le jeu a évolué et, armé d’une expérience et de moyens nouveaux, je me suis senti prêt à le proposer. Je devais normalement me lancer dans la VF de I Am Zombie de Mark Rein-Hagen, mais au final d’autres perspectives se sont présentées et elles ont eu ma préférence. Comme elles ne déboucheront que dans plusieurs mois, voire un an, j’avais donc un « trou » pour placer Kabbale et voir s’il pouvait trouver son public ou pas.

Plus directement, le rapport avec Dés de Sang se situe dans les règles, du moins un concept, celui du d100 qui indique une valeur commune à tous les personnages et leurs chances de réussite, valeur qui s’érode avec le temps imposant un stress crescendo aux joueurs. L’adaptation de cette règle à l’Échelle de Jacob de Kabbale et les autres mécaniques sont des créations personnelles.

3. Dans le cadre de ce CF, tu proposes une couverture alternative qui… euh… fait parler, on va dire. Je voudrais déplacer le débat : en fait, c’est vraiment indispensable toutes ces histoires d’éditions collectors et de couvertures alternatives dans un CF de JdR ?

Non, pas du tout, c’est du superflu. Mais bien dosé, c’est une sorte de jeu complice avec ta clientèle. Une façon d’animer une opération commerciale. Le coup de la double couverture (déjà proposée sur One%) c’est purement ludique, car le prix de vente est le même. Cela me permet aussi de proposer une version non censurée plus proche de ma vision et une version censurée plus chaste pour éviter d’afficher une provocation ouverte face aux problématiques sociétales actuelles. Mes moyens étant ce qu’ils sont pour préparer le financement d’un tel projet borderline, je n’ai pas pu financer autant de prototypes que je le souhaitais et il m’a fallu faire des choix, choix qui correspondent à ma vision du jeu et peuvent ne pas plaire à tout le monde (je placerai un homme nu dans le supplément Baal-Peor).

J’ai entendu certains arguments, et même si je sais que ces gens n’achèteront ou ne joueront pas au jeu, j’ai accepté de modifier la couverture standard, en réalité plus proche de ma commande initiale inspirée de la jaquette de Mother of Tears de Dario Argento. La proposition dénudée de l’artiste (le cahier des charges était de conserver des zones de chair nécrosée apparentes pour souligner un côté malsain, pas forcément du topless, et d’éviter les amalgames avec le voile islamique pour ménager les susceptibilités religieuses) m’a semblé être raccord avec les codes du cinéma gore italien. Et elle avait la préférence de Corinne, la première à qui je demande l’avis ; comme quoi…

À l’heure où je réponds à cet interview, la version non censurée l’emporte très largement au regard du choix des clients. La proposition n’était donc peut-être pas si à côté de la plaque que certains blogueurs ont pu l’affirmer. J’ai pris le soin de décrire textuellement les concepts du jeu, assez longuement, pour que les gens puissent s’intéresser à l’essentiel : l’expérience que le jeu peut leur proposer à table.

4. Le jeu nécessite pas mal d’accessoires, notamment des cartes. Du coup, si le CF n’atteint pas tous les paliers, on fait comment pour jouer ??

C’est simple : soit on s’en passe et on joue à l’ancienne avec des tables, soit on imprime et on bricole les cartes qui seront proposées en PDF quoiqu’il arrive (d’ailleurs, au moment où j’écris ces lignes, le premier paquet de cartes, le plus important, est débloqué). La proposition est très claire sur ce point, ce sont des options qui agrémentent le gameplay, pas des accessoires indispensables comme dans Unspeakable Sigil & Sign.

5. Justement, chez tes concurrents, on annonce les VF de Unspeakable Sigil & Sign (chez AAP) et, peut-être, de Cultos Innombrables (chez SD). Ça fait un peu beaucoup de jeux sur les cultistes, non ?

Oui et non, comme dans tous les genres, les (bons) jeux ont leurs particularités, mais les gens se feront un avis sur pièce. Je connais ces produits : Cultos Innombrables est très classique dans sa proposition et n’apporte pas grand-chose de nouveau. Il est aussi coincé dans l’univers de Lovecraft, ce qui peut être autant un argument qu’une limitation. Je dirais simplement qu’il est cohérent dans la production SD et qu’une clientèle en sera logiquement.

En ce qui concerne Unspeakable Sigil & Sign, on sait assez peu de choses si ce n’est qu’il reprend le système de cartes (indispensables) de I Am Zombie dont je devais publier la VF. Son approche est déjà plus intéressante d’un point de vue ludique, mais son contexte reste là aussi bloqué sur l’univers lovecraftien.

Kabbale est une création française que je pense beaucoup plus ouverte et variée dans ses propositions de setting, à la fois fraiche et accessible dans sa mécanique. Kabbale a de fait une rejouabilité non négligeable et est aussi plus jusqu’au-boutiste, moins sage.

6. À un moment, tu voulais faire de Savage Worlds le système de référence de tes jeux. À un autre, tu voulais publier un jeu basé sur le SRD. Et puis en fait, nan. Si je dis que ta devise, c’est « seuls les imbéciles ne changent pas d’avis », ça te convient ?

Oui. Mais là encore, c’est un vrai bazar. Le premier projet devait être Space Adventure Cobra v2 (l’édition noire). Mais, d’après mes échanges avec BBE, le souci c’est qu’il n’est pas possible contractuellement parlant d’intégrer les règles dans le livre (comme Deadland reloaded par exemple) et que je dois en faire un supplément à Savage Worlds. Et ça, toujours contractuellement, avec le Japon, ce n’est malheureusement pas possible. Même problématique avec Chroniques Oubliées. Il faudrait attendre éventuellement que BBE publie Chroniques Oubliées Galactiques pour soit faire de Cobra un supplément à ce système (même réponse négative du Japon), soit obtenir l’accord de l’auteur de COG pour intégrer son système à Cobra, ce qui repousserait trop loin sa publication.

Du coup, si l’intention est toujours potentiellement d’actualité pour d’autres projets (Squamanngur en SRD – possiblement D&D5), pour Cobra, on revient à un système maison (qui pourrait être réutilisé sur un autre projet SF).

7. Tu commences justement à faire bruisser des rumeurs sur un projet trop top-sicrète, nom de code V&L. Allez, je tente ma chance : Vaseline & Lubrifiant ? J’ai bon ?

Exactement, tu as vu juste. C’est le nom de code pour un projet de simulation d’exploitation agricole où il faut lutter contre les pannes motrices des tracteurs chinois. Du coup, il faut mettre les mains dans le cambouis, le lubrifiant pour la culasse et la vaseline pour les joints. C’est un concept novateur et bien de chez nous. Ça devrait plaire.

Sinon, tout ce que je sais sur ce projet c’est qu’il se signe ces jours-ci chez Dargaud. Luc Besson pourrait peut-être t’en dire plus, ‘faudrait lui demander…

8. Bon, continuons sur le thème des adaptations ambitieuses. Où en est-on de la licence Cobra ? Je t’avoue que vu d’ici c’est parfois un peu la zone…

C’est en cours, sans se presser. Je ne communique pas pour plusieurs raisons : dès que je poste une info, je reçois 150 mails de questions et de supplications pour des détails. Ensuite, après les « péripéties » de la première édition, et même si elle reste un succès commercial, je souhaite prendre du recul et aborder le jeu différemment. Sous un angle plus polar noir, plus schyzo-SF à la Total Recall. Le livre de base devrait sortir cet été, suivi immédiatement de l’écran. Un supplément est dans les cartons, mais au regard du passif avec cette licence, je n’en dis pas plus pour éviter de passer (encore) pour un con.

9. Tu as encore un projet secret surnommé Two-Gun Bob. Ouch, là, je t’avouer que ça devient cryptique pour moi. Un indice ?

Oui, un gros rêve de gosse qui va se réaliser prochainement parce que les conditions sont enfin réunies. Un projet d’adaptation d’une œuvre de Robert E. Howard (surnommé two-gun Bob) avec la collaboration du spécialiste de ce maitre de la Sword & sorcery : Patrice Louinet (qui a notamment assuré les nouvelles traductions chez Bragelonne).

Je dois attendre encore quelques mois avant d’en dire plus, et trouver des illustrateurs qui puissent reproduire exactement le souffle des visions de l’écrivain.

C’est un projet qui ne verra le jour qu’en 2019, car je veux prendre le temps d’un bon développement pour enrichir l’univers de l’œuvre en question (plutôt typée Sword & planet pour le coup) sous la validation de Patrice pour que l’esprit Howard soit respecté.

10. Si on y ajoute encore Devâstra 3, dis donc, ça en fait de la créa’ tout ça ! Et les traductions, ce n’est plus envisageable ?

Honnêtement ? La traduction est un job facile, mais qui n’a rien d’excitant du point de vue de l’éditeur. Enfin, du mien déjà. Je caricature un peu, mais si j’étais moins passionné je serais plus rationnel et un bien meilleur chef d’entreprise en me positionnant sur tout ce qui bouge à l’étranger pour remplir mon catalogue VF. Pour l’instant, on finalise la traduction de Feng Shui 2 parce que c’est un jeu fun, de qualité et parce que ça fait toujours bon genre d’avoir un classique à son CV. Et aussi parce que c’est un « test » pour obtenir une autre licence chez Atlas Games à laquelle je tiens beaucoup : Over The Edge. La troisième édition est prévue pour bientôt aux USA et j’ai réussi à me positionner dessus pour la VF. C’est en partie la raison pour laquelle je me suis désisté de I Am Zombie. En dehors de ça, aucune traduction ne m’excite vraiment. A part peut-être Unknown Armies 3, mais j’ai refilé le tuyau à un autre éditeur Fr et je ne sais pas du tout où ça en est.

Le plan pour l’avenir c’est plutôt la traduction des jeux du Troisième Œil en anglais. À commencer par One% et, si tout va bien (…), Cobra. C’est vraiment vers cette direction que je souhaite consacrer mes efforts en termes de traduction, pour des raisons commerciales évidentes. Il y a des touches pour One%, mais c’est encore trop tôt pour affirmer quoi que ce soit. En attendant, j’ai du travail grâce aux joueurs français et je leur en suis reconnaissant.

 

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