L’Appel de Cthulhu : Terreur sur l’Orient Express

Ah bah voilà, c’est ça aussi. A force de proposer des produits énormissimes pour son Appel de Cthulhu, Sans-Détour oblige nos chroniqueurs à prendre leur temps et en plus à exploser le signage de leurs articles. Macbesse vous propose donc en plusieurs tronçons une revue très détaillée de cet ouvrage. Attennnnnntion au départ !

 

J’ai donc pillé le Baedeker, 

les détails d’époque, les descriptions, tout,

jusqu’aux noms des membres 

du corps diplomatique.

D’ailleurs, qui inventerait un nom comme Khevenhüller-Metsch ?

Thomas Pynchon, L’homme qui apprenait lentement, 1984

 

Vingt ans après

Une petite ville de province pluvieuse, octobre 1994

C’est mon anniversaire et je tiens entre les mains la première édition de Terreur sur l’Orient Express. Jeune Gardien, adolescent baigné d’une certaine nostalgie de l’Âge d’Or, Zweig de pacotille regrettant un monde d’hier connu par quelques chromos et autres films à la photo fort lisse, je collectionne la documentation sur les surréalistes, les paquebots de la Cunard et, bien sûr, l’Orient-Express. C’est tout naturellement que je me suis précipité sur cette campagne, sûr que mes amis, plongés dans le même romantisme doucereux, apprécieraient aussi ce voyage en wagon bleu à liseré d’or.

J’ai lu attentivement cette campagne, et j’ai reposé le livre. Le train n’est jamais parti. Mon bel Orient-Express, certes joliment mis en plans, s’y contentait de brèves épiphanies et n’avait rien du vrai lieu de l’intrigue. Surtout, le voyage à travers l’Europe comportait des épisodes d’une faiblesse bien plus terrifiante que toutes les forces du Mythe réunies. Enfin, la structure de l’intrigue me semblait trop rigide pour être maintenue sur la durée. Je renonçai, à demi mort de chagrin.

Conférence de rédaction de Di6dent, octobre 2014

Sans-Détour nous propose un Service Presse pour Terreur sur l’Orient-Express. Qui veut lire 600 pages pour une critique de 10 lignes ?

Il y eut un long silence et ma gorge articula malgré moi des sons étrangers :

L’heure est venue. Je vais devoir retourner là-bas.

Pour tous ceux qui n’auraient vu dans mon introduction que des larmoiements sur ma jeunesse perdue, cette critique pose trois questions :

La nouvelle édition permet-elle de mettre l’Orient-Express en scène ?

Les épisodes notoirement faibles ont-ils été suffisamment remaniés ?

Le Gardien a-t-il enfin les ressources pour improviser ?

 

Le Train bleu, une périphérie de la campagne

Terreur sur l’Orient-Express se présente comme « un puzzle à six pièces dispersées dans toute l’Europe ». Pour les réunir et accomplir cette vaste quête d’objets impies, de Londres à Istamboul, le moyen le plus pratique et le plus confortable n’est autre que le plus célèbre train du monde. Avant même d’ouvrir le livre (ou plutôt les livres), cette perspective d’un voyage sur l’Orient Express véhicule un imaginaire tapissé de luxe raffiné et de couleurs saturées. Comme dans un film de Wes Anderson, le monde est en modèle réduit et sa géométrie parfaite.

On peut continuer la comparaison : comme la séquence en noir et blanc du Grand Budapest Hotel, la campagne a l’habileté de présenter à ce monde trop parfait un contrepoint. Sombre et brutal dans le film, il est ici insidieux et malsain. Dans les deux cas, le contraste entre les deux extrêmes crée un sentiment de malaise. Aussi le raffinement du Train Bleu prépare-t-il aux violences de la campagne et aux horreurs que devront affronter les investigateurs. Lors des deux temps forts de la campagne, le renversement est total. De ce point de vue, l’Orient-Express est employé à bon escient.

Il faudra cela dit au Gardien une solide patience et un travail important pour déployer son opulence. Pour commencer, la structure de la campagne ne s’y prête pas. Vaste quête d’objets opportunément placés sur le trajet de l’Orient-Express, elle en fait le trait d’union entre les villes européennes où se noue l’intrigue. Les investigateurs peuvent même s’en passer et opter pour un tortillard ou des déplacements aériens (les auteurs ont opportunément ajouté une double page à leur sujet). L’Orient-Express est donc un sanctuaire, un lieu de récupération (les investigateurs récupèrent 1 point de santé mentale par tronçon), et pas le cœur de l’intrigue.

De manière symptomatique, la campagne ne prévoit toujours pas dans sa trame principale d’épisodes de voyage intercalaires à la différence d’un Yacht, liqueur d’algues et vieux rafiot, où le temps du voyage et la captivité relative sont exploités. On objectera que les épisodes « Reprise de possession » et « Train Bleu, Nuit Noire » en tirent parti, quand l’horreur viole le sanctuaire, mais les deux premiers tiers de la campagne sont déjà passés. Les possibilités offertes par le lieu clos et la micro-société des wagons-lits risquent donc d’être laissées en friche.

Pour les exploiter et faire du train le lieu d’intrigues secondaires intéressantes (affaires de famille, arnaques, diplomatie, romances), le Gardien doit préparer lui-même ses munitions. Il a tout à y gagner – le contraste fait tout le sel de la campagne – mais la documentation pléthorique qui lui est fournie n’est pas très ergonomique. Souvent présentée d’une façon encyclopédique, elle préfère les détails aux conseils de mise en jeu. Dans ce domaine, la palme et le tuba reviennent à la pataphysique description par le menu des modèles de pistolet utilisés respectivement par la police, les douanes et la gendarmerie de chaque pays visité. Il aurait été préférable que cet espace soit employé pour donner des exemples de scènes ou d’événements prêts à jouer, faciles à insérer à tout moment du voyage. Le travail de mise en jeu reste à faire : si la galerie de PNJ finale (« Des inconnus dans le train ») donne un aperçu plaisant de la micro-société sur rails, elle fournit finalement peu de pistes et d’outils pour les faire intervenir dans l’histoire et développer des intrigues secondaires. Des synopsis, accroches, arbres relationnels, ou encore des cadrans d’évolution des PNJ auraient été les bienvenus. Ils ne font pas partie, hélas, de l’entreprise de rénovation.

Enfin, deux petites fautes de goût viennent perturber l’immersion et pousser davantage le train vers les marges de la campagne. Commençons par le péché véniel. Les nombreux portraits, issus d’archives libres de droit, portent presque toujours un nom, mais il diffère de celui du personnage. Il aurait pourtant été facile de les gommer. Plus gênant, les objets de la première édition ont tous disparu en version française. Non seulement la traduction fait référence à des aides de jeu que le Gardien n’est pas en mesure de fournir aux joueurs, mais l’aide de jeu la plus utile, le plan du train wagon par wagon, a disparu. Il a été remplacé par un guide du voyageur (au demeurant plutôt amusant malgré quelques erreurs factuelles) qui détaille les étapes, et, en version de luxe, par des cartes postales et des affiches, dont l’utilité en jeu reste à prouver. Si le guide du voyageur a le grand mérite de proposer des plans de ville et de donner un point de vue délicieusement biaisé sur les étapes, la disparition du plan du train pose de réels problèmes : il devient plus difficile encore de placer le train au cœur de la campagne et de jouer des scènes dans lesquelles une vision tactique claire est nécessaire (c’est le cas par deux fois). Il faudra chercher sur internet pour y remédier.

La lecture de la campagne laisse un sentiment mitigé quant à la mise en scène de l’Orient-Express. Si la documentation est très détaillée, elle privilégie les étapes et fait surtout du train un contre-point. Cela dit, de nouveaux scénarios optionnels ont été ajoutés et c’est peut-être dans ces ajouts qu’il faut chercher sa mise en scène. Il est peut-être également nécessaire de jauger la campagne en fonction de ce qui semble être son ambition principale : réaliser une campagne européenne totale.

 

 

L’ambition d’une campagne européenne totale

La deuxième édition comporte six nouveaux scénarios optionnels, en plus des deux d’origine. En plus de couvrir l’Europe de la Manche au Bosphore, la campagne couvre désormais son histoire de la fondation de Constantinople à nos jours. Sur six ajouts, quatre sont en effet situés dans d’autres époques. On devine l’ambition sous-jacente : il s’agit d’embrasser à la fois toute la géographie et toute l’histoire de l’Europe dans une campagne totale.

Les scénarios qui ne se déroulent pas en 1923 sont joués avec d’autres investigateurs, qui ne sont pas forcément liés par le sang à ceux de la trame principale et peuvent avoir une existence très éphémère. Ils constituent respectivement un prologue victorien, deux récits très informatifs, l’un médiéval, l’autre antique, et un épilogue contemporain. Les trois premiers sont riches en indices sur les protagonistes de la campagne. Ils lui donnent de la profondeur et remplacent des documents très denses par une séance de jeu. Cette approche est ludique mais la longueur des scénarios n’est pas toujours appropriée. Ainsi, le prologue victorien « Le Fez rouge sang » constitue-t-il une petite campagne à lui tout seul. Plus efficace que les scénarios de la trame principale dans sa mise en scène de la vie à bord, il perd de son charme une fois inséré dans l’ensemble : quête d’objet, il renforce à moyen terme le risque de lassitude propre à l’exercice, d’autant plus qu’il propose déjà une traversée complète de l’Europe.

Le scénario médiéval et le scénario antique sont nettement mieux adaptés à leur fonction informative. Le premier met en scène la prise de Constantinople par les Croisés en 1204. Il rappellera certaines scènes de « La Richesse de l’Émir » aux vétérans de Miles Christi mais n’en a pas la subtilité et l’action prime la réflexion. Cela n’a pas beaucoup d’importance : avec son portrait crépusculaire de la Ville mise au pillage, il participe bien à l’ambiance générale de décrépitude de la campagne, et son dirigisme ne pose pas de problèmes dans la mesure où il s’agit de remplacer un document. De la même manière, le scénario romain, qui place la fondation de Constantinople en 330 sous de mauvais auspices, présente surtout des scènes d’action. C’est assez inhabituel, mais dans une campagne très intellectuelle, parfois lente car focalisée sur l’attrition et la maladie, ces deux scénarios pourront offrir des intermèdes rafraîchissants et l’occasion d’explorer d’autres esthétiques.

Les deux scénarios historiques encadrent potentiellement un autre scénario optionnel, une étape dans le trajet du train de 1923, qui peut radicalement changer le cours de la campagne et présente un dilemme intéressant aux investigateurs. Ce « Pain et Pierre » est très bon, et cela d’autant plus qu’il emploie comme toile de fond les tensions serbo-croates et la proportion importante de mutilés de guerre du pays, la plus élevée de toute l’Europe. Il permet à la Première Guerre Mondiale de peser de tout son poids sur la campagne et laisse voir discrètement des analogies entre l’horreur lovecraftienne et les horreurs bien réelles.

Dernier ajout, le scénario contemporain joue avec les fantômes de 1923 et la recréation du Monde d’hier sur un mode factice. Écrit sur le modèle d’une murder party. Avec un peu de malice, il aurait pu s’intituler Dix petits Nègres sur l’Orient-Express, joue à merveille sur les ressources du huis-clos et a le bon goût d’envisager une victoire précoce des investigateurs. Le jouer quelques mois après la campagne lui donnera toute sa force.

Une telle profusion obligera le Gardien avisé à choisir les épisodes les plus adaptés à sa table. S’il a déjà joué la première édition, l’arc 1204-Vinkovci-330 est tout indiqué. Il pourra redécouvrir sous un autre jour des protagonistes qu’il a mis en scène par le passé. Un Gardien pris par le temps peut quant à lui très bien choisir de ne jouer que le prologue victorien et d’abandonner tout le reste de la campagne. De mon côté, je me porterais plus volontiers sur l’épisode des Contrées du Rêve, les « Terres Oniriques Express », véritable tour de force qui arrive à conjuguer les chats d’Ulthar, les traumatismes de la conscience européenne, des tentatives de médiation diplomatiques, la malédiction de Sarnath, une étonnante réécriture du plus célèbre des romans d’Agatha Christie et une esthétique qui rappelle le voyage de Chihiro. Attention, il est fort probable que les joueurs en viennent à préférer cette aventure à la trame principale. Si le Gardien accepte de faire sauter le verrou du respect de l’œuvre de Lovecraft, qui empêche les actions diplomatiques des investigateurs d’avoir une portée à moyen terme, il pourrait tout à fait s’y substituer – après tout pourquoi pas ?

 

Grands travaux sur les rails

Les nombreux ajouts ne dispensaient pas d’une correction des faiblesses de la campagne. Terreur sur l’Orient-Express avait été en son temps critiquée pour les ruptures brutales d’un scénario à l’autre et leur caractère inégal. Deux enjeux attendaient donc les auteurs de la nouvelle édition : homogénéiser la campagne et relever le niveau des scénarios les plus faibles. Ils disposaient pour ce faire de très nombreux retours de journalistes et de joueurs. Dans l’ensemble, ils se sont plutôt bien tirés de l’exercice. Les différences de style et de ton n’ont certes pas disparu, mais un effort important a été fait pour mettre en évidence les liens entre les différents scénarios et en préciser les enjeux, ce qui facilite leur articulation.

La cohérence a également été renforcée par de lourdes transformations dans les motivations et historiques des antagonistes des investigateurs et de l’objet recherché. Ces pages d’introduction donnent une marge de manœuvre supplémentaire au Gardien, qui peut plus facilement improviser. De nombreuses situations d’impasse sont anticipées et des remédiations sont suggérées. Il en résulte une liberté accrue pour les investigateurs et une plus grande importance accordée à leurs choix. Des situations qui devaient obligatoirement se solder par un échec, obligeant le Gardien à se montrer bête et méchant, sont désormais ouvertes. Des avantages peuvent être concédés, et des pans entiers de la campagne peuvent désormais être passés sans altérer l’ensemble. Faisons un tour d’horizon des remaniements et des forces et faiblesses de la campagne scénario par scénario :

La nouvelle version de Londres offre des possibilités d’investigations plus poussées. Il s’agit d’un scénario d’introduction efficace. L’implication des personnages par un commanditaire perd son artificialité lorsque les enjeux sont brutalement relevés.

« Le Train de la Mort », scénario optionnel, n’a pas changé d’un pouce. Il est optionnel et le Gardien devra soigneusement réfléchir à son éventuelle inclusion, dans la mesure où il est le seul à s’aventurer sur les terres du cinéma bis, à la manière de Dario Argento, ce qui tranche nettement avec le reste de la campagne.

Paris connaît peu de changements, si ce n’est le développement des recherches en bibliothèque, mais l’étape était déjà satisfaisante, avec un premier dévoilement du caractère malsain de la campagne.

Lausanne ne présente aucun changement et c’est dommage. Le scénario commence par un goulet d’étranglement désagréable et oblige à suivre les panneaux indicateurs. Il est sauvé par un final haut en couleurs et la curiosité qu’il fait naître pour l’œuvre de Huysmans.

Milan offre enfin la possibilité d’enquêter, mais très modérément. Des remaniements plus audacieux auraient été nécessaires dans ce scénario où les investigateurs sont constamment relégués à la position de spectateurs des agissements du méchant le moins crédible de la campagne (il a même un point commun avec la Raiponce de Walt Disney).

Arbitrairement, il n’est même pas possible de le poursuivre lors de sa première apparition. C’est un cas d’école de la « chose impossible avant le petit-déjeuner ». Lâcher la bride aux investigateurs et leur donner des pistes claires en lieu et place de l’intrigue parallèle censée les mettre sur la voie devrait permettre d’offrir une meilleure partie.

(…)

 

 

Poursuivons maintenant le tour d’horizon des remaniements et des forces et faiblesses de la campagne scénario par scénario :

Venise réussit avec brio là où Milan échoue. Le paysage n’est plus celui d’une carte postale et les fascistes tiennent la rue. L’amour, celui des amants de Vérone, se mêle à la mort vue par Thomas Mann et Visconti. Les changements concernent surtout la ville, avec un phénomène d’aqua alta très stressant sur fond de meurtres. Ils introduisent une pression supplémentaire, celle du temps, et le scénario, initialement très bon, en devient excellent.

Trieste, grande course-poursuite, a été étoffé, de telle sorte que le Gardien a davantage de ressources pour gérer les différentes factions et éviter la ressemblance avec un épisode de Benny Hill assaisonné à la dynamite. Au cours de ce scénario, les concurrents haussent le ton et les investigateurs sont confrontés à leur premier dilemme.

Zagreb reste un épisode faible, heureusement optionnel. Son déclenchement ne fait toujours pas semblant de donner ne serait-ce que l’illusion d’un choix et l’onirisme est le prétexte à une position de spectateur. Les auteurs ont tout de même fait un petit miracle : les visions ont désormais un rapport avec la trame et les informations que les investigateurs peuvent en déduire empêcheront désormais les joueurs de jeter leur verre de Pschitt Orange au visage du Gardien.

Belgrade est une relecture du folklore slave au prisme des Grands Anciens. De fait, elle a beaucoup de points communs avec certaines nouvelles de Lovecraft et peu d’équivalents dans les autres campagnes publiées, ce qui la rend précieuse. Elle a pourtant été très décriée à la sortie pour son manque de cohérence et gardera sans nul doute des adversaires. Les remaniements résolvent élégamment le problème initial, donnent vie à la campagne à l’aide de l’anthropologie des pratiques magiques, des alliés aux investigateurs, ainsi qu’une aide matérielle bien plus logique dans son utilisation que celle de la première édition.

Sofia a également connu des remaniements importants. Temps fort de la campagne, il pouvait faire office de couperet imprévisible pour les équipes les plus prudentes et les mieux préparées et engendrer une certaine frustration. Signes annonciateurs, informations supplémentaires, artefacts ont été multipliés. L’épisode reste très dangereux, d’autant plus que l’attrition préalable est plus importante dans la nouvelle édition.

Istamboul est désormais plus ouvert et peut enfin faire office de dénouement si les investigateurs se montrent très malins. Les adversaires des investigateurs y montrent tout leur savoir-faire en matière d’actes ignominieux. Un certain malaise pourrait en résulter et le Gardien devrait s’assurer en début de campagne que ses joueurs sont à l’aise avec la multiplication des atrocités.

Le voyage retour, « Train Bleu, Nuit noire », est inchangé, mais c’est un excellent scénario et une bien vilaine partie de cache-cache.

Le dénouement londonien est inchangé, à l’exception d’encadrés permettant au Gardien d’envisager des fins alternatives, nouvelle manifestation de l’important travail d’ouverture accompli.

Bien qu’il reste des scories, le bilan des travaux est bon. Les plus grandes faiblesses de la campagne ont été corrigées et des épisodes déjà très honorables retravaillés. Le crescendo global, qui faisait déjà la force de la première édition (et sa spécificité, mais Par-delà les Montagnes hallucinées a repris le procédé), a été conservé et amélioré. Me voilà donc obligé de donner une réponse positive à mes interrogations initiales. Je vais donc pouvoir m’autoriser une récréation et tenter de situer Terreur sur l’Orient-Express dans la littérature contemporaine.

 

Le monde selon Baedeker

Dans Terreur sur l’Orient-Express, la sainte trinité des guides touristiques, Cook, Johanne et Baedeker est bien plus qu’une source documentaire abondamment exploitée, c’est l’univers dans lequel évolue les personnages. Le premier contact matériel, l’aide de jeu centrale, celle que les joueurs consulteront le plus souvent, n’est autre qu’un guide touristique britannique fictif, un pastiche tout à fait vraisemblable qui fait partie des nombreux ajouts de la réédition. Les affiches et les cartes postales renforcent encore cette dimension touristique, et de nombreux encadrés sur les activités de loisir et les musées à visiter pour le plaisir ont fait leur apparition dans chaque scénario. Cette recherche du parfum d’époque, ou plutôt de la vision du monde que pouvait avoir une élite aristocratique et grand-bourgeoise, est certes ancienne dans la gamme de l’Appel de Cthulhu. Des Ombres de Yog-Sottoth à la gamme des Secrets of en passant par Les Masques de Nyarlathotep, elle s’est imposée et a fini par éclipser les cadres plus proches de l’œuvre de Lovecraft comme L’évasion d’Innsmouth ou L’abomination de Dunwich. Dans cette dynamique, il est significatif que la nouvelle édition de Terreur sur l’Orient-Express soit encore davantage ancrée dans un monde composé avant tout de grands hôtels, de compartiments lambrissés, de monuments et de musées. Il est, en somme, l’aboutissement de cette démarche. Les personnages de la campagne deviennent semblables non pas tant à ceux de Lovecraft, mais à ceux de Thomas Pynchon : ils évoluent dans une dimension parallèle, le monde-Baedeker, un monde ouaté et lénifiant qui les préserve du contact avec un réel trop cru, jusqu’à ce que le voile se crève. Les personnages de Pynchon sont soudainement confrontés à des événements traumatiques : le déclenchement de la Première Guerre Mondiale dans Contre-jour, le soulèvement des mahdistes en Égypte dans V.. Habitués à se déplacer dans un monde parallèle protégé, ils sont totalement désemparés face à la sauvagerie du monde. De même les investigateurs de Terreur sur l’Orient-Express vont de musées en hôtels de luxe quand survient l’horreur, qui fatalement s’invite à bord, au sens littéral comme au sens figuré du terme. Dans les deux cas, le réveil est brutal.

 

Ceux qui l’aiment prendront le train

Après les remarques que j’ai faites sur les améliorations, on pourrait s’attendre à ce que je prenne le train de cette nouvelle édition, mais en l’espace de vingt ans, la nostalgie de l’âge d’or m’a abandonné et j’ai pris le goût d’une lecture de Lovecraft dans son nihilisme le plus âpre et des scénarios construits autour des personnages (The Dreamhounds of Paris, paru chez Pelgrane Press et bientôt traduit par le 7e Cercle correspond davantage à ce que j’attends d’une campagne européenne).

Qu’à cela ne tienne, ce ne sont là que mes goûts. Le lecteur de cette critique devra quant à lui se demander dans quelle mesure il est sensible à l’esthétique Baedeker, à la confrontation à des antagonistes humains qui feraient passer des goules pour des enfants de chœur, et si la perspective d’une campagne embrassant toute la géographie et l’histoire de l’Europe le séduit ou l’effraie.

Macbesse