[Di6dent] Panorama : Dis, combien tu m’aimes ?

Note : et oui, ami lecteur, tout passe, tout lasse, tout casse. Même les périodes de deuil. Au sein de la Redac6on, on a à peu près fini de ruminer les regrets liés à l’interruption de la parution de notre mook, Di6dent. Il faut dire que cela fait maintenant bientôt deux ans qu’on a sagement (??) décidé de replier nos maigres forces sur le Fix pour permettre à l’esprit du mag’ de perdurer à travers nos interviews, coups de gueule, coups de cœur, etc. Il n’est pas si mal, finalement, ce webzine rôliste, hein ? Quand on y réfléchit bien, il ne manque que quelques articles de fonds pour en faire un véritable magazine en ligne. Une sorte de Di6dent 2.0, en somme. C’est dans ce but que nous avons décidé de faire de chaque vendredi un rendez-vous consacré à un article différent, plus long, plus écrit, plus orienté vers le jeu que vers l’actu du jeu. Une rubrique magazine. Et du coup, on lui a donné le nom de Di6dent à cette rubrique. Et toc. Dans un premier temps, nous allons surtout profiter de cette rubrique pour rendre disponibles, petit à petit, tous les articles de feu Di6dent qui nous semblent avoir conservé de l’intérêt malgré le passage du temps. Après… et bien on verra !

On continue ce deuxième vendredi avec un article collectif de la Redac6on dans un style que nous affectionnons depuis nos débuts : le panorama thématique. Cette fois-ci, les jeux qui se donnent pour ambition de quantifier dans leurs règles amour et sentiments. Un vaste programme ! Il a été publié dans Di6dent #15 et évidemment reproduit ici avec l’autorisation des auteurs.

Dis, combien tu m’aimes ?

Dans notre tumultueuse vie sociale virtuelle, on peut désormais faire confiance aux algorithmes imparables de Facebook pour compter nos amis ou pour savoir mieux que nous à qui nous nous intéressons réellement. J’ai envie de dire : merci la Vie 2.0. Mais, dans notre autre vie qu’est notre vie de rôliste ? Dans cette autre vie pourtant déjà toute emplie de chiffres et de statistiques, qui s’occupe de ça ? Fatalement, certains auteurs de jeu ont eu eux aussi la drôle d’idée de tenter d’évaluer les amours et les amitiés de nos PJ dans leurs systèmes de jeu et, plus généralement, de mécaniser les relations interpersonnelles. Panorama.

L’âge Meetic

Très franchement, au commencement, les relations humaines de nos personnages ne semblent pas passionner les foules. Difficile de trouver ne serait-ce que les traces des prémices de tels systèmes dans les jeux des années 1970. Malgré les développements de systèmes complexes dont l’ambition affichée était de mécaniser l’ensemble des interactions possibles entre les PJ et le monde à la fin de la décennie, amours et amitiés ne sont guère au programme.

On peut y voir, sans doute, l’héritage de l’angle choisi par les premiers jeux de rôle (ainsi, Donjons et Dragons). Descendants directs du wargame tactique, ces jeux mettent en scène des sortes de commandos. Qu’ils soient engagés par un elfe mystérieux pour aller nettoyer un donjon ou que leur commandant de bord leur ordonne d’inspecter une épave stellaire revient ici au même : dans les deux cas, ils n’ont pas choisi leurs compagnons d’aventure et on ne leur demande pas d’avoir des états d’âme. Cette ambiance plus ou moins militariste explique ainsi qu’on se soucie assez peu des relations amicales au sein du groupe : la solidarité de facto au sein du groupe n’est pas un choix social, c’est une condition de la réussite de la mission. Par extension, les PJ sont souvent des « poor lonesome cowboy » ou pire, des « murder hobos » : on ne leur connaît guère d’attaches et leurs amours se limitent, au mieux, à une femme sans nom ni visage dans chaque auberge, tirée au sort sur une table de rencontres. Pas de liens, pas d’attaches, pas de problèmes.

On reconnaîtra qu’il est difficile d’enflammer les passions devant le plateau de… World in Flames

Pour autant, ne caricaturons pas le jeu à la papa. Derrière le silence des systèmes de jeu sur ces questions relationnelles, l’apparition de leurs enjeux à table est une évidence. Jo joue un nain. Mon personnage aime bien Jo mais je joue un elfe. Que faire ? Éric le prêtre ne peut soigner qu’un membre du groupe. Lequel va-t-il choisir ? Odette, ma cousine, joue une elfette qu’elle campe de façon diablement sexy. Que va faire mon paladin au sourire enjôleur ? Etc.

Dans cette veine, on peut se risquer à voir la gestion des alignements comme la première occurrence dans un système de règles de ce type de préoccupations. Si se choisir un alignement est une question de positionnement vis à vis du monde joué, c’en est aussi, forcément, vis à vis des autres personnages du groupe. Nous sommes d’accord, c’est timide. Ce n’est nullement chiffré mais cela a des conséquences sur certaines mécaniques, notamment les règles de magie avec les fameux sorts de détection des alignements, et créé donc un enjeu dramatique certes spécifique mais induit par le système de jeu. L’idée d’une mécanisation des relations interpersonnelles était déjà en germe dans les toutes premières éditions de D&D.

L’amour est dans la campagne

Une autre piste est apportée par les jeux en campagne qui s’intéressent à l’inclusion à long terme des PJ dans le monde joué. Ont-ils des amitiés utiles à leur ascension sociale ? Ont-ils des épouses et des enfants de celles-ci ? La plus ancienne occurrence publiée est sans doute le jeu dit « supérieur » (en campagne, en quelque sorte) de l’atypique En garde! (1975). Un jeu comme Empire of the Petal Throne s’intéresse aussi précocement (dès la boîte de base de l’époque TSR en 1975) aux questions du mariage et de la famille en Tekumel. Ici, on en reste au stade de la présentation de ce sujet dans le background mais cela ne peut qu’inciter les MJ à amener ces thématiques autour de la table. Un peu plus tard, en France, Empires & Dynasties (Patrick Durand-Peyroles, 1986) propose d’interpréter une lignée de personnages : la quête du conjoint devient forcément centrale, d’autant plus que les rejetons héritent d’une partie des caractéristiques.

Avec Empires & Dynasties, le personnage devient le représentant d’une lignée !

Côté système de jeu, le confidentiel Alma Mater (la vie sur les campus US… en 1982) est un des premiers jeux à posséder des règles cherchant à gérer la vie sociale du PJ. Dans un système touffu et austère à grands renforts de tables écrites tout petit et de formules mathématiques, ce jeu parodique vous invite à calculer vos chances de séduire la cheerleader, d’avoir un rendez-vous avec l’assistante bibliothécaire (oui, c’est écrit par des hommes pour des hommes), etc. Ceci expliquant cela, le système se préoccupe surtout des aventures d’un soir et ne se préoccupe pas de chiffrer les relations et s’attarde encore moins sur leur évolution (« on se rappelle, baby ? »). Cela dit, il est bel et bien prévu par les règles que l’on puisse « tomber amoureux ». Cela s’apparente plus à quelque chose comme « attraper la peste » contre lequel il faut donc se prémunir et réussir ses jets de sauvegarde, certes, mais l’idée est là.

Personnages d’Alma Mater courant le risque de « tomber amoureux »

On retrouve un peu l’idée dans une autre production US de l’époque, à savoir le fameux Dallas RPG (1980). Même si on est là aux limites extrêmes de ce qu’on peut concevoir à l’époque comme un jeu de rôle, la rupture radicale de thématique abordée pousse les concepteurs à s’intéresser aux mécanismes de séduction, et de manipulation. De plus, l’émulation du genre soap opera impose de s’intéresser aux relations entre PJ et non plus seulement avec de vagues PNJ de passage. Pour la ludification, il manque encore l’idée de chiffrer la nature des relations entre les PJ (ou, les PNJ), mais on progresse. On note d’ailleurs que ce saut important est lié à l’inspiration d’une série TV ; on en reparlera plus tard.

« Attiré par les personnes du sexe opposé »

Pour revenir à des jeux à l’influence plus claire et durable sur notre hobby, évoquons les jeux incluant dans la création des PJ des listes d’avantages et de défauts, comme par exemple GURPS en 1986 ou, pour notre exemple ci-dessous, James Bond 007 et ses faiblesses « Liens Affectifs » (des relations qui « rendent le personnage vulnérable à d’éventuels chantages ») et « Attirance pour les Membres du Sexe Opposé » (« Cause de distraction ») dès 1983 pour donner de l’importance aux James Bond Girls (vous êtes prévenus, les jeux des années 80 sont souvent hétéronormés… quoique AD&D envisage le changement de sexe). Ils offrent une autre entrée dans notre sujet. Eh, c’est qu’il faut les remplir ces listes ! Et, du coup, on va gratter vers l’intimité des PJ (passions, sentiments, attaches, etc.) pour en faire des données de cette partie du système de jeu.

James et l’attirant sexe opposé

Le recours à ces thématiques personnelles est toutefois circonscrit. Tout d’abord, dans l’immense majorité des cas, les sentiments du PJ sont un défaut à sa cuirasse et jamais un atout sur il pourrait s’appuyer, y puisant, par exemple, une force mentale supérieure. Non, le bon PJ se doit d’être stoïcien et donc de chasser ses passions qui l’éloigneraient du « bonhomme de wargame » qu’il était à ses débuts. Hum.

D’autre part, compte tenu de la manière dont sont conçus ces systèmes d’avantages/défauts, on peut être sûr que le joueur peut passer au travers. Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’excellent James Bond 007 (novateur sur la romance comme sur les points d’héroïsme ou la définition du risque par le joueur), non seulement la règle des défauts est-elle optionnelle (en choisir augmente le nombre de points de création) mais rien ne pousse le choix du joueur à aller voir du côté de l’intimité, si bien qu’il peut très bien préférer distribuer phobies ou handicaps mineurs à son agent secret.

Enfin, ces relations personnelles se font toujours de façon très impersonnelle. Même si le jeu entreprend d’individualiser la faiblesse en adjoignant un nom à celle-ci, on pourrait bien souvent y inscrire aussi bien Gertrude que Roger, cela n’y changerait pas grand chose. En effet, on ne va pas se mentir : l’intérêt du joueur dans un tel système est de rendre son désavantage le plus discret possible et donc de ne surtout pas le mettre en jeu autour de la table. Quant au MJ, devant gérer toute une liste d’avantages/défauts pour chaque PJ et n’ayant souvent rien de plus qu’un nom ou une mention sibylline pour improviser, il préfère souvent faire l’impasse et se concentrer sur un scénario pré-écrit. A fortiori, on notera que l’idée selon laquelle la relation du PJ pourrait concerner un autre PJ plutôt qu’un vague PNJ n’est pas évoquée.

Bref, sitôt le PJ créé, ses relations personnelles retournent dans l’ombre.

Toutefois, même si les relations intimes ne restent pour une immense majorité de joueurs qu’une source de points de création supplémentaires à bon compte (« allez, je prends une fiancée plutôt qu’unijambiste »), l’outil est incontestablement présent, prêt à servir pour des tablées motivées. Si elles le souhaitent, elles peuvent désormais jouer sur la corde sensible et invoquer ces défauts et désavantages pour mettre au premier plan les relations des PJ.

Parties fines

Toutefois, clairement, le jeu qui change la donne est le célèbre Pendragon (Greg Stafford, 1985 – voir notre encart ci-contre pour de plus amples détails). OK, on voit venir le truc. Le jeu des chevaliers de la Table Ronde s’intéresse à la campagne au long cours, à votre lignage, au bon parti que vous épousez pour agrandir votre fief, etc. C’est Alma Mater en armure de plates, l’humour potache en moins.

Pendragon, ou « Les chevaliers apportant la révolution émotionnelle »

Oui mais non. S’il est vrai que la gestion du jeu en campagne nécessite d’évoquer avec quelques tables les thématiques familiales, ce ne sont clairement pas elles qui peuvent aboutir à une inclusion des sentiments du PJ dans les règles. Les mariages sont arrangés. L’amour filial est un dû. L’amitié entre compagnons d’armes est bornée des deux côtés par l’honneur et par la rivalité pour la conquête de la renommée.

Contre toute attente, les données chiffrées sur l’amour n’arrivent pas dans le sillage des questions sociales. Elles sont purement et simplement liées à la découverte via Pendragon d’une toute nouvelle problématique autour des tables de jeu : la romance. Cette thèse est confirmée par la présence de règles pour « tomber amoureux » (sic) dans un de ces proto-jdr qui, à la façon de En garde !, hésitaient encore entre wargame tactique à l’échelle un et véritable jeu de rôle. Ce jeu, très peu connu, c’est le Knights of the round table publié en 1976 par le bien nommé Little Soldier Games. Ce n’est qu’un court passage (qui pèse peu face aux trois systèmes différents proposés pour gérer les combats…) mais cela suffit à établir que l’idée de chiffrer les sentiments des PJ s’imposent bel et bien pour simuler le fin’amor de la geste arthurienne.

Et finalement, quand on y pense, on ne pouvait rêver meilleur mariage (arf) entre amour et jeu de rôle. Le fin’amor n’est pas n’importe quelle relation amoureuse. D’abord, il est le plus souvent chaste. Quand on sait que mettre en scène les relations sexuelles ou même la tendresse entre êtres aimés est souvent source de gêne autour d’une table de jeu, cela soulage tout le monde. L’amour courtois, c’est aussi un défi : je choisis d’aimer une femme inaccessible car, en général, de condition supérieure à la mienne. Si j’arrive à surmonter les défis (= baffer des monstres), je pourrai obtenir le mouchoir parfumé de la belle (= trouver un trésor) et me hisser ainsi à son niveau social (= gagner des XP). Vous voyez le parallèle ?

On se doit toutefois de nuancer l’apport de ce jeu à notre propos par deux écueils qui ne permettent pas encore tout à fait de jouer pleinement sur le registre des relations interpersonnelles. D’une part, encore et toujours, ces règles ne sont qu’optionnelles (p. 136 de l’édition française Oriflam) : « en fait, les joueurs n’auront pas tous envie d’utiliser les traits et les passions (…) il peut être ignoré par les joueurs qui préfèrent que leurs personnages n’aient aucune personnalité définie (sic) ». De plus, du fait de l’angle choisi pour le jeu (uniquement de preux chevaliers), il n’est guère prévu de développer de Passion pour un de ses petits camardes de jeu. Autant dire qu’avec ces deux limitations, on n’évoque assez peu les passions amoureuses (ou même amicales ou familiales) autour de la table (ronde).

Traits et Passions dans Pendragon : jouer l’intime à la Grande Époque

Sorti en 1985, Pendragon, jeu de Greg Stafford ayant pour cadre l’univers arthurien, innovait sur plusieurs points. Conçu pour être un jeu facile d’accès avec une version du Basic retaillée sur un système au dé20, le jeu proposait de définir, en plus des données chiffrées habituelles pour évaluer les caractéristiques, les traits et les passions du personnage. Les traits constituaient un ensemble de treize couples de vertus et de vices opposé représentés par des adjectifs. Chaste ou Luxurieux, Miséricordieux ou Cruel, Valeureux ou Couard, en fonction de ses choix, de sa religion et du statut de son chevalier, le joueur donnait une valeur à chacun de ses adjectifs, la somme de chaque couple devant égaler 20. Lorsque le jeu l’exigeait, le personnage devait tester son trait en jetant un dé 20 sous le trait en question pour agir conformément à sa vertu ou ne pas succomber à son vice. Dans l’esprit de Greg Stafford, ce mécanisme devait garantir la cohérence du comportement du personnage. Si un chevalier miséricordieux souhaitait commettre une action cruelle, il le pouvait au prix d’un test en opposition à sa vertu. C’était, selon l’auteur, un moyen de sortir du système d’Alignement de D&D, qui ne lui convenait pas. Les Passions obéissent à des règles similaires. Elles traduisent les attachements féodaux et sentimentaux du personnage envers son suzerain, sa famille ou sa Dame. Comme Pendragon se présente comme un jeu fidèle aux canons de l’Amour courtois, les Passions sont vues comme une inspiration qui aide le personnage à agir. En réussissant son jet sous sa Passion et en justifiant l’utilisation de ce mécanisme, le joueur récupère un bonus conséquent pour réussir une action. Ainsi, un personnage peut invoquer sa passion pour sa Dame afin de remporter une joute, l’amour de sa famille lorsqu’il s’agit de défendre son fief ou son village ou bien sa piété pour réussir à triompher d’une quête périlleuse. Ces mécanismes étaient novateurs, à une époque où l’incarnation du personnage était très souvent déconnectée des règles du jeu. Au fil des cinq éditions de Pendragon, ce mécanisme s’est affiné et il s’est intégré à la création du personnage jusqu’à devenir un des traits distinctifs du jeu.

Traits et Passions représentent presque 1/3 de la feuille de personnage en v4.

French kiss

Laissons-là l’Angleterre mythique et revenons chez nous. Difficile en effet d’aborder sérieusement notre sujet sans faire une place toute particulière à un OVNI ludique de la fin des années 1980 : Animonde (Croc, 1988). Dans ce jeu, notre Croc national entend créer un genre avec le med-fan peace and love. De ce fait, la nature des relations du PJ avec les autres (PJ ou PNJ) y est centrale et donne, par conséquent, lieu à chiffrage.

On peut même dire que, pour la première fois, un jeu ne rend pas cette partie des règles optionnelle ou même secondaire. Ainsi, page 28 du livre de base, il est dit : « cette partie est sans doute la plus importante du jeu. Vous devrez donc l’étudier particulièrement ». Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que la recommandation est nécessaire tant cette partie apparaît, avec le recul, rebutante. Les règles apparaissent assez obscures et se nourrissent, comme il se doit à l’époque, de nombreuses abréviations, tables et autres formules de calcul.

En très gros, chaque joueur doit définir la relation que son PJ entretient avec les autres (PJ et PNJ majeurs) sur une échelle de +4 (amour) à -4 (haine). Ces « NR » (niveau de relation dans le langage… euh… poétique des règles d’Animonde) peut affecter la réussite ou l’échec des actions d’un personnage (quand elle concerne la relation en question) mais aussi modifier l’état de Paix intérieure du PJ (jamais agréable d’être détesté de tout le monde ou d’aimer plusieurs personnes à la fois).

Si, on le voit, le jeu comporte d’importantes innovations qui concernent au plus haut point notre sujet, sa relecture aujourd’hui laisse une impression mitigée. On ne peut ainsi guère s’empêcher de voir dans Animonde un exercice de style que s’impose Croc à qui Bitume et un style personnel bien trempé ont déjà donné une image de punk du jdr francophone. On y sent de façon trop transparente la volonté de l’auteur de prendre le contre-pied de ce qui est attendu d’un jeu medfan estampillé Croc. De ce fait, on ne jurerait pas de la sincérité de l’accent mis sur la romance et les relations interpersonnelles. D’ailleurs, la suite de la ludographie de Croc ne semble pas prouver l’évidence d’une inclinaison dans ce sens.

On y ajoutera un travers bien de son temps : Animonde est un jeu de la fin des années 1980 où on goûte volontiers les systèmes de jeu touffus et très calculatoires. Et, même s’il se veut simple pour l’époque, Animonde n’échappe pas à cette mode. Cela confère un aspect froid et austère à tout cet appareil de gestion des relations humaines. On sort de la lecture en étant profondément convaincu que c’est là une impasse et que les relations humaines doivent appartenir au domaine exclusif du roleplay.

Sainte Nitouche

Amours à la française toujours avec Rêve de Dragon (Denis Gerfaud, 1985) qui nous semble également précurseur sur tout ce qui concerne les œillades enamourées et les petits bisous.

Dans la seconde édition du jeu (chez Multisim en 1993), les règles préexistantes de moral sont amplifiées d’une partie nommée « Les bons moments ». Incitant à jouer la vie quotidienne des personnages, elles comprennent aussi bien l’enivrement que le sentiment amoureux. Laissons de côté la dive bouteille et penchons-nous sur la manière dont Denis Gerfaud entend comptabiliser les sentiments de nos Voyageurs.

Concrètement, on attribue de 1 à 4 « points de cœur » (c’est choupi !) à un autre PJ ou à un PNJ. Ce score peut être testé par un double jet d’un D6 et conduire (sous de multiples conditions dont je vous fais grâce…) à voir le moral du PJ rehaussé en cas d’amour partagé. Le système permet aussi de céder à la tentation d’aider l’être aimé en danger, de souffrir de la séparation et d’avoir le moral en berne si on perd des points de cœur, etc. C’est très touffu, assez calculatoire mais il n’en reste pas moins que le système fait le job en incitant les joueurs à intégrer des « tendres moments » (c’est la prude terminologie officielle) dans le récit et en les poussant à chiffrer en points de cœur ce que leur alter ego peut ressentir pour un autre personnage. CQFD.

Autre cap important franchi : le système peut très bien s’appliquer à un PNJ mais il n’est nullement exclu de l’utiliser entre PJ. Le cas détaillé et illustré dans le livre de base lie Nitouche et Brucelin, les deux exemples de PJ récurrents. Si le MJ et les joueurs le souhaitent, RDD2 dispose de tout le nécessaire pour jouer la romance autour de la table.

Si ce système diffère assez peu au premier abord d’une tentative comme celle d’Animonde, on remarquera toutefois une différence de taille : les relations interpersonnelles ne sont a priori pas le fond de commerce du jeu. Ce qui semble gouverner le choix de ce sous-système est plutôt la volonté simulationniste d’embarquer dans le système de jeu la totalité de ce qui peut influer sur le destin d’un personnage. RDD s’intéresse à la fatigue, aux rêves, au type de terrain traversé, aux points de sustentation, à l’éthylisme… alors pourquoi pas aux petits cœurs qui battent ?

Cela dit, nos constats précédents restent valables : l’entrée dans l’amour reste liée à la romance. Gerfaud lui-même en convient : « (…) est-ce à dire que les personnages (…) ne peuvent jamais être amoureux ? Nombre d’exemples dans la littérature, à commencer par le vénérable cycle arthurien, semblent indiquer que c’est peut-être même le sujet le plus important. » (livre 1, page 89). C’est dit.

On notera toutefois que l’auteur n’entend pas brusquer les joueurs. Déjà présentée dans un chapitre consacré aux « règles additionnelles », la règle sur l’amour est dite « doublement optionnelle ». Ainsi, le Gardien des Rêves peut-il ou non la proposer aux joueurs et, surtout, ces derniers sont libres de l’utiliser ou de la refuser. Comme le dit Gerfaud, « rien ne peut forcer un joueur à ce que son personnage tombe amoureux d’un autre personnage : ce choix, cet aspect de son rôle, lui appartient entièrement. » (livre 1, page 89). Clairement, le risque de voir son personnage lui échapper reste encore largement tabou pour la plupart des joueurs.

De fait, sans pouvoir être en mesure de le documenter, notre propre expérience de joueur dans les années 1990 (et de joueur forcené de RDD en particulier !) nous incite à penser que ces points de cœur ne furent pas unanimement adoptés, et qu’ils furent parfois même jugés quelque peu ridicules. De fait, leur ajout rend de plus en plus évident ce qu’on pourrait appeler l’impasse simulationniste des années 1990. Si, après les points de moral, de sustentation, de fatigue et d’éthylisme, on tient aussi le décompte des points de cœur, pourquoi ne pas y ajouter demain des points d’amitié, d’anxiété ou de cors aux pieds ? 

Nitouche et Brucelin au sommet de leurs points de cœur, la preuve en images

Toujours est-il que le jeu de rôle semble, durant les années 1990, s’éloigner de cette ambition. À titre d’exemple, un jeu à succès largement basé sur les relations entre PJ et PNJ comme Vampire : La Mascarade (Mark Rein Hagen, 1991), et qui ne mégote pas pourtant sur des pages et des pages de règles, n’aborde pas la question des relations interpersonnelles. On le créditera tout de même de la première carte relationnelle de l’histoire du jdr, parue dans Chicago by night (1993), mais elle est encore réservée aux PNJ. À la même époque, d’autres créateurs (ainsi ceux des jeux estampillés Multisim en France) se désintéressent des mécaniques trop touffues pour laisser au fameux roleplay le soin de gérer les relations intimes, quitte à prendre le risque de les laisser de côté. Il faut bien reconnaître que le diptyque Carac-Compétence qui s’impose alors s’y prête assez mal, et la mécanisation des relations interpersonnelles pâtit de l’image à juste titre désastreuse du jet de Charisme+Séduction contre la Volonté. C’est non seulement inintéressant sur le plan ludique, mais quel joueur accepterait d’être ainsi dépossédé de son personnage ?

Forger de nouvelles relations

Dans le petit milieu du jdr, les lignes commencent à bouger il y a de cela une quinzaine d’années. Le thème des relations intimes, en particulier des relations fortes entre PJ (amour, amitié voire leurs pendants comme la haine ou la défiance), semble avoir atteint une phase de maturité et faire pleinement parti désormais du système de certains jeux. Les blockbusters de ces années-là comme Pathfinder ou des rééditions des classiques (L’Appel de Cthulhu, Shadowrun, etc.), restent hors du coup, et c’est plutôt du côté des jeux indépendants qu’il faut aller chercher cette nouvelle priorité. Cela dit, comme on va le voir, la plupart de ces jeux innovants en matière de relations intimes ont influencé les blockbusters ou sont eux-mêmes devenus des classiques. Et cette rupture en est probablement à l’origine.

À la pointe de cette mouvance, on peut citer Dogs in the Vineyard (Vincent Baker, 2004). Dans ce jeu, les joueurs incarnent des justiciers confrontés à des dilemmes moraux. Dans cette optique, les relations des PJ avec leur entourage sont un sujet important. Par conséquent, tous les PJ sont définies, entre autres, par des Relations qui nomment les personnages qui comptent pour eux et dont l’importance relative est définie par un nombre plus ou moins élevé de dés qui peuvent entrer dans la résolution d’une scène impliquant la relation en question. La gestion des mécaniques de Relations est identique à celle qui concerne les autres caractéristiques du PJ (Traits, Possessions, etc.) : ainsi, le chiffrage des relations est-il pour la première fois totalement intégré au reste des mécaniques du jeu et non pas traité en sous-système plus ou moins optionnel.

Le mitan des années 2000 voit se multiplier les tentatives, dans des directions variées, voire opposées. Ainsi Blue Rose (2005), jeu de « romantic fantasy », tente-t-il de placer les interactions interpersonnelles au cœur du jeu mais refuse de les inclure dans le système – c’est un choix de conception. Il inaugure toutefois une mécanique promise à un bel avenir. Ouvertement inclusif – et précurseur en ce domaine –, le jeu, en plus de proposer des archétypes gays, bi- trans- et non-binaires, retire toute considération d’orientation sexuelle prédéfinie dans ses mécaniques de séduction. Si on ajoute à cela un changement de sexe facilité par la magie, on obtient un univers où l’identité et l’orientation de genre sont très fluides.

Blue Rose, ou l’incitation à la romance par le ton et les images

Or, au même moment, c’est précisément la question du genre qui taraude Emily Care Boss, l’une des principales théoriciennes de The Forge. Son ambition est d’abord d’écrire un jeu dans lequel les joueurs interpréteraient un personnage d’un autre genre que le leur, parce qu’elle en a assez d’entendre et de lire qu’on ne peut pas le faire de façon convaincante, ce que l’expérience dément. Pour aider les rôlistes à dépasser leur préjugé, elle écrit Breaking the Ice, une comédie romantique pour deux, qui porte exclusivement sur la naissance d’un amour, où les hommes et les femmes sont invités à échanger les rôles. Surtout, pour la première fois, le but du jeu est explicitement de faire en sorte que les deux personnages tombent mutuellement amoureux. Le pari est fou : même dans les cercles de The Forge, la relation amoureuse est encore perçue, au mieux, comme une intrigue secondaire, certainement pas comme un moteur dramatique central. Et pourtant, Emily Care Boss trouve des solutions novatrices (voir encart ci-après), qui influencent bientôt des concepteurs de jeu jadis sceptiques et la pratique du jeu de rôle dans son ensemble. Le jeu est un succès, et l’auteure complète sa Trilogie de la Romance avec Breaking the Ice, détaillé ci-dessous,  Shooting the Moon, un jeu pour deux rivaux en amour, et Under my Skin, un jeu d’amitiés, d’amours et de trahisons prévu cette fois pour un grand nombre de joueurs. Dans ce dernier, chaque personnage est défini par une Passion ou une Amitié forte (notée 3 en début de partie, sur une échelle de 0 à 3) qu’une Nouvelle flamme (notée 0 en début de partie) vient perturber. Les relations interpersonnelles entre PJ sont enfin le cœur de l’histoire racontée en même temps qu’elles sont mécanisées.

 

Ne jamais dire à une conceptrice qu’un thème est impossible à jouer.

Breaking the Ice : Briser le tabou

Pour simuler un amour naissant, Breaking the Ice s’appuie sur trois mécaniques. La première relève de la sécurité émotionnelle, qu’Emily Care Boss a contribué à populariser bien avant la X-Card, avec les Voiles et Limites. Un Voile est un thème sur lequel l’un des joueurs préfère traiter par l’ellipse. On jette un voile pudique sur la scène. Une Limite ne doit tout simplement pas être mise en jeu. L’air de rien, ce paragraphe de Breaking the Ice introduit la question de la sécurité et du consentement dans le jeu de l’intime. En sécurité, il est possible de jouer la scène à fond sans risques et, ainsi, d’évacuer la gêne souvent ressentie dans les scènes de romance et plus généralement les scènes intimes. Ensuite, avec l’Échange, les deux joueurs attribuent l’un de leur trait caractéristique au personnage de l’autre (leur genre, leur métier, leurs passions). En plus de susciter un effet d’empathie, la mécanique permet de se guider mutuellement dans le roleplay (et de flirter pour de vrai, le cas échéant). Enfin, l’attirance des personnages l’un pour l’autre est mesurée par un pool de dés d’attraction. À la fin de chaque scène, le joueur en charge de sa narration, le guide (par opposition au joueur actif, en charge de la séduction) évalue la progression de l’attirance des personnages l’un pour l’autre du point de vue de son personnage. Le joueur actif devra, par la qualité de ses descriptions, le convaincre de donner ces dés pour pouvoir les jeter à la fin de la scène. Ses succès lui permettent soit d’augmenter le score d’attirance, soit de créer des « Compatibilités » (comme « bonne entente au lit » ou « passion commune pour le jeu de rôle ») sur lesquels des scènes ultérieures pourront s’appuyer (et donner des bonus au personnage actif). Au fond la mécanique des dés d’attraction créé un lien entre le personnage, qui doit être séduit par les actions de son partenaire, et le joueur qui doit être séduit par les descriptions de son compagnon de jeu. Elle créé une forte intensité autour de la table en y déplaçant en partie l’enjeu de la séduction. À la fin de la partie, le score d’attirance et les Compatibilités permettent de déterminer si la relation entre les personnages est durable ou n’était qu’un léger flirt sans conséquence.

L’exemple de partie de Breaking the Ice, sous le signe de la screwball comedy (les plus cinéphiles auront reconnu le jaguar de L’impossible Monsieur Bébé).

Parallèlement, c’est aussi lors de la Gencon de 2005, décidément très riche, que Thimoty Kleinert présente The Mountain Witch. Les rônins qu’incarnent les joueurs sont par nature des hommes farouchement indépendants. Engagés dans une mission commune, ils auront besoin des autres, mais sauront-ils se faire confiance suffisamment pour être efficaces ? Pour le savoir, les joueurs doivent répartir des points de confiance envers les autres PJ. On ne parle pas vraiment amitié, encore moins amour mais il s’agit bien d’un système chiffré incluant pleinement les relations interpersonnelles dans le cœur du jeu. Le jeu britannique Cold City (2006, anciennement traduit par La Boîte à Heuhh) reprend un concept très similaire appliqué à des agents secrets plongés dans les conflits latents d’une Berlin d’après-guerre alternative : sans confiance, les agents ne parviendront pas à vaincre les horreurs laissées par les nazis… mais leurs services de tutelle respectifs peuvent leurs assigner des objectifs contraires qui les amèneront peut-être à trahir cette confiance.

« A RPG of Trust and Betrayal »

Bliss Stage (Ben Lehman, 2007, encore un Forgien et une traduction par la regrettée Boîte à Heuhh), dans un décor qui rappelle Evangélion, approfondit cette piste puisque les relations interpersonnelles entre le pilote de mécha et son ancre sont évaluées par… pas moins de trois valeurs complémentaires (intimité, confiance et stress) ! Ces valeurs sont au cœur du jeu : plus la relation est intense, plus les armes des méchas sont puissantes ; autrement dit, dans Bliss Stage, l’amitié et l’amour sont des armes, au sens propre. Entre deux combats contre les drones extra-terrestres, des scènes dites d’interlude sont dédiées aux relations entre PJ. Les personnages définissent secrètement ce qu’ils attendent de l’autre. Au terme de la scène, les valeurs des scores de relations varient : gare aux déceptions amoureuses, aux amitiés déçues et aux quiproquos ! La tragédie n’est pas loin : il suffit d’un triangle amoureux pour tuer un pilote.

Le petit coin meurtrier, en bas à droite de la feuille de personnage.

Comme on le constate, quitte à faire dans le répétitif, on a tenu à vous les présenter dans cet ordre chronologique. Oui, clairement, il se passe quelque chose durant ces années-là. En dehors du zeitgeist, comment l’expliquer ? Si on s’en tient aux explications ludico-ludiques, on ne peut nier l’influence exercée dans cette réflexion par The Forge. La communauté des jeux indépendants anglophones, créée en 1999, est alors très dynamique, et les jeux présentés ci-dessus ont presque tous été écrits par ses membres les plus actifs.

Cela dit, si The Forge se préoccupe de cette question des relations intimes entre personnages, c’est sans doute que les préoccupations contemporaines leur accordent une place croissante : la culture populaire, consciemment ou non, a l’habitude d’en rendre compte dans ses créations. Or, le début des années 2000 est le moment du renouveau des séries TV US. Bien loin des relations binaires à la Starsky & Hutch ou des caricatures à la Agence Tous Risques (The A-Team), les nouvelles séries TV US se prennent de passion pour le récit choral dans lequel les relations complexes entre plusieurs personnages principaux à la personnalité approfondie deviennent, bien plus que l’action, le thème principal. On peut citer, à titre d’exemples, les séries The Wire (Sur écoute, à partir de 2002) ou Desperate Housewives (à partir de 2004). Après le visionnage de telles séries, difficile de ne pas avoir envie de réinventer les relations entre les PJ de son groupe favori. Certains jeux s’en réclament d’ailleurs directement, comme Buffy, the Vampire Slayer RPG (Carlos Carella, 2002). L’auteur y reprend le principe de la série et en profite pour approfondir un système de relations interpersonnelles dont il avait posé les bases avec Witchcraft (1996) : un personnage aux capacités très au-dessus des autres personnages, la Tueuse, a besoin des autres PJ pour réaliser des prouesses délirantes et botter les fesses des monstres car c’est en jouant les interactions dramatiques avec eux qu’elle gagne les « drama points » décisifs.

Quelque huit ans plus tard, Smallville (Cam Banks, 2010) pousse la logique plus loin encore : dans le but d’émuler la série éponyme, le système de jeu fait passer les pouvoirs surnaturels au second plan. La mécanique de résolution d’action fait d’abord appel aux valeurs du personnage et, surtout, à ses relations interpersonnelles (une amitié d’enfance, un désir de revanche, une romance… : la relation est qualifiée puis quantifiée en intensité). Plus important, cette mécanique de résolution ne cherche pas tant à simuler la physique de l’univers qu’à déterminer quel sera le joueur (ou le meneur de jeu) prenant la main sur la narration. Cette fois, il n’y a plus d’inégalités de capacités entre les joueurs : incarner le jeune Lex Luthor, qui ne dispose au début de la série d’aucun super-pouvoirs, donne autant de pouvoir narratif que d’être l’interprète de l’invincible Superman. En prime, Smallville reprend la carte relationnelle introduite par le supplément Vampire Chicago by night et l’intègre dans le système de jeu. Enfin, les PJ y sont.

La carte de la partie en ligne « Arkham Magic Girls », sur le forum RPG.net

Normalisation des relations ?

Quand on y pense, il n’y a finalement guère de différences techniques majeures entre le système de Rêve de Dragon v2 et celui de ces jeux dits « forgiens » ou « indies » du milieu des années 2000. Dans les deux cas, on a des relations chiffrées avec d’autres PJ ou PNJ et celles-ci peuvent permettre de mieux réussir des actions en rapport avec ces relations. LA vraie différence, énorme malgré tout, réside dans l’importance que l’on accorde au sujet, la façon dont on déplace la focale. En effet, comme nous l’avons vu, les systèmes de chiffrage des relations intimes étaient toujours jusqu’ici optionnels et même souvent doublement optionnels (non seulement le MJ décide si le point de règle a droit de cité à sa table, mais en plus le joueur choisit à son tour s’il l’utilise pour son personnage). De ce fait, cette thématique était quasiment condamnée à être cachée sous le tapis ou, au mieux, à servir de divertissement ponctuel pour joueurs blasés. Ici, dans ces jeux récents, ils sont non négociables et sont placés au cœur même de la proposition de jeu.

Dix ans plus tard, les jeux qui utilisent de tels dispositifs de matérialisation dans leur système des relations intimes sont, sinon, mainstream, suffisamment connus pour ne pas être assimilés à d’obscurs jeux pour hipsters pédants. Comme on l’a vu, pas mal des jeux « forgiens » des années 2000 possèdent désormais ou bientôt une VF. Mais, surtout, des systèmes considérés de plus en plus comme des classiques intègrent également ce type de données de façon naturelle, c’est-à-dire sans en faire le sujet central de leur dispositif mais comme un élément comme un autre du système de jeu.

On peut citer bien sûr tous les jeux dits « Powered by the Apocalypse », c’est-à-dire des adaptations utilisant la base du système de jeu et la modifiant pour servir leur propos. En français, il s’agit de Monsterhearts, Dungeon World, Libreté, The Sprawl et de Monster of the week ainsi que des traductions à venir chez 500 Nuances de Geek/La Caravelle (Saga of the Icelanders, Masques, Immortel). Dans Apocalypse World (Vincent et Meguey Baker, 2010), le jeu original, on trouve ainsi la notion d’historique (Hx) qui permet d’évaluer l’intensité des relations entre les PJ. L’appréciation positive ou négative est laissée à la libre appréciation des joueurs, et la mécanique intervient dès qu’il s’agit d’aider ou de gêner un autre PJ. Les auteurs du jeu citent toutes leurs sources et reconnaissent sur ce point leur dette vis à vis de The Mountain Witch. Ils introduisent aussi l’idée que la sexualité est une part importante de la vie des personnages et de leur histoire : chaque archétype d’Apocalypse World dispose d’un « sex move » inscrit au beau milieu de la feuille de personnage de sorte qu’à chaque fois qu’il est impliqué dans une relations sexuelle, il y a une conséquence. La mécanique peut paraître un peu rébarbative et répétitive, mais elle pousse à donner des enjeux aux scènes de sexe et à les jouer, ce qui est loin d’être une tendance naturelle chez le rôliste.

Dans Apocalypse World, la sexualité est à la fois mécanisée, évoquée d’une manière crue et ouverte sur toutes les identités et orientations

Monsterhearts (Avery Alder, 2012) reprend ces mécaniques et les place au cœur de sa proposition de jeu. Exit l’apocalypse, les joueurs sont invités à interpréter des adolescents monstrueux dans une atmosphère évoquant davantage Carrie que Twilight. Les personnages doivent faire face à des sentiments et des désirs qu’ils ne comprennent pas encore bien, pas plus que leur orientation sexuelle, indéfinie et contestée, alors ils se blessent et blessent les autres. Une nouvelle fois, la mise en jeu des relations interpersonnelles et leur mécanisation passe par une prise en compte de la sécurité des joueurs – on touche à l’intime –, ainsi que de leur consentement alors que les personnages sont en situation de perdre le contrôle d’eux-mêmes. Au cœur de Monsterhearts, il y a l’idée qu’on ne contrôle pas ses sentiments et désirs. Les solutions apportées (voir encadré) font date.

Ne jamais s’arrêter à la couverture (conseil tout autant valable pour la v2)

Monsterhearts : amours monstres et consentement

Sous sa couverture un peu fade évoquant la bit-lit adolescente, Monsterhearts cache un jeu sauvage où les personnages joueurs peuvent se montrer d’une grande violence physique, verbale et émotionnelle les uns envers les autres. Deux Actions (au sens d’Apocalypse World, il s’agit d’une action déclenchant un jet de dés puis des conséquences scriptées) sont au cœur des relations interpersonnelles : Allumer et Rembarrer. Allumer est très novateur car entièrement rédigé du point de vue de la cible de la séduction, laquelle peut être involontaire (le joueur décrit alors ce qui rend son personnage attirant). Quand un personnage a une attitude troublante, la cible choisit sa réaction : elle peut faire une promesse, s’abandonner (au sens sexuel du terme) ou donner une Emprise au séducteur. Le mécanisme a donc deux conséquences opposées : elle dépossède les PJs de la maîtrise de leurs émotions et de leurs émois (tout le monde peut potentiellement être troublé par n’importe qui) mais elle laisse dans le même temps une place plus grande au consentement du joueur. Il est donc beaucoup moins gênant de s’essayer à séduire un PJ en utilisant le système de jeu, ce que ne permet pas le jet de séduction classique, réservé par convention aux PNJ. En outre, la séduction peut s’étaler dans le temps avant de parvenir à sa conclusion. Enfin, la mécanique des Emprises quantifie la relation. Plus un personnage a d’Emprises sur un autre, plus il a barre sur lui. Il peut les dépenser pour obtenir des bonus contre sa cible ou la convaincre de faire quelque chose. Là encore, la cible est libre : elle a le choix entre accéder à la demande, ou subir une conséquence négative. Dans les deux cas, l’Emprise est dépensée, aussi faut-il finement calculer ce que l’on va demander.

Le livret de la Fée, qui excelle dans l’art d’arracher des promesses

Parallèlement, d’autres dérivés d’Apocalypse World traduisent ses mécaniques dans leur problématique. Ainsi, dans Tremulus, jeu d’horreur lovecraftienne, les Hx sont-ils à double tranchant car il est bien plus rude pour la santé mentale de voir le corps de ceux qu’on aime déchiquetés par les profonds. Dans The Sprawl (Hamish Cameron, 2016), jeu cyberpunk où l’on incarne des durs à cuire faisant le sale boulot des corpos, ces Hx, rebaptisés Lx, représentent la connaissance des méthodes de travail de l’autre – la relation est strictement professionnelle. Dans Urban Shadows (Medeiros et Diaz Truman, 2015), jeu d’être surnaturels en proie à la corruption, le Sex Move est remplacé par un Intimacy Move – il ne s’agit plus d’une relation sexuelle mais d’un moment d’intimité, comme une discussion à cœur ouvert. Cartel (Diaz Truman, 2015), sorte de The Wire (décidément) dans le petit monde des narcos mexicains, remplace ces mécaniques par un stress qui monte inexorablement, et deux actions permettant de s’en débarrasser en se passant les nerfs verbalement ou physiquement sur les autres PJ, histoire de transformer la pression extérieure en drames quasi-familiaux.

Trois déclinaisons d’Apocalypse World, autant de traitements des relations intimes

Si, à proprement parler, d’autres jeux comme FATE (Fred Hicks, Rob Donoghue, 2003) ne prévoient pas de dispositifs chiffrés représentant la graduation des relations d’amitié/amour/haine entre les PJ, ils imposent tout de même de lier tous les PJ entre eux dès la création en caractérisant la nature de leur relation avec des mots (dits « Aspects » dans FATE). De la même manière, The Shadow of Yesterday (Clinton R. Nixon, 2004), prévoit des points d’expérience chaque fois que les personnages suivent une directive de comportement, qui peut être liée à un autre personnage, ce que perfectionne Lady Blackbird, en 16 pages (voir encadré).

Dans un tout autre registre, le DramaSystem (Robin D. Laws, 2011), utilisé dans Hillfolk, ne quantifie pas les relations personnelles, mais son système de jeu ne parle que de ça (d’autant plus que la résolution procédurale proposée à côté ne fonctionne pas vraiment) : chaque personnage définit ses attentes, sous la forme d’un « pôle dramatique » général, ainsi que d’attentes spécifiques par rapport à un personnage. Que veut-il de lui ? De la reconnaissance ? Un témoignage d’affection ? S’il l’obtient, il lui donne un jeton. Dans le cas contraire, il en reçoit un. En dépenser trois permet de lui forcer la main. S’il est difficile d’y jouer en campagne, Hillfolk reste un bon exercice pour apprendre à cadrer des scènes de relations interpersonnelles.

Lady Blackbird ou les Clés des sentiments

Dans Lady Blackbird : contes de l’indomptable bleu du firmament (John Harper, 2011, traduit en français et diffusé gratuitement par les Écuries d’Augias), le PJ éponyme, une jeune femme de bonne famille qui n’a pas froid aux yeux, cherche à retrouver le roi-pirate Uriah Flint, dont elle est éperdument amoureuse, sur fond de vaisseaux volants steampunk façon Pirates des Caraïbes, mais dans l’éther. On y retrouve une lutte de rebelles contre l’empire, façon Star Wars, mais ce n’est qu’un décor. Le vrai sujet, c’est le drame intime qui se joue dans le vaisseau qui l’amène clandestinement à bon port.  : la Lady finira-t-elle par préférer le ténébreux capitaine Vance à cet Uriah dont elle ne sait finalement pas grand-chose ? Le frère juré du capitaine en concevra-t-il une jalousie ? La garde du corps de la Lady interférera-t-elle avec cette relation ? Que fera le pilote quand il verra la cohésion de l’équipage se déliter ? Pour aiguiller les joueurs sur ces questions, plutôt que de chiffrer la relation, Lady Blackbird se sert des « Clés » inspirées de The Shadow of Yesterday (Clinton R. Nixon, 2004), mais plutôt que de décrire un comportement général, elles les relient aux autres personnages : « Enclenchez cette clé quand vous prenez une décision basée sur ce sentiment secret ou que vous le montrer de manière indirecte ». Les Clés servant à récupérer des dés pour le pool qui sert à résoudre les actions ou des XP, les joueurs ont une incitation mécanique à centrer le jeu sur la relation. La scénographie y contribue également, avec une alternance entre scènes d’action et de respiration, durant lesquelles les personnages sont invités à jouer leur intimité, sous forme de vie quotidienne, de flashbacks ou de révélations de secrets sur eux-mêmes.

Cyrus Vance, l’amoureux transi de Lady Blackbird (Clés à droite)

Du côté de la création française enfin, on peut citer l’exemple de Tenga (Jerôme Larré, 2011) qui dispose de points de Confiance qu’il faut obligatoirement attribuer à un ou plusieurs PJ dès la création de personnage afin de représenter l’intimité que l’on partage avec eux et de construire des relations au sein du groupe, qui est créé en commun. Chaque point attribué conduit, notamment, à dévoiler un secret de son personnage. En jeu, comme dans The Mountain Witch ou Apocalypse World, les personnages peuvent les employer pour aider leurs camarades, et pourquoi pour les convaincre, les séduire ou les trahir. À chaque début de partie, la relation est réévaluée en fonction des événements de la précédence session, ce qui permet de faire le point et de poser des attentes pour la partie à venir. Comme chez ses prédécesseurs de la scène indépendante américaine, il s’agit de transformer l’évolution des relations au sein du groupe en une aventure à part entière, au moins aussi importante que le reste du scénario.

Conclusion : vers une relation de longue durée ?

À l’heure du bilan, il apparaît que les mécaniques dédiées aux relations intimes des personnages ont mis beaucoup de temps à s’imposer. Elles ont même suscité et suscitent encore des résistances, des rejets, ainsi que des débats acharnés. C’est un point d’accrochage entre les courants issus de The Forge et le mouvement Old School Renaissance dont la plupart des jeux refusent de mécaniser des émotions des PJs (ce qui ne veut pas dire que ces émotions sont absentes, comme le montre le cas d’un jeu comme Beyond the Wall). En dépit de ces difficultés, elles sont aujourd’hui considérées comme un outil parmi d’autres de la conception ludique, et n’ont plus rien d’un phénomène de mode ponctuel. Avec elles, les rôlistes peuvent plus facilement s’adonner aux joies du drame psychologique et de la comédie dramatique, ou tout simplement au bonheur des petits pas de côté dans des intrigues secondaires centrés sur leurs personnages. On peut dès lors parler bel et bien d’un ajout décisif et pérenne à la grammaire du jeu de rôle.

Di6dent #15, 2017

Auteurs : Narbeuh, Benjamin Kouppi
Relecture : Steve Jakoubovitch

Addendum : une passion sans limite

À l’heure où nous le republions, cet article à déjà deux ans. Lors de sa publication, il ne prétendait pas à l’exhaustivité. Nous avions déjà omis certains jeux, surtout dans la scène indépendante, faute de place ou d’expertise. Parmi les indépendants, quid par exemple de Hot Guys Making Out ? (Ben Lehman, 2016), qui fait jouer la relation amoureuse entre un maître et son valet durant la guerre civile espagnole ? On aurait pu également citer Kagematsu, où les joueurs interprètent des femmes cherchant à retenir un samouraï, lequel est interprété par une joueuse, pour qu’il défende leur village – la mécanique ici détermine à quel point Kagematsu (Danielle Lewon, 2010) s’attache, avec de s actions valant des points de valeur croissante (flirter, se mettre nue, coucher) qu’il faut savoir jouer dans le bon ordre pour ne pas déchoir et se voir déconsidérée. De la valeur d’attachement finale dépend le sort du village. Nous aurions peut-être dû inclure une réflexion sur Dream Askew (Avery Macdonaldo, 2013 / v2 2018), un jeu qui réussit le tour de force de rendre la mise en scène d’une communauté queer et de sa culture à des non-queers. La mécanique fait alterner « strong moves », « regular moves » et « weak moves » pour exposer les personnages, les pousser dans la quête de leur identité sexuelle et, ce qui nous intéresse ici, les lier les uns aux autres par des relations affectives.

Dream Askew, jeu sans MJ, relations intimes et culture queer

En plus de ces omissions plus ou moins volontaires, en deux ans, de nouveaux jeux sont parus. Parmi les mécaniques les plus ingénieuses mise au point depuis, il faut distinguer Star Crossed (Axelle Roberts, 2019), un jeu d’amours interdits, pour deux joueurs. Le jeu ne quantifie pas la relation amoureuse, il la matérialise par une tour de Jenga de laquelle les joueurs retirent progressivement des bâtons, comme Dread (Epidiah Ravachol, 2006) en son temps matérialisait la mort à venir. Dans le jeu d’horreur initial, faire écrouler la tour impliquait la mort du personnage du joueur maladroit ou malchanceux, et la tablée la regardait avec une révérence mêlée de crainte. Dans Star Crossed, les tremblements de la tour sont autant de signes de la tension sexuelle et amoureuse qui s’installe entre les deux personnages. La passion fait son chemin, jusqu’à ce qu’ils cèdent, avec toutes les conséquences tragiques que peut avoir un amour interdit.

« La transgression – allégorie »

À la lumière de ce dernier exemple, nous vous invitons à nous signaler toute publication digne de placer quelques points de cœur en commentaire.

Une pensée sur “[Di6dent] Panorama : Dis, combien tu m’aimes ?

  • 13 juillet 2019 à 21:23
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    Un grand merci pour ce superbe article … ça me fait réellement regretter la disparition de di6dent :
    J’avoue que la lecture papier est un plus pour un vieux schnock comme moi.
    C’est un grand plaisir de lire un article qui sous un prisme met en lumière des mécanismes avec lesquels on a joué, et donne envie de découvrir des jeux méconnus.

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