[Di6dent] Sortir couvert

Note : et oui, ami lecteur, tout passe, tout lasse, tout casse. Même les périodes de deuil. Au sein de la Redac6on, on a à peu près fini de ruminer les regrets liés à l’interruption de la parution de notre mook, Di6dent. Il faut dire que cela fait maintenant bientôt deux ans qu’on a sagement (??) décidé de replier nos maigres forces sur le Fix pour permettre à l’esprit du mag’ de perdurer à travers nos interviews, coups de gueule, coups de cœur, etc. Il n’est pas si mal, finalement, ce webzine rôliste, hein ? Quand on y réfléchit bien, il ne manque que quelques articles de fonds pour en faire un véritable magazine en ligne. Une sorte de Di6dent 2.0, en somme. C’est dans ce but que nous avons décidé de faire de chaque vendredi un rendez-vous consacré à un article différent, plus long, plus écrit, plus orienté vers le jeu que vers l’actu du jeu. Une rubrique magazine. Et du coup, on lui a donné le nom de Di6dent à cette rubrique. Et toc. Dans un premier temps, nous allons surtout profiter de cette rubrique pour rendre disponibles, petit à petit, tous les articles de feu Di6dent qui nous semblent avoir conservé de l’intérêt malgré le passage du temps. Après… et bien on verra ! On continue ce vendredi avec un entretien entre Eugénie et Khelren (voir liens à la fin de l’article) publié dans Di6dent #15 et évidemment reproduit ici avec l’autorisation des auteurs.

 

Sortir couvert

Une discussion sur les outils de sécurité émotionnelle

Par Eugénie et Khelren

Jouer avec ses émotions n’est pas une évidence pour de nombreux rôlistes. Et à juste titre. Car dès lors qu’on pose le pied sur ce terrain miné, cela comporte le risque d’être blessé émotionnellement. Heureusement, des techniques existent pour se protéger.

Eugénie Il y a une vraie percée des jeux modernes (et des joueurs et joueuses modernes) vers l’intensité émotionnelle. Sortir de sa « zone de confort » ou se lancer dans la course au drame, voire au psychodrame, est aujourd’hui un argument hype. Pas étonnant que, ayant fait le tour des dilemmes moraux et des choix cornéliens proposés par beaucoup de jeux ou de MJ, les rôlistes louchent de plus en plus vers le GN dit « nordique », bien plus avancé que nous en matière de sujets sensibles, de scènes terribles et de relations intimes. Dans ces parties-là, les larmes réelles semblent un indicateur de qualité.

Mais à vouloir se rapprocher d’expériences douloureuses ou trop intenses, à s’exposer à nu ou à vif, on risque de se faire déborder par nos propres émotions ou de voir nos limites transgressées. Il ne s’agit pas forcément de traumatisme, de déséquilibre psychologique ou de choc, mais même un simple inconfort, une vulnérabilité trop grande ou une émotion mal gérée peut ruiner l’expérience de la partie, pour le ou la participant.e comme pour toute la table.

Précisions liminaires

Eugénie Faisons d’abord la différence entre prévoir d’aborder en jeu des sujets « sensibles » (viol, violence familiale, racisme, sexisme, deuil, maladie, etc.), et se retrouver bouleversé dans une partie « ordinaire », que ce soit par une romance tragique ou un sentiment d’impuissance propre au personnage par exemple. D’un côté, il s’agit de se rapprocher intentionnellement d’expériences potentiellement douloureuses pour en retirer de l’intensité émotionnelle. De l’autre, il s’agit d’apprendre à gérer et canaliser nos propres émotions quand elles déboulent par surprise à la table, quel que soit le jeu.

Khelren On peut jouer à des jeux tout sauf joyeux de nos jours mais certains joueurs recherchent à recevoir une claque en venant jouer. Par exemple, Bluebeard’s Bride aborde les thèmes de la violence subie par les femmes, du viol ou de l’horreur corporelle. Dans Grey Ranks, on joue des enfants durant la Seconde Guerre mondiale qui vont être fauchés par l’horreur de la guerre.

Mais, au final, on détaille assez peu les moyens de prévenir ou de gérer les problèmes qui peuvent survenir dans pareils cas. Et encore faut-il admettre que les jeux « indies » font un immense effort de ce côté-là. Ainsi dans Monsterhearts voit-on quelques pages explicitement consacrées à la façon de gérer le thème délicat des amours adolescentes et de la sexualité en jeu, notamment queer, et l’auteure est allée même jusqu’à écrire Safe Hearts, un document offrant quelques conseils pour ceux qui seraient mal à l’aise avec de telles thématiques.

Mais dans le jeu de rôle « traditionnel », à part une présentation générale et objective de ce qu’est le jeu de rôle, pas un traître mot.

Contrat prénuptial

Khelren Commençons alors par l’outil de base dont pas mal de monde commence à avoir entendu parler : le contrat social. Le contrat social peut prendre plusieurs formes mais en général, c’est surtout une conversation en début de campagne où les joueurs vont se mettre tous d’accord sur ce qu’ils viennent rechercher dans les parties à venir. En gros, dire « Dans ce jeu, j’ai envie de [ceci] » ou « Mon but est de m’amuser par le biais de [telle façon de jouer] » et de vérifier que tout le monde est en phase avec la proposition de jeu. Je peux donc par exemple annoncer que par le biais de mon personnage, je voudrais développer une romance ou nous pouvons aussi décider qu’on va surtout s’intéresser à la progression mécanique des PJ et au combat tactique. Ça va toujours mieux en le disant mais pendant longtemps, nous sommes partis du principe que jouer ensemble était une évidence, qu’on venait tous chercher la même chose à la table et que notre compréhension d’un même jeu était similaire, si ce n’est identique.

Eugénie Il faut reconnaître que le contrat social s’est bien répandu et c’est même devenu la solution à tout. Tu as un problème de frustration en jeu ? Contrat social. C’est toujours les mêmes qui ramènent des chips ? Contrat social. Tu n’aimes pas le PvP ? Contrat social. Tu voudrais jouer un truc un peu dark ou « adulte » voire carrément borderline ? Contrat social et roule ! Aujourd’hui en Jidérie, le contrat social guérit tous les soucis, te garantit le plaisir, et fait revenir l’être aimé dans les 48h.

Sauf que bien souvent, tel qu’il est utilisé, le contrat social ne protège personne.

Une discussion préalable à la partie permet effectivement d’écarter les plus gros malentendus : « On va jouer bourrin, c’est un peu une campagne paye tes clichés » « Ah ? Je croyais qu’on partait pour jouer du drame, moi… ». Mais en général, une fois cette discussion posée, personne n’y revient plus et les points évoqués sont oubliés ou interprétés différemment dès que le jeu commence.

Autre effet pervers, le contrat social est régulièrement envisagé comme un contrat au sens classique du terme, c’est-à-dire un engagement figé, explicite et approuvé par les participants. Or, ce n’est pas parce qu’une joueuse est partante pour jouer gritty que le MJ a l’autorisation expresse de s’acharner sur son personnage dès qu’il a la tête dans la boue. Nous ne savons pas toujours ce qu’une étiquette abstraite peut devenir une fois en jeu. Nous ne savons pas toujours comment nous allons réagir devant telle situation ou dans telle configuration. La joueuse peut découvrir en jeu qu’elle se sent trop proche de son personnage pour tolérer telle humiliation ou n’avoir pas imaginé une seconde que « jouer gritty » exposait son personnage à des agressions sexuelles, par exemple.

La discussion préalable à la partie est donc un premier jalon, mais elle ne suffit pas. Pour être réellement sécurisante, elle doit être suivie d’effets. Et pour me sentir en sécurité, il est important que je puisse me rendre compte de ces effets. Si j’annonce que je ne suis pas à l’aise avec le fait de jouer des scènes de sexe, par exemple, j’ai besoin de savoir que les autres joueurs ont bien cette limite en tête quand la fiction s’en rapproche. La première fois où les personnages s’invitent dans une maison close, une allusion comme « ne t’inquiète pas, je pense au contrat social » serait la bienvenue pour me rassurer.

Khelren Oui, le contrat social (et donc le consentement des joueurs) se renouvelle et s’adapte. Il permet de se mettre d’accord, mais il s’agit au début d’un simple accord de principe. Je peux être d’accord pour jouer des scènes de sexe par exemple, mais peut-être que le moment venu, l’ambiance n’est pas là et que finalement je suis trop gêné. Le contrat social ne doit en effet pas devenir un outil d’oppression : « t’as signé alors tu assumes maintenant ! ». Pour ceux qui comprennent l’anglais, Alex Roberts le détaille avec beaucoup d’intelligence et de subtilité dans un épisode du One Podcast (disponible à cette adresse : http://oneshotpodcast.com/podcasts/critical-success/sex-and-romance/ et Benjamin Kouppi revient brièvement sur la question dans l’article « Cet obscur objet du désir »).

Le contrat social n’est donc pas qu’un outil de début de campagne, c’est un outil permanent, évolutif et qui incite surtout à développer la communication entre les joueurs et au final la confiance autour de la table.

Outils de protection en jdr, une mise au point

C’est principalement en GN, et encore plus dans le GN scandinave, que se sont diffusées les techniques les plus communément utilisées pour se protéger en jeu de rôle. C’est pour quoi la plupart des informations sont malheureusement en anglais.

  • La X-card (http://tinyurl.com/x-card-rpg) ou carte X permet à n’importe qui lorsqu’un sujet est abordé durant une scène de montrer la carte ou d’annoncer « carte X ». La scène est aussitôt close et les joueurs passent à autre chose.

  • Les lignes et voiles (http://rpg.stackexchange.com/questions/30906/what-do-the-terms-lines-and-veils-mean), permettent d’annoncer à l’avance que certains sujets seront soit laissés dans le flou (on passe un « voile » sur une scène de torture par exemple, on emploiera alors des techniques cinématographiques comme un fondu au noir ou un panoramique), soit ne seront tout simplement pas abordés (on dessine une « ligne » qu’on ne franchit pas, on ne montrera alors pas de scène de torture du tout).

  • Le GN (https://nordiclarp.org/wiki/Safewords) emploie des safewords (des mots de sécurité) que sont « cut » (couper) et « brake » (freiner) qui visent à stopper une scène lorsqu’un problème survient ou à réduire l’intensité. Ces safewords permettent de distinguer qui parle, le joueur ou le personnage, et si une limite a été franchie. Par exemple, comment savoir qu’un joueur à qui on fait une clef de bras en GN exprime réellement de la douleur ou s’il s’agit simplement de roleplay ?

  • La porte est toujours ouverte (http://leavingmundania.com/2014/02/27/primer-safety-in-roleplaying-games/). Le principe ici est qu’un joueur a le droit de quitter la table à tout moment. Comme il s’agit d’une activité de groupe, une pression sociale pèse sur chaque joueur pour rester même s’il ne s’amuse plus, surtout si son départ provoquerait la fin de la campagne. Cela signifie également que personne ne devra ressentir de la rancœur envers ce joueur s’il décide de s’arrêter : après tout, cela pourrait toucher n’importe qui.

  • Le débriefing. Il y a plusieurs dispositifs différents pour les débriefs, selon ce qu’on attend de la fin de partie : dans un cas, il permet de refermer proprement l’expérience, de revenir à la réalité et plus généralement de gérer les émotions ressenties. Dans un autre, il vise à effectuer un retour critique et, dans ce cas, on peut décomposer le débrief en deux phases. La première permet à tous les participants de revenir sur la partie et de mentionner ce qui leur a plu et déplu. À ce stade, leur temps de parole est limité (soit en nombre de minutes, soit en nombre de remarques par tour de parole). Il est de plus impossible de contredire ou de reprendre ce qui a été dit par un autre joueur. La seconde phase permet de revenir sur ce qui a été dit plus librement par le biais d’une conversation informelle. Lors du débriefing, quelqu’un doit prendre le rôle de modérateur mais chacun se doit de veiller à ce que tout le monde puisse s’exprimer et que toutes les opinions soient respectées.

Consignes de sécurité

Eugénie Comme pour le contrat social, il y a la théorie et la pratique. Un des problèmes récurrents en Jidérie semble être la façon dont, à tout un tas de niveaux, les règles ou les outils seraient censés prendre en charge la part humaine du loisir. Or, rien ne peut remplacer l’attention, la bienveillance et l’empathie entre participants. Les outils cités ne créent pas ex nihilo une relation de confiance ou un espace sécurisé. Poser la carte X sur la table, par exemple, ne rend pas la partie secure comme par magie. Est-ce que je suis invitée à l’utiliser ? Est-ce que certains regards font l’aller-retour entre moi et la carte sur la table ? Est-ce qu’on m’invite à manifester mon consentement ou mon absence de consentement à chaque fois qu’on franchit une étape dans l’humiliation de mon personnage par exemple ? Ce sont ces attitudes-là qui assurent la sécurité, l’outil n’étant qu’un support ou un facilitateur.

Khelren En y repensant, j’ai en effet assez rarement vu la carte X être utilisée en jeu alors qu’elle était présentée en début de partie par le MJ et que j’ai parfois senti à la table des malaises qui auraient justifié son utilisation. Je n’ai aucun doute que ça demande un réel effort sur soi pour beaucoup de joueurs et que certains préfèrent supporter en silence, surtout s’ils pensent composer une minorité. C’est sans doute dû au fait que celui qui interrompt la partie parce que quelque chose le heurte est, dans nos esprits, y compris le sien, soit faible soit pénible. Qu’au final, c’est lui qui a un problème et que c’est à lui de le régler, qu’il devrait savoir prendre sur lui-même. Bref, les choses peuvent devenir particulièrement malsaines, avec un joueur qui oscille entre honte et frustration, mais qui dans tous les cas ne s’amuse plus.

Inversement, si quelqu’un utilise la carte X, il y a un risque qu’un autre joueur puisse se sentir visé et, en se plaçant sur la défensive, empire la situation. Savoir réagir correctement lors de l’utilisation de la carte X est important : il n’y a rien de pire que de préciser que « rholala mais c’était pour rireuh, enfin, voyons ! ». L’important est de comprendre l’origine du problème : pourquoi un joueur voyait-il son amusement ruiné par ce qui se passait à la table ? Et comment éviter que ça se reproduise ?

Eugénie Je ne suis pas sûre que la supposée faiblesse de l’agressé ou la mauvaise réaction probable de l’agresseur soient les principales raisons de cette absence d’utilisation. Le principal obstacle, de mon point de vue, c’est l’inconnu. Tant que je n’ai pas utilisé ces outils, je n’ai aucune idée de ce qu’il va se passer si je m’en sers.

Qui peut prendre la main sur la narration pour « tirer un voile pudique » ou annoncer un fondu au noir ? Est-ce que c’est la responsabilité du MJ ou est-ce que n’importe quel participant peut se le permettre ? Est-ce que c’est quelque chose qui se fait avec l’accord de tout le monde (« est-ce que ça vous va si on fait un fondu au noir, là ? ») ou est-ce qu’on peut l’annoncer d’autorité sans se justifier (« on va tirer un voile sur ce qui se passe ensuite ») ?

Du côté des agresseurs, c’est le même inconnu, la même pression. Comment vais-je réagir si quelqu’un sort la carte X ? Comment reprend-on le jeu après ça ? Si on vient de tirer un voile, qu’est-ce qu’on résume de la scène qu’on vient de flouter ? Si c’est une scène de torture par exemple, et que l’on souhaite qu’elle ait quand même un impact dans la trajectoire des personnages, ou du sens pour la suite de l’aventure, quels détails peut-on donner en respectant le voile ?

Ce sont des réponses qu’on ne peut trouver qu’en pratique, quitte à ce que la première fois se passe de façon un peu chaotique.

L’expérience, y a que ça de vrai !

Khelren Connaître l’existence de ces outils ne signifie pas pour autant savoir les utiliser correctement. De nombreux jeux qui abordent des thèmes durs ou dérangeants mériteraient d’y consacrer quelques pages plutôt que de se reposer sur la qualité ou la maturité des joueurs. Il faut remonter en 2003 pour avoir pour la première fois la présentation des lignes et voiles : c’était dans le supplément Sex and Sorcery pour Sorcerer. De même, dans Breaking the Ice où l’on joue les premiers rendez-vous amoureux d’un couple, on est invité à discuter au préalable de la façon dont la sexualité sera ou non traitée en cours de partie, ce qui est un tour de parole bienvenu. Microscope va encore plus loin en intégrant les voiles dans ses mécaniques de jeu : une liste de sujets que l’on veut voir émerger durant la partie va être dressée, et a contrario certains sujets vont être explicitement bannis. Ces jeux diffusent la connaissance des outils et en les intégrant à leurs mécaniques, apprennent à en faire usage.

Eugénie Je parlerais plutôt d’expérience que de qualité ou maturité des joueurs. Pour accélérer le processus, en GN, ces outils sont accompagnés d’ateliers pour apprendre à s’en servir. Jouer une scène « à blanc », « pour du beurre », juste pour voir ce que ça donne quand quelqu’un emploie le safeword par exemple. Se rendre compte que le prononcer n’est pas la fin du monde, voir comment les autres y réagissent, et pour les « agresseurs » apprendre à baisser l’intensité sans casser le moment. Dans le même esprit, à certaines tables on va dégainer la carte X pour quelques broutilles en début de partie (« ah non ! Carte X sur les accents ! ») pour détendre l’atmosphère et dédramatiser son utilisation.

Khelren Sans compter que cela va aider à libérer d’un poids énorme celui qui utilise un de ces outils : la pression sociale pèse toujours sur celui qui sera le premier à parler ouvertement des problèmes, à crever l’abcès. Pourtant lorsqu’on commence à en parler, on se rend compte très souvent que le problème est partagé. Il faut comprendre que certains n’osent pas utiliser les lignes et voiles parce qu’aborder un sujet qui les touche, c’est révéler leur intimité et leur faiblesse, et quelque part c’est aussi devoir se justifier. Et cela demande en conséquence un effort important pour mettre en branle cet outil, pour ne pas demeurer dans l’inertie. La carte X est en cela une réponse plus tranchée : aucune justification, aucune discussion quand elle est utilisée. C’est aussi une façon de rassurer.

Eugénie Oui. Le souci étant que tous ces outils font peser à première vue la responsabilité de la sécurité sur la personne qui subit le malaise. À partir du moment où on a tout le matériel pour signaler les problèmes, il est tentant de s’appuyer sur un « qui ne dit mot consent ». Or, il est important pour les “agresseurs” de se souvenir que nous n’avons pas toujours le recul nécessaire pour reconnaître notre propre inconfort. À quel moment passe-t-on du non-amusement acceptable au réel malaise ? Est-ce que je peux encore encaisser un niveau de gore supplémentaire ? Est-ce que la sensation de chagrin que j’éprouve en jouant mon orpheline est encore agréable ou plus tout ? Tant que je n’ai pas approché les situations-limites, je sais difficilement où j’en suis de ma tolérance émotionnelle. Et souvent, je dis « aïe » après avoir eu mal. Raison de plus pour y aller par pallier sur les premières scènes, en laissant aux autres joueurs le temps de réagir, apprivoiser leur propre ressenti et utiliser le matériel si besoin. Si le « jouer gritty » du contrat social se transforme en début in medias res par une situation de viol collectif, les cartes X ou les voiles ou les safewords vont arriver trop tard.

En coulisses

Khelren Ah ouais quand même, tu commences tes parties par un viol collectif, toi ? J’ai beau être matinal… Plus sérieusement, la question du timing et de la progression est en effet importante : il faut savoir aborder petit à petit les sujets sensibles, ce qui permet de faire passer la pilule plus facilement. Se lancer en frontal, direct, cash, dans le hardcore, c’est clairement risquer de choquer. Alors qu’en amenant doucement les choses, avec le consentement de la table, ça peut plus facilement passer. Nous sommes des créatures d’émotions et dans tous les cas rarement d’absolus, on n’a pas forcément des interdits et des sujets tabous, mais plutôt un certain seuil de tolérance qui varie selon le moment. Il faut savoir faire preuve de tact, savoir prendre la température du bain (enfin… de la table), et savoir lire les expressions corporelles ; comprendre si la scène met mal à l’aise ou au contraire si les réactions sont bonnes (quand bien même il peut s’agit de « bonnes » émotions désagréables, comme celles qu’on peut ressentir face à un film d’horreur qui nous prend aux tripes).

Eugénie Oui. Les outils de sécurité émotionnelle ne devraient pas nous dédouaner du gros boulot d’écoute et d’attention que nous avons à porter aux autres joueurs (et pas seulement de la part du MJ).

Je me permets de poursuivre sur la question du timing : pour gérer un pic d’émotion qui m’a secouée, je peux aussi me couper un peu de la table, ou au contraire regarder les autres en spectatrice, me resservir de la limonade ou jouer avec les dés… bref, faire un break le temps de laisser tout ça refluer. Savoir souffler « sur le banc » pendant quelques minutes, après une émotion intense, qu’elle soit due à une scène bouleversante ou à une terrible frustration de joueuse, c’est important. C’est un moment qui peut être difficile (essayer de dépasser une exaspération de joueuse) ou agréable (redescendre doucement du pic émotionnel qui m’a bouleversée). Mais plus l’émotion est puissante, plus souffler sera nécessaire pour pouvoir passer à autre chose et reprendre le jeu. D’un côté, c’est à moi de reconnaître ces moments où j’ai besoin de me mettre en retrait et de ne pas intervenir dans la scène suivante ; d’un autre c’est à la table d’avoir la délicatesse de proposer une pause si elle sent un flottement ou au minimum ne pas me solliciter pour « faire le scénar », par exemple en braquant le projecteur sur un autre personnage le temps que je revienne de moi-même dans la partie.

Khelren C’est aussi un peu le rôle du MJ de savoir lire ses joueurs et de se rendre compte qu’il a appuyé fortement sur un des personnages et qu’il doit le laisser souffler au risque de transformer la partie en une insupportable séance de torture. Expliciter son intention concernant la scène en annonçant que l’enjeu de la scène va porter sur un sujet sensible (« ok, et maintenant, est-ce que c’est cool pour tout le monde si on déplace la caméra sur ton perso au moment où il va coucher avec sa sœur Lannister-style ? »), puis s’assurer que tout va bien pendant et après, c’est certes de sa principale responsabilité mais également de celle de toute la table. Les joueurs sont là pour s’entraider. Ce n’est pas parce que vous n’êtes pas dans la scène que vous devez rester silencieux à tout prix. Exprimer votre dégoût, votre horreur, votre approbation, même par le biais d’un blague qui va détendre l’atmosphère (vous connaissez votre table, vous devriez savoir ce qui convient le mieux), c’est aussi épauler les autres d’une certaine manière.

Eugénie Oui, je pense que c’est surtout un rôle de camarades de table : complicité et empathie, c’est une façon de sceller la confiance. Et, quelque part, c’est remettre l’émotion en jeu plutôt que la garder pour soi, la subir. Si je suis spectatrice, je peux la rendre à la table par le biais de commentaires (verbaux ou non) : « oh mon dieu » devant une scène atroce par exemple. Si c’est moi qui suis en jeu, je peux la rendre à mon personnage. Les GNistes appellent bleed in le passage d’une émotion de la joueuse vers le personnage, et steering le pilotage du personnage pour des raisons propres à la joueuse. Je ne sais pas si c’est prévu pour, mais un mélange des deux peut être un moyen de gérer le malaise en interne. Il s’agirait alors de laisser l’émotion inconfortable au personnage ou de la lui confier plutôt que de la garder pour soi. Jouer avec ce que nous ressentons plutôt que le subir. Si je souffre d’une absence d’agentivité par exemple (la frustration est aussi un type d’émotion qui se présente à la table) mon personnage peut se laisser couler ou s’enfermer dans une spirale auto-destructrice, en proie à la dépression. Ainsi matérialisé, le problème devient celui de mon personnage, au moins le temps que j’arrive à me dégager de ce sentiment ou que nous fassions une pause pour en parler.

Dans le même ordre d’idée, je peux utiliser le personnage comme paravent à ce qui me dérange. Si un aspect me met mal à l’aise, mon personnage peut s’enfermer dans un déni ou se focaliser de façon obsessionnelle sur autre chose, au moins le temps de finir la partie et d’évoquer ensuite le souci en débriefing avec les autres.

Khelren Ah, ça, je ne sais pas. Ce que tu dis ça m’évoque quand même beaucoup les problèmes qu’il peut y avoir entre joueurs à la table. Quand ils utilisent leur personnage pour régler leurs comptes par exemple et ça peut empirer des situations déjà pleines de frustrations et de non-dits. Je ne suis pas en train de condamner le bleed in attention, mais je ne suis pas sûr qu’on puisse régler de tels problèmes par le biais de son personnage. Ou, plus exactement, je pense qu’il y a plus de chances que le problème qui ne se situe pas au niveau des personnages ne puisse pas être réglé à ce niveau et donc qu’il faille (et qu’il vaille mieux) en parler entre joueurs. Mais je te rejoins sur le fait que ça peut permettre de supporter une situation désagréable le temps d’arriver jusqu’au débriefing où on pourra alors crever l’abcès. Crever l’abcès est un terme fort, d’ailleurs ; j’ai souvent vu des joueurs qui accumulaient de la frustration et qui lors du débriefing, devenus aigris, cédaient en conséquence à la colère et employaient des mots très durs. Le débriefing, c’est un moment de retours et de critiques, ok, tu peux faire remarquer qu’il y a eu des maladresses, mais le but c’est de s’améliorer et de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Ça n’est pas un procès ni une chasse aux sorcières et, d’une part, le MJ n’est pas une autorité parfaite et inattaquable (ce n’est pas parce qu’il a amené un sujet à la table que c’est forcément casher) et d’autre part déverser sa frustration accumulée sans la moindre diplomatie est loin d’être le meilleur moyen pour obtenir une oreille attentive de la part des autres. Mieux vaut ne pas retenir sa frustration en cours de jeu, parce que sinon quand le barrage cède, ça va être une catastrophe.

Eugénie Il y aurait beaucoup à dire sur les débriefs aussi. Le débrief peut être vécu comme une pression pour les MJ ou même les joueurs, qui savent qu’un retour va tomber en fin de partie, et qu’il aura probablement une forme de jugement. Faire le tri à chaud dans le sac de nœuds de ses émotions ou son ressenti n’est pas forcément quelque chose de facile ou même de souhaitable. Certains en ont besoin pour pouvoir laisser la partie derrière eux, d’autres (dont je fais partie) auraient plutôt besoin de laisser décanter les choses avant de les exprimer. Surtout s’il y a eu un problème. Les réactions à chaud ne sont pas forcément évidentes à gérer.

Et sans même évoquer un souci de forme ou de violence des propos, il peut être effectivement douloureux de réaliser qu’une personne a été mal à l’aise pendant la partie et n’a pas osé le dire. Mais d’une part, cet aveu n’est pas forcément une accusation, même s’il est souvent perçu comme tel ; d’autre part, accepter d’être faillible est aussi un pré-requis au débrief. Nous faisons tous des erreurs et nous sommes tous maladroits à un moment ou un autre. Bien plus souvent entre amis qu’avec des inconnus, d’ailleurs. À nous d’essayer de l’être le moins possible, en apprenant à mieux se connaître soi-même et en travaillant l’écoute et la vigilance.

2017

Eugénie tient notamment le blog « Je ne suis pas MJ mais… » dont nous vous conseillons la lecture : https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/

Khelren, bien connu de nos services, est le genre de type à vous réclamer de l’argent pour financer ses innombrables projets de JdR, soit sur Tipeee : https://fr.tipeee.com/khelren soit au sein de la structure Studio Absinthe.

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