La toge et le glaive [Critique – Etherne]

Nove sed non nova (La manière est nouvelle, mais non la matière)

En l’an 2759 ab Urbe condita – soit 2006, pour ceux de nos lecteurs barbares non encore éclairés par la lumière de la Ville ét(h)ernelle –, la Boîte à Polpette éditait et publiait le jeu Etherne, qui trouvait là une version finalisée et une visibilité plus grande que par la seule autoédition. Et, en cette année 2772 (Macrone consule), Etherne revient sur devant de la scène : le livre de base du jeu, un supplément et trois scénarios – pour l’instant – sont livrés aux appétits des patriciens et plébéiens sans distinction, puisque chacun peut les acquérir au prix qu’il veut, voire sans débourser le moindre sesterce.

Après avoir tenté de vous faire ceindre le pagne de lin et d’empoigner le khépesh en jouant à Kémi [lien vers la critique], me voici en passe de vous inviter à choisir entre une toge et une lorica segmentata, une tablette de cire et un gladius.

Ab uno disce omnes (Et qu’un seul vous apprenne à les connaître tous)

Au jour et à l’heure où je trace sur cette tablette de cire, la gamme officielle d’Etherne comprend une demi-douzaine d’ouvrages :

  • Le livre de base, Etherne, initialement paru en 2006, qui présente l’univers du jeu et les règles de simulation;
  • Trois suppléments de règles et de contexte, Artes Bellonae (2006), Roi des Rois : Hayastan (2007), et Le grand cloaque (2009) ;
  • Deux scénarios de grand format, Le trésor de Galobel (2006) et Le brame du cerf noir (2011), et un scénario de petit format, Les Thermes du contrat (date inconnue).

Voilà de quoi se faire une assez bonne idée des décors dans lesquels se dérouleront les aventures et des tons possibles de ces dernières. Pour le dire en quelques mots, MJ, joueurs et personnages d’Etherne s’immergeront dans un monde très directement inspiré de la Rome antique et de ses voisins plus ou moins bien connus, et vivront des péripéties aussi diverses que les intrigues en familles patriciennes au sein de la ville-capitale, des voyages d’exploration d’horizons exotiques et des combats impitoyables contre des adversaires civilisés ou barbares.

Ce n’est pas tout à fait Rome, pas vraiment Carthage, ni exactement les inquiétantes contrées germaniques ou les splendeurs perses. Néanmoins, vous ne manquerez pas d’en retrouver les parfums ! L’ambiance romano-antique vous attire, mais vous n’osez pas vous lancer de peur de piétiner la « vérité » historique ? Choisissez alors Etherne, et personne ne vous jettera du haut de la roche tarpéienne.

Urbi et orbi (A la ville et au monde)

Etherne en elle-même, c’est la sœur quasi jumelle de la Rome républicaine. Si vous ne m’en croyez pas, croyez-en au moins l’auteur du jeu, qui le pose explicitement. La République est ce régime politique où deux consuls et le Sénat, principalement composé de familles aristocratiques (les patriciens), gèrent la chose publique dans l’intérêt commun de tous les citoyens, y compris celui du peuple (les plébéiens). Vous vous douterez certainement que ce tableau posé en quelques termes et cet objectif idyllique d’un bien commun cachent une réalité plus tortueuse : luttes d’influence entre familles sénatrices, tout comme entre partisans du maintien de la république ou de l’avènement d’une dictature, ou encore volonté farouche du peuple de participer à son gouvernement. Terreau d’aventures où les affrontements d’éloquence entre les colonnes de marbre du Sénat se doubleront d’achats d’alliés corruptibles, voire de coups de poignard dans les ruelles fangeuses. Sans parler des rivalités entre les diverses cités et contrées du territoire de la République d’Etherne, la ville portuaire d’Ostie, ou Cumes la ville sanctuaire, ou encore Oplontis, lieu de villégiature des nantis. Ah !, les charmes de la politique, que le scénario Les thermes du contrat vous propose de savourer.

Ceux qui trouveront la péninsule latine d’Etherne trop petite pour leur soif d’aventure ne manqueront pas de se tourner vers le reste du monde connu – ou à connaître. Les joueurs nostalgiques de Vercingétorix ou de Cúchulainn iront en Terres chevelues ; le scénario Le trésor de Galobel s’appuie sur des histoires passées en ces terres-là. Les amateurs de philosophes péripatéticiens, de cités-états et de hoplites lourds lorgneront, eux, du côté d’Artésia et de l’Idrie.

Le dépaysement ne manquera pas, non plus, sur les autres rives du mare nostrum : Cartago, splendide et adverse ; le pays du Fleuve, légendaire et interdit aux voyageurs ; et probablement un continent entier, que l’on dit noir pour la couleur de peau de ses habitants. Ou encore là-bas, à l’Orient, le formidable empire sassanide, son roi des rois et ses satrapes, sa fabuleuse bibliothèque ; le supplément Hayastan est consacré à la province la plus récemment conquise par cet empire.

Et, au nord et au nord-est, ces terres dont les peuplades sont aussi sauvages que les paysages, fussent-ils de denses forêts ou des steppes arides. Le scénario Le brame du cerf noir, écrit pour être joué avec les règles de Barbarians of Lemuria dans l’univers d’Etherne, est la porte d’entrée idéale vers ces horizons barbares.

Alea jacta est (Le sort en est jeté)

Les règles du jeu constituent un peu plus de la moitié du livre de base, et des compléments spécifiques sur les règles de combat sont apportés dans l’ouvrage Artes Bellonae. Le cœur de la mécanique ne surprendra pas la majorité des rôlistes : le résultat du tirage d’1d10, ajouté à la somme des scores de l’« attribut » (comprenez « caractéristique », si ça vous est plus familier) et de la compétence qui sont mis en jeu doit au moins égaler le niveau de la difficulté de l’action. Quelques finesses complètent le tableau, comme les « jets de Fortune » – au sens de « chance » et non de « richesse » – qui sortent les personnages des mauvaises situations. Nihil novi sub sole.

Les personnages sont principalement définis par leur peuple d’origine (il est recommandé d’incarner un Latin, un Chevelu ou un Achéen, les autres origines étant plus difficiles à intégrer) et par leur « cursus », c’est-à-dire leur profession. Certaines professions sont communes aux différents peuples et cultures, d’autres sont plus spécifiques (le barde est Chevelu). Puis viennent les « motivations » d’un personnage, qui sont les raisons qui le poussent à partir à l’aventure. Les « attributs » et « compétences », évoqués plus haut, formalisent les niveaux chiffrés qui serviront aux tests d’actions ; des « avantages » et « désavantages » – physiques, mentaux, sociaux, etc. – affinent le portrait. Enfin, en décidant si le personnage penche plus du côté de la Raison ou des Mystères, le joueur indiquera si le PJ sera fermé ou réceptif au surnaturel et au divin.

Le combat fait l’objet d’un chapitre spécial de règles, avec ses tables de coût d’action, de modificateurs, d’échecs critiques, etc. La mécanique de résolution des combats n’est pas la plus simple que je connaisse, et elle peut ralentir une action qui se voudrait féroce. Qui plus est, cette vingtaine de pages dans le livre de base, auxquelles s’ajoute la douzaine d’autres dans Artes Bellonae, me semble donner au jeu, par les détails dans lesquels elles entrent, une inclination qui s’écarte de sa colonne vertébrale : je ressens Etherne comme un univers dans lequel, certes, le combat n’est pas absent, mais dont il n’est pas l’axis mundi.

Il faut lire avec attention la déclaration d’intention qui apparaît, à mon avis, trop loin dans le livre de base (en page 203 seulement), dans une annexe consacrée aux conseils de jeu pour poser l’ambiance : Etherne est construit autour de trois axes : la politique, qui est l’élément déclencheur, un jeu dans lequel les PJ sont au service de familles sénatoriales qui rivalisent d’influence ; le voyage qui, au travers de la perte de repères, amène au plaisir de la découverte ; et le mysticisme, qui s’incarne dans le duel entre Raison et Mystères. En ramenant ces propos en ouverture du jeu, ces angles d’approche auraient gagné en visibilité.

Finis coronat opus (La fin couronne l’œuvre)

Le chapitre sur l’évolution des personnages me paraît, d’ailleurs, offrir plus clairement les clés de l’ambiance du jeu : cette évolution ne se mesure pas majoritairement par l’augmentation de leurs scores de compétences (même s’il y a un chapitre consacré à cela), mais plutôt par l’évolution de leur position sociale, de la densité et de la solidité de leur réseau de contacts, alliés, débiteurs, etc.

Ainsi, les aventures rapportent aux PJ des « points de renom » qui, par tranche de 10, génèrent des « points d’influence » et servent à acquérir des pouvoirs sociaux spéciaux, dénommés « potestas », dans des domaines comme la filouterie, la guerre, ou encore la science.

Cette manière de gérer l’évolution des personnages déroutera peut-être les joueurs habitués à ce que la progression d’un PJ soit une question très personnelle, individualisée, alors que dans Etherne, elle se traduit surtout pas le tissu des relations interpersonnelles et une perspective collective, sociale. Ainsi, le système met en valeur la relation spéciale entre « patron » et « client » qui sous-tend une grande partie de la société latine. Et ces relations avec des débiteurs et créanciers, alliés et adversaires, constituent des ressorts potentiels pour les aventures suivantes, ainsi que des arcs liant les personnages et les aventures au fil du temps.

Dis aliter visum (Les dieux en ont ordonné autrement)

Le chapitre « Mysticisme et raison » traite, entre autres, des aspects liés au divin et au surnaturel dans le monde d’Etherne. Pour certains, ils sont une réalité à laquelle on ne peut échapper et dont on doit tirer le meilleur parti ; et les panthéons dans Etherne ne seront pas étrangers aux joueurs qui ont quelque culture antique, même superficielle : Diane, Dyonisos et autre Saturne, sonneront familièrement à leurs oreilles. Les adeptes et initiés, ceux qui croient aux dieux et à leur influence sur la vie des hommes tenteront de faire appel à eux, par le biais de rituels individuels ou collectifs, et leur Foi (gérée par des « points » spécifiques) évoluera de leurs réussites et échecs.

Pour d’autres, les dieux et leurs pouvoirs ne sont qu’illusion et c’est la raison qui prime. La force de l’esprit, la puissance de la rhétorique, la solidité de la logique, voilà les outils avec lesquels ils œuvrent au triomphe de la Vérité. Mais leurs convictions peuvent aussi être ébranlées par la manifestation de mystères auxquels ils n’arrivent pas à donner d’explication rationnelle.

Les personnages d’Etherne évoluent donc sur un chemin tracé entre leurs tendances à la Raison et aux Mystères, chemin qui penche parfois d’un bord, parfois de l’autre, et qui contribuent à la dynamique des personnages qui ne sont pas emprisonnés dans une posture décidée ad vitam aeternam lors de leur création par les joueurs.

En nihilo, nihil (Rien ne vient de rien)

Dans l’introduction du jeu, Elwin Charpentier, l’auteur, indique clairement son inspiration principale pour le cadre d’Etherne : la République romaine. La page dans laquelle il oriente vers des inspirations en films, BD et autres œuvres rassurera ceux qui craindraient d’être enfermés dans un cadre aride. Des séries de BD Alix et Murena au film Gladiator et aux romans d’Ambre, en passant par l’Odyssée et le roman Les lions de Macédoine, la fiction ouvre largement ses bras.

La liste mériterait d’être quelque peu élargie, pour prendre en compte, par exemple, une série comme Rome qui a largement changé le regard sur l’antiquité romaine. Une ou deux mentions de livres sur la vie quotidienne à Rome – notamment des ouvrages pour la jeunesse, bien illustrés – seraient également bienvenues, pour y piocher ces petits détails qui donnent du corps à l’univers du jeu ; ainsi, les anglophones se régaleront avec Ancient Rome on 5 Denarii a Day, de Philip Patyszak, une sorte de guide du quotidien dans la Rome antique avec seulement quelques pièces en poche.

Et il m’est impossible de ne pas jeter un coup de lampe à huile sur une série de « polars romains », la série qui met en scène le détective privé Marcus Didius Falco, écrite par Lindsey Davis. Certes, le cadre historique est celui de l’empire des Flaviens, mais les ressorts de ces aventures sont adaptables sans souci à Etherne, et offrent une variété de sujets et de décors. Au cœur de Rome ou dans les brumes de l’île de Bretagne, aux marges des forêts germaines ou des déserts lybiens, Falco dénoue les intrigues des petits et des puissants, trafics d’œuvres d’art, cartel verrouillant le marché de l’huile d’olive, sédition de familles aristocratiques, disparation de vestale, etc. Voilà de quoi répondre aux trois axes d’Etherne : la politique, le voyage et le mysticisme.

Argumentum ad crumenam (un argument qui s’adresse à la bourse)

La matière à jouer mise gracieusement – ou au prix que vous déciderez de payer – à disposition est vraiment conséquente. Certes, la taille ne fait pas toujours la qualité mais, en l’occurrence, il y a de quoi jouer, et bien jouer. Aucune raison financière ne devrait donc induire votre hésitation à découvrir ce jeu et son univers. Pour ce qui est de l’ambiance du jeu, foncez si vous appréciez les aventures ou les campagnes où les aspects sociaux et politiques sont essentiels. Si vous préférez l’action débridée à la Conan le Barbare, les marges du monde connu sauront vous être un terrain fertile ; mais vous passerez alors à coté du cœur de l’ambiance d’Etherne, et d’autres jeux – conanesques ou pas – seraient plus adaptés à vos goûts.

https://sethmes.com/etherne/

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