L’homme qui parlait à l’oreille de Cthulhu

Tristan Lhomme. Pour maintenant plusieurs générations de rôlistes francophones, ce nom est une sorte de synonyme de L’Appel de Cthulhu. Après avoir fortement participé à la popularité hors norme du jeu lovecraftien en France en inondant le lectorat de Old Casus de ses innombrables scénarios et aides de jeu, Tristan a continué à œuvrer, notamment chez Sans-Détour, en faveur de la diversité des approches ludiques du Grand Ancien. Et ce n’est pas le game over de la gamme chez SD qui allait le dissuader de continuer, non. Le voici donc, dans les prochains jours, au cœur d’un nouveau foulancement consacré à Cthulhu mais cette fois-ci dans sa version Hack publiée chez Les XII Singes. Ce sera la campagne Les Encagés. Et cela méritait bien quelques questions, non ?

1.  J’ai envie de commencer simple : « pffff, encore du Cthulhu pour Tristan Lhomme ». Il n’y a rien d’autre qui te plaise, en fait ?

Mets-toi à ma place : ado, je découvre qu’il existe un jeu de rôle sur un auteur que je connais très bien parce que je suis un gros consommateur de fantastique. Quelques années plus tard, je comprends que je suis capable d’écrire des histoires avec les briques que lui et ses potes avaient mis en place. De bonnes histoires. Précisons : des histoires que je ne suis pas seul à trouver bonnes, parce que les gens m’en parlent encore vingt ans après leur publication et que leur réédition s’est vendue comme des petits pains.

Je serais idiot de ne pas continuer, non ?

Et puis, L’Appel de Cthulhu a quand même un gros avantage : la durée. Quand j’ai commencé à jouer, au milieu des années 80, il était là. J’en suis parti dans les années 2000, il était toujours là. Je suis revenu faire un petit tour (qui se prolonge) dans les années 2010, et oh, quelle surprise, il est encore là !

Je ne peux pas forcément en dire autant de tous mes autres coups de cœur rôlistes, hélas, parce que s’il me prenait l’envie d’écrire des scénarios pour Rétrofutur, Dark Earth ou Gurps, pour ne citer que ces trois-là, ils seraient vachement plus compliqués à placer…

Ma situation n’est plus non plus celle des années 90, où je ne faisais qu’écrire. La vie m’a rattrapée, j’ai un boulot et une famille, et je ne peux plus consacrer au jeu de rôle que des bouts de soirées et de week-ends. Heureusement, je dors peu. Mais du coup, je dois faire des choix.

Après, c’est l’histoire d’Hérodote, « nul homme ne se baigne deux fois dans le même fleuve parce que la seconde fois, ce n’est pas le même fleuve et ce n’est pas le même homme ». Bizarrement, je me vois changer quand je relis mes vieux scénarios. Je ne mettais pas tout à fait l’accent sur les mêmes thèmes, j’avais une approche moins nuancée sur une foule de choses… et puis, le principal changement : presque tous mes scénarios des années 1990 étaient centrés sur les USA alors qu’aujourd’hui, ça ne me viendrait plus à l’idée de les situer ailleurs qu’en France.

2.   Jeux Descartes, Sans-Détour, Les XII Singes, demain Edge peut-être, qui sait ? Là où il y a de l’AdC, tu es présent. (…) Ta classe de PJ préférée, c’est mercenaire, non ?

On pourrait aussi faire une liste de tous les éditeurs qui ont des jeux cthulhiens et que je n’ai pas fréquentés, elle serait aussi très longue vu que la Terre entière communie dans le culte de Monsieur C. et des ventes qu’il est censé rapporter. Mais bon, admettons. Hélas, sur la base de ma réponse précédente, on dirait bien que la classe de personnage qui me convient le mieux serait « sectateur », pas « mercenaire ».

Heureusement, pour ma défense, j’ai aussi bossé pour Siroz, Oriflam, Halloween Concept, Multisim, Ludis, le 7e Cercle, Black Book et je dois en oublier un paquet, tout ça pour des jeux sans rapports avec L’Appel de Cthulhu, couvrant toute la palette entre le med-fan et le space-op. Là, je pense que « mercenaire » se justifie un peu plus, quoi qu’en réalité, je crains que le vrai terme soit « dilettante ». J’ai passé toutes ces années à papillonner autour de jeux que j’aimais – parce que quand je bosse sans m’intéresser au sujet, ça se voit tout de suite. Heureusement pour moi, j’aimais beaucoup de choses, dans ces lointaines années 90, sinon, je serai mort de faim.

De toute façon, je n’ai pas besoin de L’Appel de Cthulhu pour donner une cohérence à mon parcours, il a déjà un autre fil rouge : Casus Belli. J’ai moins de temps à y consacrer en ce moment, mais on n’est pas nombreux à pouvoir se vanter d’avoir mis la main dans les quatre incarnations du magazine.

3.   Du coup, je te déclare expert en « éditeurs de l’AdC » : quel regard tu portes sur la fin de l’aventure Sans-Détour ?

En fait, ta documentation est fautive : je n’ai jamais rien publié pour L’Appel de Cthulhu chez Jeux Descartes. Ah si, une traduction de supplément, pour laquelle je n’étais même pas crédité, mais pas de création française originale. Du coup, mon expertise se limite presque exclusivement à Sans-Détour.

Et franchement, ce n’est pas la fin qui m’a le plus intéressé, c’est ce moment magique où, après dix ans sans écrire, j’ai rédigé un supplément en trois mois, et où Sans Détour a embrayé. C’était en 2012. Les cinq années suivantes ont été très chouettes, avec des projets personnels et des commandes, et surtout des moments intenses comme le financement d’Aventures effroyables ou même des Contrées du rêve…

Quant à ce qui a suivi, c’est triste, mais les chers disparus est un concept cthulhien. Quelque part dans l’aile nord d’un manoir à moitié effondré, un vieillard bossu et ricanant est en train d’accrocher les portraits de Piotr, Samuel, Christian aux côtés de ceux des trois Balczesak, Jean, Henri et Dominique, dans la galerie consacrée aux héros tombés au champ d’horreur. Et lorsque ce sera fait, il ira préparer les cadres pour les prochains tableaux…

4.  Te voilà chez les Singes. Sans langue de bois corporate, que penses-tu de Cthulhu Hack et de leur début de gamme lovecraftienne ?

Mais j’étais déjà chez les XII Singes, et depuis un bon moment, même ! Une apparition dans les règles de la première édition de Wastburg, une petite campagne pour ce jeu (L’Opéra de Quat’gelders), un autre petit tour dans la 2e édition quand elle sortira…

En revanche, je ne vais pas être corporate du tout et répondre « pas grand-chose » à ta question sur Cthulhu Hack. Mais pour être honnête, je ne pense pas grand-chose du Basic Role Playing non plus. J’étais à contre-courant dans les années 1980 quand je disais que les règles ne m’intéressaient pas. Avec le même discours, j’étais dans l’air du temps des années 1990. Aujourd’hui, on est dans une phase où « system matters », et je suis à nouveau vaguement hérétique, en attendant que ça change une nouvelle fois. Ça ne m’a jamais empêché de faire ce que je peux pour écrire de bonnes histoires.

5.   Eh, quand on y pense bien, tu attendais encore 6 mois et tu publiais ta campagne sous le label officiel AdC chez Edge. Tu y as pensé, pas vrai ?

Tu n’as pas tort sur un point : je porte ce scénario depuis 2013, alors six mois de plus… sauf que non, en fait. Edge a ses propres urgences, à commencer par une réédition. Je ne sais pas trop quand ils vont faire de la création française, ni s’ils auront besoin de moi s’ils s’y mettent. Et de toute façon, j’avais commencé à parler des Encagés avec les XII Singes bien avant qu’Edge ne soit annoncé comme repreneur et ça ne se fait pas de changer de cheval au milieu du gué.

Ces considérations pratiques mises à part, quand je le relis, je ne vois plus un scénario pour L’Appel de Cthulhu. C’est un scénario, ou plutôt une campagne, ça oui. D’horreur, certainement, mais pas que. Mais un scénario pour L’Appel de Cthulhu ? Pas vraiment. Plus vraiment, même si à une époque, c’est ce qu’il a été, mais il a tellement muté au fil du temps…

6. En effet, il paraît que tu veux casser les codes de l’aventure lovecraftienne dans ta nouvelle campagne. Mais, après tout ce temps, toutes ces époques explorées, toutes ces éditions, etc., il y a encore des codes à casser, vraiment ?

Oh que oui ! L’Appel de Cthulhu a eu un papa très brillant, Sandy Petersen, puis un oncle adoptif qui a supervisé sa croissance, Lynn Willis. Ce dernier a largement formaté le jeu, sans doute plus que Sandy Petersen. Son intervention a été pour le meilleur à plein d’égards, mais elle a structuré le jeu. L’Appel de Cthulhu repose sur un tas de présupposés que tout le monde accepte implicitement et que plus personne ne voit, même après mille scénarios.

Vous jouez des types normaux qui découvrent que…

Vous suivez le fil de l’histoire et il vous conduit à un point culminant qui…

Un scénario n’est pas un scénario s’il n’y a pas de monstres/sorciers/sectateurs qui…

Un scénario est obligatoirement une enquête qui…

J’ai pas mal réfléchi à tout ça après Sous un ciel de sang. Le résultat a été Les encagés, bien sûr, mais ça n’a pas été ma seule tentative pour casser ces codes. Et si on jouait des investigateurs, d’accord, mais pas humains ? Et si on jouait des scénarios construits autour d’autres sous-genres du fantastique ? Ou d’autres auteurs ? Et si on jouait des gens placés différemment sur l’axe investigateurs / sectateurs ? (C’est amusant d’y penser comme à un axe, bien plus que comme les deux faces d’une pièce.)

Bref, tous ces trucs sont restés sur mon disque dur faute de temps pour les développer comme je le souhaitais, mais Les encagés a vu le jour. Son postulat est simple : « voilà, il y a cette scène totalement classique, la soirée tupperware peuplée de types masqués qui jouent du couteau sur des sacrifiés lorsque des héros armés de fusils de chasse déboulent… et si on s’en servait autrement ? »

7.  Je me suis laissé dire que tu avais fait des recherches assez poussées sur les procédures criminelles aux USA pour « faire vrai » Alors, ça fait quoi d’être fiché par la NSA ?

On t’a mal informé : ce scénario se passe en France. J’ai fait des recherches, mais pas sur les USA. Si je suis fiché quelque part, c’est aux RG. Et oui, il y a eu des jours où mon historique de recherches Google donnait l’impression que j’étais un tueur en série ou quelque chose de ce genre. Avec un intérêt malsain pour la chasse au sanglier et les menottes.

Donc oui, des recherches…. pour mieux ignorer leur résultat, ou plus exactement pour mieux l’utiliser. De vous à moi, le réalisme, c’est chiant. Les encagés est une grosse machine. Traitée par la police du monde réel, l’enquête durerait des mois ou des années et elle générerait un dossier d’enquête de douze mille pages, truffé de rapports d’experts et d’auditions de gens qui n’ont rien vu mais veulent aider. Je me suis vite rendu compte qu’émuler ça n’était pas mon propos. En sens inverse, je voulais éviter de construire une enquête policière de série télé, pliée en 42 minutes parce que hop hop hop, l’ADN a parlé.

Ce qui m’intéressait, et j’ai mis un moment à le comprendre, c’était de créer un cadre vraisemblable et d’y déployer une enquête policière du XXIe siècle qui soit à la fois jouable et intéressante. Faut pas s’y tromper, le vraisemblable et le réalisme ne sont pas copains. Le premier se fait passer pour le second, voilà tout.

8.   Le titre, Les encagés, c’est une ode à la gloire des campagnes dirigistes et super-scriptées, c’est bien ça ?

Non, tu confonds avec une histoire de trains. Je n’ai jamais aimé les récits trop linéaires, et j’en ai peu à mon actif. En général, on me reproche plutôt le contraire : empiler les bouts de fil narratifs et laisser les MJ démêler la pelote, au risque de s’emmêler dedans. C’est surtout sensible sur les formats longs. J’essaye souvent d’épuiser la matière d’un scénario, comme je l’ai fait dans Sous un ciel de sang ou Les ténèbres au cœur de la montagne. L’exercice est parfaitement jouissif à lire et excellent pour la rejouabilité de l’histoire, mais il oblige à créer une tonne d’informations qui pourraient servir… et qui serviront effectivement au groupe de Pierre, alors que celui de Paul aura été butiner dans un tout autre secteur.

Avec Les encagés, j’ai tenté une formule hybride : une enquête classique en arborescence qui débouche sur des nébuleuses d’informations où les enquêteurs piocheront au gré de leur inspiration. Au bout d’un moment, ils retomberont sur d’autres éléments scriptés, qui les conduiront jusqu’à la conclusion, mais l’ensemble reste très ouvert. Lors de ma dernière passe de relecture, en plus d’intégrer les retours des testeurs, j’ai retravaillé sur le balisage pour rendre tout ça plus clair, et il est possible que quelques réglages restent à faire sur ce point. Tiens, par exemple, un diagramme pour expliquer tout ça de manière visuelle serait une bonne idée… comme quoi, même les interviewers bruts de fonderie ont leur utilité.

9.   Les XII Singes aiment bien faire financer des aides de jeu et autres bonus à jouer à l’occasion de leur foulancement : tu peux nous tuyauter sur ceux des Encagés ?

Eux et tous les autres, non ? Si les foulanceurs embrayent, j’ai un paquet de trucs dans les starting blocks. Les trucs en question sont solides et consistants : un gros morceau de background sur un élément de la campagne et des scénarios connexes. Et bien sûr, il y a un paquet de bonus graphiques dans les tuyaux, mais je me sens moins qualifié pour en parler.

10.  Bon, de toute façon, je te dis ça mais, moi, hors de question que je joue dans l’univers d’un type aussi peu recommandable que Lovecraft. Et toi, tu gères ça comment ?

Tu ne t’embêtes pas trop à jouer aux Petites filles modèles, le jeu de rôle ? Parce qu’en fait d’auteurs vraiment recommandables, je ne vois guère que cette excellente comtesse de Ségur, en dépit d’une attirance un peu suspecte pour les fessées vigoureusement appliquées sur des derrières juvéniles. Pour le reste, la littérature a toujours été une grande parade d’obsédés, de drogués, d’alcooliques, de débauchés et de titulaires d’idées politiques suspectes, déviantes ou impopulaires. Lovecraft s’insère à merveille dans ce défilé de gargouilles, il est même loin d’être le plus moche de la bande.

J’ai aimé les nouvelles de Lovecraft bien avant de découvrir la vie de leur auteur. Je continue à penser qu’elles se lisent fort bien en dehors des grilles de lecture des critiques, qui changent d’ailleurs au gré des modes. Je me souviens de l’époque où il fallait s’intéresser à Lovecraft sous l’angle de sa sexualité ou de son absence. Aujourd’hui, la race obsède tout le monde et on cherche à le faire rentrer dans une grille raciale. Demain, tout le monde s’hypnotisera sur son athéisme ou autre chose.

Faites-moi signe quand ce sera les chats.

Bref, je ne sais pas si je serais parti en vacances avec Lovecraft, mais vu qu’il est mort trente ans avant ma naissance, je ne me suis jamais posé la question. Avec ses histoires, en revanche, oui.

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Le foulancement de Les Encagés débutera dans quelques jours sur Game on Tabletop. Attention, il y aura un early bird d’une durée de 72 h : vous voilà prévenus.

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