Trois kilos de cerises avec supplément de yomi [chronique L’Empire des cerisiers]

Trois suppléments de cerises – 1/3

Peu avant d’entamer cette chronique, je faisais remarquer à Olivier San Filippo combien sa prolixité était désobligeante pour les humbles mortels. Décidé à ne pas me laisser distancer, c’est donc trois suppléments que je m’apprête à disséquer. Il faut dire qu’il en achève actuellement un quatrième ! On commence par le recueil de scénarios, car c’est le premier de la pile.

Sakura no Densetsu – La légende des Cerisiers

Le berceau des lucioles

Il aurait presque été possible d’intituler ce recueil de scénarios « Hitaru no Densetsu », c’est-à-dire « La Légende des Lucioles » tant l’organisation des Chasseurs de Luciole en constitue le fil directeur. Cette dernière se donne pour mission de maintenir l’équilibre entre le monde des hommes et celui des kamis et autres yokais. Déjà très présente dans le livre de base, elle confirme sa place centrale dans l’univers. Au fil des scénarios, elle apparaît donc comme un soutien, un commanditaire, voire un potentiel groupe auquel appartenir. Une fois les personnages intégrés à cette organisation, même lâchement, il n’est pas très difficile de concevoir de nouvelles aventures. Que l’on joue ou pas les scénarios, le recueil renforce donc la proposition ludique de l’univers, comblant une importante lacune lors de cette séance de rattrapage.

Dans le détail, il comporte six scénarios, deux diptyques et deux scénarios indépendants, de cinq auteurs différents. Les deux premiers diptyques ont en commun la place centrale des chasseurs de lucioles. Ils peuvent être joués par le même groupe, à la condition de prendre quelques dispositions en amont. Bien que les chasseurs de lucioles soient plus périphériques dans « Survivre », il met en scène deux clans déjà apparaissant dans les scénarios et il peut également s’inscrire dans le prolongement.

Passons à la revue de détail. J’essaye, tant que faire se peut, de pas divulgâcher les intrigues des scénarios, mais si vous préférez en garder toute la fraîcheur, joueurs, passez votre chemin.

Le parfum de l’introuvable

Le premier diptyque, ouvert par « Meurtre au sanctuaire des lucioles » prolonge le scénario du livre de base et tente de l’inclure dans une machination plus vaste. Il est pour le moins paradoxal. En effet, il porte en lui une riche promesse, celle d’un grand renversement de l’ordre du monde, tout à fait bienvenu dans cet univers gouverné par un Empereur-Dieu tout-puissant. Elle n’est hélas pas tenue, dans la mesure où les informations manquent pour estimer la nature et la portée des conséquences des actes décrits.

Aucun lieu important n’est laissé sans carte, et quelles cartes !

Le diptyque se présente sous la forme d’un prélude à une campagne. Ils manquent en eux-mêmes cruellement d’enjeux. Les PJ courent après une piste déjà froide d’un antagoniste parfumé pour le moins évanescent. L’enquête qui s’ensuit ressemble davantage à une longue collecte d’informations, les PJ constatant les dégâts. Apporter les preuves de l’implication de l’antagoniste aux yeux des autorités pour se les concilier n’a ici pas grand sens, tant son implication est évidente, tant et si bien que les PJ n’auront guère de difficulté à se trouver un interlocuteur et un employeur. Il n’y a donc pas d’enquête au sens strict, d’autant plus que les informations demeurent insuffisantes pour changer le rapport de force.

L’ensemble s’achève sur une situation irrésolue, ce qui n’aurait posé aucun problème si le meneur disposait de tous les tenants et aboutissants du plan de l’antagoniste et de quelques pistes pour envisager l’avenir. Hélas, la carte relationnelle proposée permet surtout de retracer ses actions passées, ce que fait déjà très bien le texte. L’ensemble est donc, en l’absence d’une campagne complète, peu utilisable, du moins pour l’instant. Il faudra avec bienveillance attendre une éventuelle suite.

La nuit des forains

Le second diptyque explore un versant plus sombre de l’univers, proche des contes horrifiques japonais. Techniquement, « La nuit des enfants volés » présente le grand mérite de proposer une création de personnages sur une base commune, celle d’enfants de la même communauté, fussent-ils de conditions sociales différentes, et de clairement poser ses enjeux. La violence atteint vite un haut niveau, si bien qu’il est possible d’opter pour une ouverture in medias res. L’opposition, bien que déséquilibrée, est honnête et un groupe malin a une chance de s’en sortir avec les honneurs. J’apprécie particulièrement que l’issue du premier scénario ait des conséquences de long terme tout à fait déterminantes lors du match retour, « La nuit des enfants vengés ».

« Je ne vivrai pas toujours seule. Mais personne ne me prendra ma vie et ma tranquillité. » Anne, La Nuit des forains

Ma seule réserve concerne le long préambule consacré aux limitations des actions des enfants, matérialisées en termes de règles par une création de personnage incomplète, quand d’autres jeux ont su leur donner des capacités spécifiques. Par exemple, il aurait été possible de créer un champ « Enfant » commun à tous les personnages, couvrant les activités liées au jeu et à la dissimulation, perdu une fois arrivé à l’âge adulte. Ce défaut est partiellement gommé par un balisage intelligent des solutions alternatives au recours – suicidaire – à la force qui s’offrent au groupe.

Le second volet, « La Nuit des Enfants Vengés », offre la possibilité aux personnages de solder les comptes grâce à l’implication des Chasseurs de Lucioles. Parvenus à l’âge adulte, installés dans la société et devenus des individus exceptionnels, ils sont en position de renverser les rôles. C’est une structure au fort potentiel dramatique. Les antagonistes ont des motivations tout à fait originales et cohérentes, mais j’aurais aimé qu’elles amènent les PJ devant un dilemme – que leur vengeance ait un prix -. Cette réserve mise à part, le scénario est très bon et l’ensemble peut tout à fait servir d’introduction pour un groupe de personnages. Le jouer avant le scénario du livre de base et le premier diptyque ne les rendra que plus efficaces.

Et l’on voudrait descendre / Papillons de cendre

En toute honnêteté, avant de commencer la critique de ce cinquième scénario, je dois vous avouer que je ne suis pas la personne la mieux placée pour jauger de la qualité d’un scénario linéaire. Quand j’y suis confronté, que ce soit en tant que lecteur ou que joueur, je n’ai plus qu’une envie : en descendre.

Il m’arrive toutefois d’en apprécier certains, à la condition expresse que des embranchements soient possibles et que les joueurs puissent investir les espaces laissés vacants et avoir l’impression d’être aux commandes. Ce n’est pas du tout l’impression que laisse « Le Chant des Papillons ». Il s’ouvre par une réunion forcée des personnages en mode TGCM (Ta Gueule C’est Mystique) doublée d’une amnésie pour faire bonne mesure, puis ferme brutalement toute échappatoire. Si besoin, il ramène de force les éventuels PJ réfractaires sur le mode de « la chose impossible avant le petit déjeuner ». Ensuite, plutôt que de laisser tranquillement les PJ forger un lien avec l’énigmatique joueuse de biwa qui tient lieu de personnage central, il le… force – décidément, je me répète -. Plus tard, l’enquête urbaine, qui permettait enfin aux PJ de faire quelque chose de leurs dix doigts, voit son résultat annulé suivant une fausse alternative. Qu’ils aient finement enquêté ou bu comme des trous dans les tavernes, ils aboutissent à la même scène, un instant trop tard. Tout cela nous amène à la confrontation finale, où ils recouvrent enfin leur agentivité, dans les moyens à défaut des grands choix.

« I am a Biwa girl, in a Biwa world » (à droite, « lien mystique inamovible »)

Mes regrets sont d’autant plus importants que ce scénario est une véritable réussite esthétique. Ses PNJ sont hauts en couleur et attachants, le projet de l’antagoniste et son modus operandi cinématiques en diable. Les décors urbains sont vivants et alternent entre les ors impériaux et la boue de la pègre, certains lieux et personnages conjuguant les deux dans une beauté trouble.

On voudrait survivre, ça veut dire… on voudrait vivre encore la même chose

J’aborde le dernier scénario, « Survivre », avec un certain horizon d’attente, habitué à une qualité d’écriture élevée de la part de Jérôme Larré et de Coralie David. La situation initiale rappelle d’ailleurs quelque peu « Hiver meurtrier », publié jadis dans Di6dent #2, celle du crépuscule d’un clan bien pourvu en squelettes dans le placard.

La structure en diffère cependant beaucoup. « Hiver meurtrier » était une intrigue de palais ouverte dont l’issue était décisive pour le maintien ou la mise à mort de l’ensemble du clan, la curiosité pouvant accélérer la chute. La première partie de « Survivre » fait au contraire chuter le clan dès sa scène d’ouverture. Les enjeux sont ailleurs. Les PJ, porteurs des dernières volontés de leur seigneur et d’un lourd fardeau, ont la charge d’exécuter la dernière volonté de leur seigneur et, surtout, de préparer un avenir.

La première partie est délibérément dirigiste, surtout dans ses dix premières minutes, mais la mise en danger est bien réelle et les PJ auront fort à faire pour déterminer à qui se fier et échafauder une stratégie. Il y a en outre dans cette première séquences des informations à glaner pour préparer l’avenir et des idées d’obstacles efficaces, habilement regroupées en un tableau, potentiellement aléatoire.

Le cœur du scénario, ou plutôt de la campagne, consiste en une longue enquête où les personnages remuent des souvenirs enfouis et des sombres secrets dans un environnement pour le moins hostile. Si l’enquête risque de comporter des moments plus statiques tant les pistes de départ sont minces, il ne peut y avoir de temps mort. En effet, le scénario dépeint un cadre en mouvement, où les interactions, les opportunités comme les menaces sont riches : la population est entre deux maîtres et l’occupant à leurs trousses.

Des liiiiistes (comme quoi il m’en faut peu pour être heureux)

Point très positif, le meneur dispose de très nombreuses ressources pour animer cette séquence. Il s’agit d’abord de listes très inspirantes d’opportunités, de demandes de service, de menaces, chacune liée à un objectif d’animation du meneur. Il s’agit d’autant d’amorces de micro-scénarios. L’écriture est efficace, organisée à la manière des principes d’Apocalypse World, et offre beaucoup en peu de signes. Cerise sur le gâteau, le meneur dispose d’un compteur de traque pour gérer la menace globale. Avec tous ces outils, nul doute qu’il aura la possibilité d’intercaler de nombreuses petites aventures d’une heure ou deux, idéales pour un groupe se réunissant souvent pour de courtes durées.

La troisième partie du scénario, tout à fait surprenante, change radicalement d’esthétique. Les deux premières parties s’inscrivent dans le genre du jidai geki – le drame japonais – et auraient pu très bien constituer un scénario pour Tenga, à un Chasseur de Lucioles près. Je préfère ne pas en dévoiler davantage, mais ce revirement est tout à fait acceptable dans un jeu comme L’Empire des Cerisiers. La conclusion du scénario pose un énorme dilemme comme je les aime aux personnages, et ouvre la porte à une éventuelle campagne. En résumé, je ne suis pas déçu.

La toute dernière illustration d’un supplément qui n’en a pas été avare

Cocktail de cerises

Comme souvent dans les recueils à plusieurs voix, les scénarios sont de qualité inégale, mais le niveau d’ensemble est plutôt bon. Trois scénarios sont d’excellente facture et ne demandent qu’à être joués, maintenant, tout de suite. En outre, la cohérence de l’ensemble, tenu par le fil directeur des Chasseurs de Lucioles, approfondit la proposition ludique, tandis que la qualité graphique fait oublier les quelques défauts du recueil. Ils restent rares en effet, les suppléments de scénarios comportant des illustrations en pleine page à faire pleurer les murs, quand les cartes ouvrent un monde imaginaire où se perdre.

Benjamin Kouppi

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