Quand Joelle prend la clé des champs
Vous l’aurez peut être remarqué , mais au Fix nous aimons beaucoup avoir le plus de regards différents possibles sur le monde de notre très cher loisir.
Parmi les paroles qui se font toujours trop rares, il y a celles des chevilles ouvrières du jeu de rôle … toutes ces personnes qui ont fait d’une passion un métier à rémunération très variable … et qui sont un élément moteur vital de notre activité préférée.
C’est pour ces raisons que nous ne boudons jamais notre plaisir lorsque l’occasion se présente d’avoir les mots d’une de ces personnes … et aujourd’hui nous sommes gâtés car c’est Joëlle Deschamp qui est venue avec sympathie nous parler de son expérience de créatrice.
Les amateurs des Ombres d’Esteren ou de Dragons auront certainement reconnu le nom de cette plume du jeu de rôle … plume qui participe aussi d’ailleurs au tout dernier projet de jeu de rôle nommé Pénombre.
Mais bref d’introduction, place à cet échange très riche qui ne fera pas l’économie de quelques conseils pour les créateurs en herbe
Le Fix : Bonjour à toi, nous c’est le Fix, est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ?
Bonjour, je suis Joëlle « Iris d’Automne » Deschamp. Je suis autrice de jeux de rôle, avec un amour particulier pour la documentation, aussi bien graphique que sur le plan des sciences (humaines et naturelles). Ma mère, aujourd’hui retraitée, a travaillé plusieurs années comme artiste verrier. J’ai grandi dans une famille valorisant la pratique du dessin, la connaissance de l’histoire de l’art et l’érudition en général. J’ai eu un parcours académique avec des études en histoire (spécialisation en archivistique) et en droit (histoire du droit). Il m’a permis d’enseigner quelques années, essentiellement à des premières années en droit. Je travaille à plein temps dans le jeu de rôle depuis 2015. Depuis août 2019, j’ai fui les canicules à répétition dans la région de Lyon pour m’installer dans les contrées verdoyantes, fraîches et humides du Perche. Bien qu’assaillie cette année de limaces, je ne regrette pas !
Le Fix : Comment tu te décrirais en tant que créatrice ? Quelles ont été les grandes étapes de ta carrière qui ont fait de toi la créatrice que tu es aujourd’hui ?
C’est toujours très difficile de se définir soi-même ! Avec le recul, je suppose que certains incidents et goûts ont pu avoir une influence importante.
Les espèces qui évoluent sur les îles ont souvent des particularités inattendues qui proviennent de la coupure avec le continent où ont lieu beaucoup d’échanges. C’est un peu mon cas avec le jeu de rôle : je l’ai découvert en empruntant des Terres de légende dans une bibliothèque municipale. J’ai copié à la main des règles, créatures, etc. Par la suite, j’ai pu m’inspirer d’expériences de jeux vidéo, et de playtests, ou d’idées variées. J’ai été presque exclusivement meneuse depuis mes débuts ; et j’ai toujours mené sur des univers dont j’étais autrice (FIM – Fortuna Imperatrix Mundi en création personnelle, les Ombres d’Esteren et Dragons édités par Agate Éditions).
En l’absence de livres de jeu de rôle, mes débuts sur Internet (à partir, je crois, des années 2005) m’ont donné l’occasion de discuter sur les forums, mais aussi de lire beaucoup de théorie. J’ai aimé passionnément la lecture d’articles sur Place to go, People to be, et j’ai lu quantité de fiches et critiques du GROG (Guide du Rôliste Galactique). J’ai été très marquée par les approches de type « System does matter », la question de la cohérence système et univers et par les récits de campagnes mises en pièce par des joueurs (impasse sur un jet de dé raté, incompréhension des enjeux, attitude avec les PNJ, etc.).
Un de mes jeux consistait à opérer des conversions de systèmes de personnages et de situations : vers ou à partir d’un système (Donjon & Dragons 3e édition, Appel de Cthulhu, Monde des ténèbres, etc.). C’est un bon moyen de voir ce qu’un système favorise ou ne traite pas, ce qui est facile et fluide sur l’un, mais pas sur l’autre. J’ai passé beaucoup de temps aussi sur des générateurs de lancer à observer les probabilités comparées de succès (Anydice par exemple m’a été très précieux). On constate aussi les divergences entre l’historique d’un personnage et sa traduction en éléments de jeu, et l’efficacité à résoudre les mêmes problématiques de jeu. C’est chronophage, mais c’est utile pour penser les sensations en jeu et opter pour un système ou un autre.
Je lis très peu de fantasy ou de science-fiction, et au total, j’en ai lu nettement moins que de romans policiers. Je me suis rendu compte que j’aime (en général) moins lire des œuvres de fantasy que lire ou écouter les gens qui les ont aimées. Je trouve leurs retours sur les univers bien plus riches et plus inspirants que ce que j’en retire moi-même. C’est un peu étrange, en tous cas, je me suis surprise moi-même à faire ce constat : le prisme des lecteurs aimant un monde le rend pour moi bien plus vaste et vivant que le livre seul.
Mes goûts me portent plutôt vers des ouvrages assez denses, dans des domaines variés : histoire des mentalités, mythologie comparée, génétique, rationalité et prise de décision, psychologie sociale, criminologie, géopolitique… J’aime avoir l’impression de mieux (moins mal ?) comprendre le monde qui m’entoure. Je pratique la veille documentaire de manière systématique. Pour les curieux, il y a sur mon blog des bibliographies et pistes. C’est un plaisir pour moi de partager mes découvertes, que je considère un peu comme des trésors, tant du fait de l’effort qu’il a fallu pour les trouver que par tout le potentiel de création que j’y discerne.
Amener de la cohérence, du détail, des découvertes récentes dans les univers fictionnels permet à mes yeux de les rendre plus crédibles, et donc plus immersifs. En même temps, en travaillant l’imaginaire de manière « sérieuse », j’ai l’impression que cela amène à poser un regard émerveillé sur la réalité. Chaque anecdote, brève de recherche ou article devient une source d’inspiration, un point de départ pour des aventures. L’imaginaire n’est pas une fuite de la réalité, mais une respiration, une interface entre moi et le monde.
Le Fix : Tu as été une contributrice importante chez Agate, particulièrement sur la gamme Dragons. Quelles expériences gardes-tu de cette période importante de ta vie professionnelle ?
J’ai commencé à collaborer sur la gamme Esteren en 2007 (le premier livre est sorti en 2010). À partir de 2016, j’ai travaillé sur la gamme Dragons, qui a profité de l’expérience déjà accumulée sur Esteren. Au cours de son développement, j’ai occupé plusieurs postes, souvent simultanément : création de l’univers ; direction de la gamme ; coordination d’ouvrage ; direction artistique ; documentation et recherche ; et bien sûr l’écriture. Je mentionne l’écriture en dernier, mais elle a été majeure, dans sa quantité et son intensité.
Mon expérience chez Agate Éditions m’a permis de me confronter à la gestion de projet, avec un vécu allant depuis le SAV jusqu’à la planification du calendrier et la gestion de la plateforme de travail (de type Redmine). C’était un apprentissage très dur et stressant, impliquant les outils, les procédures, l’encadrement d’équipe. Il n’y avait que des autodidactes, et même si apprendre par soi-même est stimulant, on peut s’épargner des problèmes à résoudre en tirant parti du savoir existant dans nombre de domaines. En substance, apprendre est toujours intéressant dans l’absolu, mais on perd beaucoup d’énergie à tenter de réinventer la roue. On gagne à prendre le temps de se documenter et de se former sérieusement, en profondeur, en se renseignant avec humilité sur les bonnes pratiques. Cette question du temps est très sensible : des défauts d’organisation et l’alternance entre de multiples tâches sur fond de précarité et de peur de l’avenir contribuent à un sentiment d’urgence permanent. Dans ce contexte, on néglige facilement de ralentir pour faire mieux, on se persuade que c’est impossible, et au final, la variable d’ajustement devient le temps de travail à faible rendement, qui lui-même fait le lit d’un état de fatigue chronique qui alimente ce cercle vicieux. En dépit de ces constats faits dans la douleur, je conserve une réelle appétence pour l’organisation et la compréhension des outils. Mon envie d’apprendre mieux et plus s’adosse à la conscience de la nécessité absolue de se former, et ne pas compter simplement sur l’expérience acquise par essai-erreur. C’est intellectuellement stimulant, et on découvre régulièrement des moyens de faire mieux (et plus simple).
Les cadences très élevées des coulisses d’Agate Éditions auront été épuisantes, mais m’ont aussi permis de savoir comment j’écris sous pression, avec par exemple en parallèle la direction artistique du livre considéré. En 2012, j’avais écrit la V1 d’Occultisme en un mois, et en 2014 ses reprises s’étaient aussi étendues sur un peu plus d’un mois. Entre fin 2019 et le milieu du printemps 2020, c’est l’ensemble des livres Créatures 1 et Encyclopédie 1 qui ont été finalisés. Il y avait des bases, des ébauches, mais pratiquement tout a été fait sur cette période resserrée. J’avais compté à l’époque que j’avais rédigé 800 000 signes en moins de trois mois. Cela représente un livre de plus de 350 pages. J’ai appris à travailler en étant très concentrée pour réduire les reprises à la portion congrue. Je n’avais tout simplement pas le luxe du temps.
C’était sensiblement le même tableau sur Créatures 2 et Encyclopédie 2, avec pour particularité qu’il y avait plus de gens à encadrer, donc plus de visions à harmoniser, et un travail en finesse important pour maintenir la cohérence de l’univers. J’avais en charge la responsabilité de m’assurer que l’intégralité des livres (réalisés, en cours, et envisagés) serait parfaitement raccord. L’expérience de toutes mes créations « FIM » aura été très précieuse de ce point de vue. Eana n’a été possible à créer et à gérer dans sa diversité et sa profondeur que grâce à ce précédent très formateur. La documentation graphique utilisée pour le Kaan provenait pour l’essentiel de recherches faites en amont pour « mes » terres d’argile, tandis que les drows de l’Inframonde ont bénéficié directement des travaux pour ma Quarqualyn. Le même constat vaut pour beaucoup d’éléments utilisés pour enrichir l’univers de détails de la vie quotidienne, ou pour les institutions, etc. C’est d’ailleurs vrai aussi pour Esteren : le « profugueur » du Manuel de la Lune Noire (écrit entre 2013 et 2015) est une création d’un roman non publié écrit en 2007, dénommé Surface.
Quand j’ai commencé l’écriture (et la direction artistique) chez Agate Éditions, j’avais des bases techniques, mais pas d’expérience du travail en équipe, ni de la confrontation au public. Comment réagir face à des visions différentes ? Des retours de fond défavorables ? Face à des débats de forum un peu acides ? Ou des recensions critiques ? Au fil des années, j’ai développé des relations fortes avec mes relecteurs de fond et playtesteurs, et certains sont aujourd’hui des amis. Bien sûr, l’auteur crée l’œuvre, mais elle s’adresse à un public. Un jeu doit être jouable. J’éprouve beaucoup de gratitude à l’égard des personnes qui ont pris le temps de me faire des retours, pour m’expliquer ce qu’elles ne comprenaient pas ou ce qui les dérangeait. C’est toujours difficile, et parfois décourageant, de se heurter à une correction pour laquelle on n’a pas de solution immédiate, mais en trouver est aussi une source de grande satisfaction. Cela en vaut la peine !
Le Fix : Aujourd’hui, tu te lances donc en indépendante, tout particulièrement avec un projet personnel nommé Fortuna Imperatrix Mundi, peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit exactement ?
Fortuna Imperatrix Mundi (ou FIM) est le nom de l’univers et du système que j’utilise pour y jouer. Ce cadre est vaste, comprenant plusieurs civilisations, certaines jouables sur des époques différentes, à quoi on peut ajouter plusieurs territoires spirituels (des plans, en somme). Cela fait environ vingt-cinq ans que l’ensemble est en développement régulier, en consacrant selon les périodes plus d’attention à tel pays ou telle région. Lorsque je prends des notes, je les range directement dans la civilisation concernée. Elles se développent petit à petit, au gré de découvertes, de lectures, parfois de films ou de rêves. Vous pouvez avoir un aperçu des ambiances sur mon compte Pinterest ou sur mon blog.
FIM est la toile de fond de mes créations, tant en jeu de rôle qu’en roman. Elle me permet d’écrire des histoires et des scénarios dans des genres aussi différents que l’horreur lovecraftienne, le film noir, le sword & sorcery, etc. L’ensemble partage des conceptions sur le surnaturel, mais les zones sont autonomes. Chaque civilisation est potentiellement un jeu en soi, avec ses problématiques, ses enjeux, ses types de personnages joueurs favorisés.
Au cours du printemps, j’avais par exemple une idée, inspirée d’une brève dans les actualités d’une revue d’archéologie. Elle m’a amené à écrire le scénario « Un tombeau pour deux » (disponible ici avec les règles de la 5e édition). D’une ambiance de fantasy égyptienne, il peut aussi s’adapter facilement à d’autres cadres, comme la Mulhorande dans les Royaumes Oubliés, ou bien les Royaumes des Sables dans Eana.
Un autre exemple, plus ancien. J’avais écrit en 2008 le scénario « Les réfugiés » qui constitua par la suite un chapitre de la campagne de Dearg pour les Ombres d’Esteren. Cette histoire avait une incarnation en Syldavie profonde. Même chose pour « Une chambre bien rangée » dans le supplément Occultisme de la même gamme : la base était un scénario pour Zdêténie.
En substance, le cadre FIM me sert à :
- Créer des histoires propres à cet univers, en utilisant ses spécificités (sociétés, surnaturel)
- Concevoir des histoires qui serviront dans d’autres univers après adaptation (changement de monstres, d’enjeu surnaturel, de forces en présence, etc.)
- Proposer des histoires adaptables, avec les clefs pour ajuster et intégrer facilement dans d’autres cadres (cas de scénarios qui pourraient être écrits dans différents univers, comme des donjons par exemple)
Les axes actuels sont donc des réflexions autour des civilisations les plus développées, et autour de scénarios qui ont une saveur (comme le sword & sorcery égyptianisant que j’appelle « mummy & sorcery ») qui est facilement adaptable par d’autres meneurs pour leurs campagnes.
Le Fix : Concernant ce projet, peux-tu nous dire comment tu envisages de le faire éditer ? Comment penses-tu financer ta création ?
C’est une question difficile ! Il y a beaucoup de beaux projets qui sortent, et beaucoup qui existent déjà. Pour l’heure, deux axes sont envisageables, et ils ne sont pas mutuellement exclusifs.
- Le premier axe consiste à poursuivre l’expérience menée avec « Un tombeau pour deux », par exemple en ajoutant une préquelle et une suite dans la Douat (le monde des morts), puis de proposer cette petite campagne en PDF / Print on demand. Cette approche permet de présenter des éléments immédiatement jouables, l’un après l’autre, et de constituer peu à peu, une bibliothèque de scénarios, chacun avec le lore nécessaire pour le jouer.
- Le deuxième axe implique de sélectionner un cadre (par exemple Artland, ou Union, ou L’échiquier, ou …) et de le mettre en forme : choix de l’angle à favoriser, organisation des textes en fonction du format du livre, etc. Créer une gamme fait toujours rêver ! Toutefois, même si l’écriture n’est pas un problème, une gamme implique un travail d’équipe. Il faut convaincre des partenaires motivés que ce projet sera une belle aventure, dans laquelle ils se retrouveront. Ensuite, il restera à le présenter au public et espérer que sa proposition ludique parlera à un grand nombre de personnes.
J’avance lentement, mais sûrement. Mon blog permet de découvrir peu à peu les avancées en écriture et les développements, tant d’univers, que d’idées et de scénarios.
Actuellement, la civilisation sur laquelle je travaille le plus est le Regenland. En quelques mots : une touche de film de gangsters, de la science-fiction orientée low tech, et du fantastique. Cela peut évoquer par endroit une Gotham City avec plus d’occultisme et moins de capes de superhéros (pour en savoir plus). J’écris un ensemble de romans s’y déroulant, dont certains sont autonomes, mais tous comportent des informations sur une même série d’événements ; c’est la raison pour laquelle je les écris en parallèle. Le cadre de jeu du Regenland est lui aussi affiné au fur et à mesure, avec des développements non présents dans les romans.
J’avais suivi le même parcours pour Artland : un roman, puis les développements du cadre, et les scénarios. J’aime assez l’exploration d’un même cadre avec plusieurs types d’écrits pour le visiter : roman, jeu de rôle, aventure dont vous êtes le héros… Comme j’aime écrire « tout court », je développerai ces cadres quoi qu’il arrive, et le futur reste ouvert.
Le Fix : Maintenant que tu es libre et indépendante, penses-tu faire profiter d’autres projets de ta plume ? Tu as des participations à des projets à venir à nous annoncer ?
Oui et oui !
J’ai été invitée à travailler sur deux projets, initiés par deux éditeurs différents. Dans les deux cas, c’était l’occasion de découvrir des équipes très accueillantes, dynamiques et réactives.
Vous connaissez déjà l’un deux : Pénombre, la nouvelle proposition ludique dans l’univers des Royaumes Crépusculaires de Mathieu Gaborit . Les préparatifs sont en cours du côté de la campagne, mais il est trop tôt pour donner plus d’informations. C’est un beau projet, ambitieux, et j’espère me montrer à la hauteur de l’amour que beaucoup nourrissent pour cet univers baroque et féerique !
Pour le second projet, les nouvelles arriveront en première moitié de 2025, et là aussi, c’est un assez gros morceau.
Je me sens honorée de la confiance qui m’a été accordée pour chacun de ces projets, et j’ai à cœur de faire le maximum pour présenter de beaux scénarios et éléments de contextes.
Le Fix : Au Fix, nous sommes très curieux du regard qu’ont sur notre loisir celles et ceux qui participent à son développement. Quel est ton regard personnel sur la création et l’édition de jeu de rôle de nos jours ?
J’ai commencé le jeu de rôle en ayant l’impression d’être sur une île perdue dans l’océan, et même si j’ai travaillé dans l’édition, j’ai toujours un peu de mal à suivre de près l’actualité. Heureusement, j’ai quelques amis bien plus à la page que moi, et grâce auxquels je me tiens informée (merci à eux !).
Je me pose beaucoup de questions, à tous les niveaux : taille et format des livres ; types de livre ; maquette ; illustrations ; lieu de fabrication ; accessoires ; fréquences des souscriptions… Il n’y a pas un seul aspect pour lequel je ne me demande « est-ce vraiment la bonne chose à faire ? ».
En tant que rôliste, j’utilise les livres de jeu de rôle comme inspiration, pour voir ce que d’autres ont fait, et intégrer ici et là des éléments. Je lis avec attention les notes d’intention « métajeu » et je suis sensible à la cohérence du propos autant qu’à l’ergonomie de l’ouvrage (présence de sommaire par exemple). Je peux décrire le type de projet qui m’intéresse à titre personnel, mais sans la prétention de croire que mon avis a plus de valeur que celui d’un autre.
Je suis frappée de la fréquence des souscriptions et autres précommandes participatives. Je me demande si elles touchent plus de public, ou si ce sont toujours un peu les mêmes qui sont informés de leur existence. En tant que cliente, j’ai à l’esprit environ douze ans de développement des souscriptions, avec de bons et moins bons côtés. Je ne contribue que si le PDF est complètement prêt, de même que tout ce qui doit aller en fabrication avec. Un kit PDF à feuilleter donnant à voir concrètement le style de texte, d’illustration et de maquette est déterminant. Sauf coup de cœur et éléments me mettant en confiance, je préfère en fait acheter en boutique ou convention un livre physique que j’ai pu feuilleter, ou commander un livre publié dont j’ai pu lire des recensions convaincantes.
Du côté du format du livre, je préfère les éditions standard, sans accessoires (hormis éventuellement quelques cartes de territoires). Le format idéal pour moi est en dessous du US Letter et au-dessus du A5. Je trouve ça plus confortable pour lire. Dans le même ordre d’idée, je préfère que l’ouvrage ne soit pas trop lourd. Les couvertures souples me conviennent.
Les prix au-delà de 45 euros sont pour moi un repoussoir. J’ai conscience de la pression des coûts du papier et des transports (dans le cas de la fabrication en Chine). Je m’interroge aussi beaucoup sur la possibilité d’inviter les nouveaux entrants dans le jeu de rôle avec des tarifs élevés (peu importe le luxe de l’objet). Dans ces conditions, je préfère avoir des livres moins gros, avec moins d’illustrations (hérésie !), une maquette graphique, mais restant discrète dans l’essentiel de l’ouvrage pour me concentrer sur le texte. En substance, s’il faut arbitrer entre prix, illustration, texte et volume, je suis pour alléger un peu les tailles de livres et les illustrations.
L’ampleur de la distribution est une vraie question. De bonnes ventes en jeu de rôle tournent apparemment autour de 1000-3000 livres. Je précise : je n’étais pas chargée de ces aspects, je parle depuis la deuxième ligne. En tous cas, ces chiffres sont anecdotiques par rapport à des best-sellers en romans. Bien sûr, on joue plus longtemps avec un jeu de rôle qu’on ne passe de temps à lire un roman. Mais les écarts sont abyssaux. Pour l’instant, on trouve surtout du jeu de rôle en magasin spécialisé. Les boîtes permettent apparemment peut-être de se faufiler jusqu’aux rayons jeux de plateau de certains magasins, mais ça me paraît pour le moment encore limité. Cependant, les boîtes impliquent une fabrication différente de « simplement un livre », et ce ne sont pas les mêmes personnes qui regardent dans le rayon. Orienter vers l’accès proche du jeu de plateau incline à penser « clef en main », avec des règles et un univers qu’il faut pouvoir présenter rapidement (en gros, maximum 30 minutes de mise en place avant de jouer). Sinon, l’autre rayon où mettre des jeux de rôle serait celui des romans young adult – fantasy – manga. Le lecteur qui tomberait par hasard dessus aurait alors sans doute d’autres attentes. Même en améliorant la distribution, tout ne serait pas résolu : les secteurs du roman et du jeu de plateau sont eux-mêmes hautement concurrentiels, avec un nombre étourdissant de sorties. Les adaptations en jeu de rôle de bandes dessinées à succès ne sont pas forcément évidentes : les synergies ne sont pas automatiques. Il y a là certainement un gros chantier en communication, tout autant qu’en distribution. Deux domaines qui sont ici déterminants, mais que je ne maîtrise pas.
Dans tous les cas, du côté des coulisses, il y a beaucoup de progrès à faire dans le milieu. Il faudrait commencer par établir des contrats pour chaque projet. La simple confiance n’est pas une base saine de travail. Le droit de la propriété intellectuelle est un droit spécial, avec ses propres règles et ses juridictions dédiées. Nous gagnons tous à être mieux informés, comprendre ce qui est la règle par défaut, et ce qui est une exception nécessairement justifiée par des circonstances particulières. C’est un domaine qui peut paraître intimidant à première vue. À titre personnel, je l’ai trouvé plus accessible à partir du moment où j’ai tout simplement lu un manuel de droit : un sommaire, un index, des paragraphes numérotés… le paradis ! Si vous aussi vous avez besoin d’un contenu bien ordonné pour vous y retrouver avant d’approfondir par d’autres moyens, je vous propose : Droit de la propriété intellectuelle. Droit d’auteur, brevet, droits voisins, marque, dessins et modèles, par Nicolas Binctin, LGDJ. Il y a des rééditions régulières pour suivre l’état du droit et des jurisprudences, prenez la plus récente. Préparez-vous aussi : tous les livres de droit ont des prix entre 40 € et 50 €.
Bien définir les tâches de chacun est une étape essentielle. Il faut aussi estimer les charges de travail et les rémunérations équitablement. Les artistes auteurs (écrivains et illustrateurs) sont des professionnels, qui apportent leurs compétences au présent, mais aussi toutes leurs années cumulées de formation. Ils méritent d’avoir une rémunération juste. C’est d’autant plus essentiel dans le cas d’un investissement sur des projets longs.
Le Fix : Bon, avant de te libérer, nous allons tenter de profiter de ton expérience de créatrice ! Beaucoup de rôlistes passent par des envies de se mettre à la création un jour ou l’autre. Quels conseils pourrais-tu donner à celles et ceux qui aimeraient se frotter à cette passionnante, mais exigeante activité ?
Il y a beaucoup d’aspects dont on pourrait discuter ! J’aime vraiment ces questions « méta », autour de la création, du comment travailler, aborder les problèmes et les résoudre.
J’ai l’impression que la première question à laquelle répondre est le type de publication qu’on vise. L’approche n’est pas du tout la même si :
- (a) on veut faire une campagne de qualité pour son groupe ;
- (b) on veut publier dans un cadre associatif à orientation plutôt « jeu indépendant » ;
- (c) on vise le grand public, et idéalement la traduction.
La pression et les contraintes croissent avec la taille du public et les enjeux financiers. À une petite échelle, on peut être « libre » sur tous les aspects. À l’inverse, si on vise une grande diffusion, il est indispensable de mettre son ego de côté et de tenir compte de tous les retours. L’erreur fatale consiste à dire « il (ou elle) n’a rien compris ! » et laisser le texte en l’état. Un signalement de problème (de compréhension ou autre) doit être traité ; en revanche, on reste libre de la solution à apporter.
Pour beaucoup des débutants avec qui j’ai échangé, ce sont des questions difficiles. Je les comprends. Moi-même je passe encore par des phases de « je n’y arriverai jamais », mais je me raisonne : je sais que je suis passée des tas de fois par là, et j’ai finalement réussi à trouver des solutions.
Il me semble vraiment important d’avoir des gens avec qui parler, pour pouvoir au moins dire « j’ai écrit XX pages » ou « je bute sur tel aspect ». Rien que ça, ça aide à ne pas se sentir seul face à la difficulté. De mon côté, je retrouve régulièrement des camarades auteurs (projets purement perso ou à vocation de publication) en ligne et nous papotons de ce que nous débutons ou de nos casse-tête du moment. (Je précise que ce cercle n’est pas fermé, il est toujours possible d’ajouter quelqu’un qui nous contacterait et aurait envie de discuter de ses travaux !)
Une autre question importante concerne le rythme d’écriture que l’on a. Il dépend du temps qu’on peut consacrer (par jour ou par semaine) au projet, et du « signage » (en sec) moyen écrit par heure. C’est un principe de réalisme qui évite des frustrations.
Supposons qu’un auteur ne peut écrire que 2 heures par semaine à 1000 sec / heure, alors il peut « produire » 2K*52=104K sec sur un an. À ce rythme, il lui faudra trois ans pour écrire le texte d’un livre de l’ordre de 128 pages.
Il faut ensuite encore prévoir du temps pour les reprises de texte ! Dans le meilleur des cas, il n’y a que des coquilles à corriger, mais certains passages posent toujours problème, et on peut laborieusement produire une V2 (version 2), V3, V4…
Une fois qu’on a déjà borné les contraintes du projet, il est utile d’avoir une idée des projets existants dans des domaines proches. Pour cela, l’encyclopédie du GROG est précieuse. On peut écrire pour le plaisir d’écrire (c’est aussi ce que je fais !), mais si on veut publier, il faut avoir objectivement une valeur ajoutée par rapport aux livres déjà existants. En quoi le projet se distingue-t-il des autres ? Pourquoi l’écrire plutôt que de créer une campagne sur un jeu existant ?
L’étude de marché (car basiquement, c’est de cela qu’il est question) permet aussi d’affiner ses intentions, voire d’en prendre conscience ! Par exemple : fera-t-on la narration de l’univers à la première personne subjective ou bien de manière objective ? Pourquoi ? Chacun des premiers choix faits mérite d’être explicité. Cette démarche peut paraître un peu rébarbative, mais l’exercice a beaucoup de vertus : consolider les points forts, élaguer ce qui ne sert pas le propos, mieux exposer son projet à des tiers.
Par exemple, dans Dragons, les chapitres historiques étaient subjectifs pour permettre au meneur de choisir l’interprétation de son choix quant à la vérité historique. Il peut ainsi aussi laisser lire les chapitres subjectifs aux joueurs, sans gâcher par avance toutes les surprises.
Autre exemple, dans « Un tombeau pour deux », j’ai pris le parti de rendre visible le parcours de création de l’histoire, en présentant les sources d’inspiration et de documentation avant le scénario. C’est une manière de montrer les coulisses. Pour moi, ces éléments servent à se saisir plus facilement de la création, et pouvoir ajouter et développer soi-même, en tant que meneur, à égalité avec l’auteur. Tous les meneurs n’auront pas envie de s’en saisir, et ils pourront bien sûr sauter ces éléments inutiles pour eux. Si les informations sont bien rangées, on ne lit que ce dont on a besoin, quand on en a besoin.
Et pour conclure, il me semble utile d’avoir une vitrine en ligne : un blog, une page Instagram ou autre. En tous cas un endroit où il est possible de montrer son travail et de discuter avec les gens qu’il intéresse.
Merci pour cette interview !
Merci pour cette interview.
Elle est agréable à lire et très instructive.
J’apprécie également de connaître ainsi un peu mieux Iris d’Automne, dont j’admire beaucoup le travail.
Passionnant
Merci Iris d’Automne, merci Le Fix
Article très intéressant pour une autrice dont je ne connaissais que le nom. Bravo à elle et la qualité de ses réponses !