Thirsty Swords Lesbians, l’interview qui s’épanche

Double vainqueur de la Gencon 2022, Thirsty Swords Lesbians défonce les murs et les tabous à grands coups d’épée dans la gueule. L’annonce d’une traduction en français par une éditrice militante, actuellement en financement participatif sur Game on, nous a donné envie d’en savoir plus sur ce qui l’a amenée à traduire ce jeu de cape et d’épées résolument excessif, où les passions dévorantes peuvent rapidement faire déraper un duel en nuit d’amour au clair de lune.


Le Fix : Salut Morgane, et salut à toute l’équipe des éditions Spectrum. Nous, c’est le Fix, on a publié et soutenu des jeux indépendants aux propositions pour le moins radicales, alors on est enthousiaste à la perspective de voir Thirsty Swords Lesbians publié chez vous. Vous pourriez nous présenter la maison d’édition et l’équipe ?

Morgane : Bonjour à toute l’équipe du Fix et à votre lectorat ! Déjà, merci de nous accorder un peu de votre temps en cette période de rentrée. Les présentations seront sûrement assez rapides : les Éditions Spectrum, c’est principalement un one woman show pour le moment, géré par moi-même, Morgane Munns. Je suis traductrice dans les domaines de l’imaginaire depuis 18 ans. J’ai beaucoup travaillé pour le jeu vidéo, la littérature SFFF et bien sûr, le JdR avec des jeux comme Mindjammer, RuneQuest: Glorantha, Awaken, The Fall of Delta Green ou encore Dragons Conquer America pour le Studio Deadcrows (et d’autres pas encore sortis).

Mais j’ai heureusement la chance d’être soutenue par des personnes extérieures au gré des projets ! Il y a par exemple Stéphanie Barra, du studio graphique Notbot, qui est une amie de longue date qui m’aide régulièrement sur mes différents projets. Et dans le cas de TSL, il y a Loup Dindeleux, qui jouait au jeu avant même qu’on commence à parler ensemble de la traduction ! Iel est vraiment ravi·e de pouvoir travailler sur ce texte et ça fait chaud au cœur.

Le Fix : Comment s’est structurée le projet d’une maison d’édition résolument queer ? Est-ce que vous pourriez nous faire une petite histoire de la fondation de votre maison et des valeurs qui vous ont fédérées ?

Morgane : L’idée de Spectrum a émergé au fil du temps pour mettre à disposition des jeux (mais aussi des romans, comics…) qui sortent du moule standardisé auquel on fait souvent face dans les rayonnages, tout en remettant au centre des thématiques qui me tiennent à cœur : droits LGBT+, féminisme, antiracisme… Combien de pépites innovantes et pertinentes n’attendent que de voir le jour ou une traduction ?

Derrière Spectrum, il y a cette volonté de rendre visible tout ce spectre de thèmes et de gens qui sont là, bien présents autour de nous, et qui ont besoin d’être portés sur le devant de la scène. De donner une chance à des personnes concernées de faire entendre leurs voix si uniques, aussi. Pour ne citer que cet exemple, je trouve qu’on est encore trop peu de femmes rôlistes à être invitées à s’exprimer ou reconnues pour notre travail.

Le Fix : BD, romans, JdR, dés arc-en-ciel… en d’autres temps, on aurait peut-être parlé d’approche transmédiatique pour décrire vos publications. Comment s’articulent les différentes publications entre elles ? On peut s’attendre à des adaptations en jeu de rôle des romans ou bandes dessinées que vous publiez, et réciproquement ?

Morgane : À la base, je pense que mon engagement dans l’associatif a pas mal joué. Je m’intéresse beaucoup aux ouvrages à la croisée des genres et des thématiques, on pourrait dire une forme d’intersectionnalité, dans tous les sens du terme. Il y a toute une galaxie de jeux alternatifs qui sortent des poncifs vus et relus du JdR et qui explorent ces mélanges de genres. C’est probablement le fil conducteur qui relie nos différentes parutions.

Si à ce jour, je n’ai pas prévu d’adaptation transmédia, ça reste une possibilité ! Le manga Vampire Blood Drive, par exemple, pourrait offrir un cadre de jeu aux amateurices de Monsterhearts.

Le Fix : Venons-en à Thirsty Swords Lesbians. Qu’est-ce qui vous a décidé à le faire entrer dans votre catalogue ? Il n’est en effet pas le seul jeu récent à aborder des thématiques queer. On pense bien sûr à Monsterhearts, mais on pourrait citer d’autres jeux auréolés d’une solide réputation et motorisés par des systèmes similaires, comme The Watch, Dungeon Bitches, ou encore Girl by moonlight ? En quoi Thirsty Swords Lesbians résonne plus que les autres chez Spectrum ? À moins que vous ne comptiez tous les publier bien sûr !

Morgane : Ahhh, si je pouvais tous les publier ! TSL me parle particulièrement pour plein de raisons. Déjà, pour la première fois, je voyais un titre de JdR qui s’adressait directement à moi. Ça fait un bien fou de se sentir représentée ! Et il fallait oser être aussi « cash » dès le titre. On comprend tout de suite que c’est un jeu qui ne cherche pas à s’excuser d’être ce qu’il est pour plaire au plus grand nombre. Il s’assume complètement et c’est une démarche dans laquelle je me reconnais. Du coup, je tire mon chapeau (ah ah) à Evil Hat qui offre un tremplin aux productions de ce type.

Au-delà du titre, les relations entre les personnages sont au cœur du jeu. Il y a cette ambiance unique entre grandiloquence et drama, qui permet à l’aspect romance de se tisser sans malaise, dans une ambiance très bon enfant et shojoesque.

Et puis, ne le répétez à personne, mais au fond, je suis très fleur bleue !

Le Fix : Pour les futur-e-s joueureuses qui débarquent, vous présenteriez Thirsty Swords Lesbians en quelques lignes et expliqueriez pourquoi il faut absolument s’y mettre ?

Morgane : TSL est un jeu facile à prendre en main, très porté sur la narration et centré sur les personnages et leurs relations, et dans lequel pour une fois, on nous encourage à laisser libre cours à notre drama queen intérieure. Ce serait bête de s’en priver !

Le Fix : Le jeu original est rempli d’expressions et de jeux de mots typiques de la culture queer anglophone, parfois très crus. On pense par exemple au move Big Dyke Energy du playbook « The Beast ». Pour nos lecteurices anglophobes, ce dernier emploie un excellent jeu de mot qui renverse à la fois une dénomination péjorative, « dyke » étant l’équivalent de « gouine » pour lesbienne, et une expression viriliste, et « big dick energy » désignant l’aura de celui qui en a une grosse… d’aura. Comment avez-vous approché la question ?

Morgane : L’avantage de l’anglais, c’est que les termes encapsulent souvent beaucoup d’idées en peu de caractères. Dans la plupart des cas, il a fallu adapter car on n’avait pas d’équivalent qui passe le cap en français sans nécessiter une note de traduction longue comme le bras détaillant toutes les références. Dans l’exemple de « Big Dyke Energy », après plusieurs essais, on est parti sur « Tribade to the bone » en tenant compte de la description des effets de la Manœuvre. « Tribade » est un mot assez peu connu qui servait autrefois à désigner les femmes homosexuelles. Et « Bad to the bone », c’est bien sûr la célèbre chanson de rock de George Thorogood and the Destroyers. Au-delà de faire un jeu de mot avec « tribade », les paroles de la chanson se prêtent à la fois au côté viriliste et au descriptif de la Manœuvre. Et puis personnellement, cette chanson m’évoque chaque fois la scène d’introduction de Schwarzy dans Terminator 2 où il projette sa « Big Dick Energy » !

Le Fix : Le sexe, ou du moins la passion charnelle, est rarement traitée aussi ouvertement dans les jeux de rôle que dans Thirsty Swords Lesbians et avec un ton aussi unique. Rien que dans le titre, les lesbiennes épéistes sont Thirsty ! Comment définiriez-vous cette approche ? Quelle impact a-t-elle eu sur vous en tant que joueureuses ?

Morgane : C’est vrai que la sexualité est rarement abordée de façon aussi directe dans les jeux de rôle alors même que certains contenus imposés, notamment visuels, sont très explicites, voire problématiques.

Pour ma part, je trouve que c’est assez frais et sain de se sentir libre, en tant que tablée, d’aller ou non sur ce terrain en nous appuyant sur les outils de sécurité émotionnelle et de consentement mis à disposition, là où souvent, l’absence de cette notion dans les livres de base brosse la question sous le tapis et fait le choix à la place des joueureuses. Et le jeu offre également des options et des conseils pour des intrigues aromantiques ou asexuelles.

Le Fix : On va vous poser la question cishet basique : dans les jdr, on peut jouer toutes sortes de personnages sans restriction de genre et d’orientation sexuelle, alors pourquoi le spécifier dans Thirsty Swords Lesbians ? À quelle attente répond ce jeu, d’après vous ?

Morgane : Je vois deux choses. La première, c’était la volonté pour April Kit Walsh et son équipe de créer un espace d’expression dédié à notre communauté. Un jeu « par et pour », en quelque sorte, un safe space créé pour être un safe space et non une enclave queer à défendre dans un jeu répondant au global à une conformité hétéronormative. À jouer, c’est un sentiment qu’on retrouve aussi dans Moonlight on Roseville Beach par exemple. C’est reposant de pouvoir arriver, mettre les pieds sous la table et savoir que le jeu pose un socle commun de valeurs qui ne seront pas la cible d’attaques virulentes et gratuites. On en a déjà assez dans notre quotidien !

Le second point à mon sens, s’adresse plus aux joueureuses non queer : à la création de personnage, c’est parfois plus facile de se projeter dans un concept de PJ proche de soi dans un premier temps. Alors que les gens ont le choix d’explorer des identités très différentes de la leur ! Le jeu de rôle est d’ailleurs un bon outil d’exploration des identités de genre et des orientations sexuelles. Ce que je trouve fort avec TSL, c’est qu’on nous fait jouer des lesbiennes avec tout le dépaysement et la création d’empathie que ça peut générer pour des personnes hétéros cisgenres, mais au final, l’intérêt du jeu c’est surtout les relations entre les personnages et le drama.

Le Fix : Corollaire de la précédente, la question est abordée dans l’ouvrage, mais nous aimerions bien avoir votre réponse : Que répondriez-vous si on vous disait « j’aime bien le jeu, mais je n’ai pas envie de jouer une lesbienne ou une femme » ? Qu’est-ce qu’on perdrait en mettant de côté cet aspect de TSL ?

Morgane : Il y a en effet une section dédiée à cette question dans le livre de base, mais à titre personnel, je trouve que ce serait se priver de la richesse du jeu. L’aspect queer et lesbien n’est pas un « skin » interchangeable. Les livrets, les Manœuvres… Tout a été pensé selon cet angle très précis. Prenons pour exemple les livrets de personnage : ils sont structurés selon une problématique servant de fil conducteur au développement du PJ. Vivre sa vérité intérieure ou la sacrifier pour se conformer aux diktats d’une société oppressive, que faire quand votre destin a été écrit par quelqu’un d’autre, trouver l’acceptation de soi et des autres, la découverte de son moi, la peur de l’engagement, la relation à l’autre… L’autodétermination et l’oppression sociale. Ce sont des thèmes forts de l’expérience queer vécue par des millions de personnes. On peut certes jouer à TSL sans TSL, mais le message du jeu ne se limite pas à agiter des épées.

Le Fix :  Thirsty Swords Lesbians, c’est aussi un foisonnement de références aux univers de l’anime japonais et des jeux vidéo, avec des références parfois assez pointues, comme à Revolutionnary Girl Utena. L’inspiration graphique est évidente, mais au-delà, comment est-ce que cela se traduit en jeu ?

Morgane : Vous parlez à mon petit cœur d’otaku ! Je suis une grande fan de l’anime Utena, que je vous recommande chaudement. Dans une autre vie, je lui ai même consacré un site web, Tenshi Androgynous. Ah, la jeunesse…

La série concentre une bonne partie des ingrédients qui font le sel de TSL, elle fait un excellent cadre de jeu avec son monde scolaire aliénant et hiérarchisé, son Conseil des étudiants tyrannique et manipulateur, le combat contre l’objectification de la femme, ses personnages complexes et en questionnement, et bien sûr son drama et ses épées. On peut dire que les lames s’entrechoquent et que les cœurs s’emballent, dans Utena. Pour révolutionner le monde !

TSL arrive à retranscrire les codes et l’esthétique du shojo, notamment avec ses Manœuvres. On s’imagine sans mal les pétales de rose flotter dans un vent mélancolique derrière notre personnage. Il y a même une Manœuvre pour plonger héroïquement dans la mêlée et y laisser une partie de ses vêtements tailladés !

Le Fix : On va parler un peu de gros sous du jdr. On a fait nos calculs et on s’est dit qu’entre le coût de la licence, Evil Hat étant connu pour être assez gourmand, les frais d’impression et de port, la rémunération du traducteur et du maquettiste, le seuil de financement était très bas. Comme on a très envie de vous voir encore longtemps, est-ce que vous pouvez nous rassurer sur la rentabilité du projet ?

Morgane : J’ai la chance d’être multiclassée ! Loup s’occupe de la traduction et j’assure moi-même la plupart des autres postes sur TSL, ce qui me permet de proposer cette campagne à un tarif que j’espère abordable tout en restant à l’équilibre. Nous avons néanmoins prévu des paliers pour augmenter la rémunération de Loup, parce que la passion ne paie pas encore le loyer ! Pour nos prochains titres, là encore, c’est beaucoup moi qui serai en première ligne.

Le Fix : Thirsty Swords Lesbians n’est pas votre premier jeu de rôle publié, et on est désolé d’avoir laissé passer Moonlight on Roseville Beach, où l’on protège une communauté LGBTQ+ dans une station balnéaire. Comment est-ce que Thirsty Swords Lesbians résonne avec ce premier jeu, mais aussi avec vos jeux futurs ?

Morgane : Pas de souci ! Moonlight on Roseville Beach est tout frais et j’aurais aimé pouvoir plus en parler autour de moi, mais je compte me rattraper dans les semaines qui viennent. On en parlait plus haut, dans Moonlight, il y a aussi cette notion de cadre de jeu queernormatif qui fait du bien aux personnes qui ont toujours évolué dans un environnement hétéronormatif et patriarcal. À l’heure où la rhétorique TERF envahit les médias mainstream, le jeu vous invite à prendre des vacances, au sens figuré comme au sens propre vu que l’action se passe dans une station balnéaire états-unienne.

Ce jeu partage aussi avec TSL l’idée que notre communauté doit se protéger et se soutenir elle-même, prendre les choses en main pour faire bouger les choses, et également la conscience aiguë que les personnes racisées sont sous-représentées dans les jeux. Vous retrouverez également cet esprit dans notre prochain jeu, Shield Maidens. Eh oui, on balance de l’exclu au calme !

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4 pensées sur “Thirsty Swords Lesbians, l’interview qui s’épanche

  • 16 septembre 2024 à 16:09
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    Un entretien fort intéressant. Mais l’emploi du néologisme « racisées » employé dans les dernières lignes pour qualifier les personnes victimes de discrimination vient un peu gâcher la bonne impression. Dommage.

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    • 18 septembre 2024 à 09:15
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      C’est pourtant un terme largement employé dans les luttes anti-racistes et il dit bien ce qu’il veut dire « les gens sur lesquels on projette l’idée de race ».
      Même si j’entends bien que toutes les personnes issues de minorités n’apprécient pas le terme.

      C’est quand même dommage, pour le coup, de souligner un micro-point de détail tel que celui-ci au bas d’une interview sur un jeu qui justement promeut la diversité…

      Je dis cela sans jugement mais, mettre le zoom sur un détail pour occulter l’ensemble, c’est malheureusement une stratégie souvent utilisée pour jeter le discrédit sur les idées progressistes sans avoir à les attaquer de front. (Je ne dis pas que c’est ce que vous souhaitiez faire, juste que c’est ce qui se passe….)

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  • 16 septembre 2024 à 22:31
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    Une interview passionnante ! J’avais pris le PDF du livre de base un peu sur un coup de tête, mais je sens que je vais beaucoup aimer (et peut-être craquer pour la version papier en boutique après). De la romance, du drama, de l’esthétique queer, de la révolution et une grande bouffée d’air frais ! Je suis curieux de voir les prochains projets de Spectrum.

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