On les a quand même laissé finir…

Studio Deadcrows, en dépit de ses succès récents dans le domaine de la traduction de grosses licences, ne lâche pas la création francophone et, ça, c’est cool. Du coup, on ne pouvait pas laisser passer cet intrigant Inachevés centré autour d’univers personnel du talentueux illustrateur Loïc Muzy (Cthulhu, Runequest, etc.) et mis en jeu par le prolifique Trickytophe. Le jeu sera en foulancement la semaine prochaine. Vous avez déjà pu en découvrir le kit d’initiation lundi dernier, voilà maintenant bien des précisions sur ce projet hors des sentiers battus avec l’interview chorale des deux auteurs et de leur facétieux éditeur, Stéphan Barat.

 

1. Ah tiens, encore un « jeu d’illustrateur » !? Loïc, tu étais jaloux de qui, en fait : Olivier Sanfilippo ou Bastien Lecouffe Deharme ?

Stephan : Et vous le Fix, vous faites votre taf ? vous posez des questions bidon, et en plus vous oubliez la star !! Clément De Ruyter avec Donjons et Chatons… Les nazes !

Loïc : Tu sais, moi, je ne suis pas rôliste. Je n’ai jamais eu envie de faire mon propre jeu de rôle ! Plus sérieusement, ce projet est plutôt issu d’une frustration et d’un questionnement artistique sur « qu’est-ce que deviennent les œuvres inachevées ? ». Une idée que je trainais depuis longtemps en me disant qu’un jour il faudrait que je l’explore mais sans savoir via quel média. Et un jour, il y a eu la rencontre avec Tricky qui a su se saisir de ce questionnement et développer un jeu de rôle autour.

2. Ah d’accord. Mais quand même, que pensez-vous tous autant que vous êtes du fait qu’il y ait objectivement de plus en plus de JdR inspirés directement du travail d’illustrateurs ?

Tricky : à l’heure de tous ces débats autour des IA génératives, je pense que c’est une bonne chose. Pour aller plus loin, je dirais que toute création artistique peut être une source d’inspiration pour du jeu de rôle. C’est l’une des grandes forces de notre loisir d’ailleurs. En la matière, pendant longtemps, le roman avait la part belle. Combien de jeux de rôle inspirés directement ou indirectement d’une œuvre littéraire ? Aujourd’hui, le dessin, l’illustration, occupe aussi une part significative dans la création ludique. Cela me semble finalement assez logique que le travail des illustrateurs soit mis en perspective autrement et au-delà de son objet principal. Rôlistes, nous aimons les beaux livres, bien illustrés et joliment maquettés. On pourrait dire que par le biais de la création issue du travail d’un illustrateur, le jeu de rôle participe à rendre à César ce qui appartient à César (l’artiste, pas l’empereur).

Au-delà, INACHEVES est un jeu de rôle qui invite les joueurs à se montrer curieux et à s’intéresser à l’Art. Il évoque des œuvres, des artistes, des mouvements, etc. Pas seulement de la sculpture mais aussi la peinture, la musique, le théâtre… L’idée est que les joueurs se renseignent, aillent au musée, etc. C’est un jeu de rôle qui part d’un artiste pour emmener vers d’autres.

Loïc : J’ai juste envie de dire qu’on ne va pas s’en plaindre !

3. Loïc, tu parles d’univers personnel pour Inachevés. Tu avais dès le début prévu d’en faire un univers de jeu ou c’était autre chose dans ta tête ?

Loïc : Non, pas du tout ! Comme j’ai pu le dire en réponse à ta première question, j’avais envie de transcrire mon questionnement d’artiste mais je n’avais pas d’idée précise au sujet du média de prédilection pour cela. Ce que je savais, c’était qu’il fallait que je trouve les véritables bonnes personnes pour mener cette démarche et ce projet avec moi jusqu’au bout. Après, peut être que Inachevés se développera aussi par la suite via d’autres supports. On verra.

Tricky : Loïc avait un questionnement fort avec en lien des images, des pensées et des croquis. On a beaucoup échangé ensemble. On a partagé nos démarches créatrices respectives. Peu à peu, on a tissé une relation de confiance, d’amitié et de cocréation. Finalement, l’univers d’Inachevés est né naturellement. Il était déjà là en partie dans la tête de Loïc. Nous l’avons accouché ensemble. J’ai mis d’autres idées, des mots, il a mis des dessins, on a créé.

4. Le travail a l’air bien divisé entre vous deux : Loïc, c’est les p’tits miquets et Trickytophe les textes. Loïc, cela ne te démangeait pas d’écrire ?

Tricky : tu te trompes complètement. Notre travail n’est pas scindé ou dissocié. Bien au contraire, avec Loïc, on travaille main dans la main, l’un avec son clavier, l’autre avec ces crayons. Le texte répond aux dessins et vice-versa. Notre démarche commune a consisté à créer un univers cohérent qui lie lettres et traits. Après tout, un Inachevé est fait d’argile et d’armature. En tant qu’auteurs, chacun avec sa sensibilité et sa méthode, nous avons travaillé ensemble, en étroite collaboration. INACHEVES ne serait pas ce qu’il est sans cette osmose. Nous avons utilisé des outils différents mais nous avons créé un même objet ludique et artistique. C’est un travail partagé et non divisé ! D’autant plus qu’avec Loïc nous sommes proches. INACHEVES n’est pas une commande ou une lubie, c’est un projet que nous portons de A à Z à deux.

Loïc : Je n’aime pas écrire et quand je lis la réponse de Tricky je me dis que ça fonctionne très bien comme ça !

5. Le système de jeu est à base de cartes. (…) Mais je suis tellement déçu : je pensais que ça allait être des petits bouts de glaise à modeler au plus vite pour résoudre des actions. Pffff. Pourquoi ce choix ?

Tricky : oui, Inachevés se joue avec un paquet de 32 cartes appelé le Bloc. C’est un choix assumé. Nous voulions un gameplay lié au propos du jeu. Le Bloc symbolise le bloc d’argile à partir duquel sont sculptés les Inachevés. Il est tout aussi malléable (on le mélange et remélange). Les cartes piochées vont dans une défausse appelée les Rebuts. Pour autant, grâce à divers effets de jeu, des Rebuts peut renaître l’espoir. A partir de simples morceaux d’argile, un artiste peut créer une nouvelle œuvre (les joueurs peuvent aller récupérer des cartes au sein des Rebuts). Au-delà, au fil de l’achèvement de leurs Inachevés, les joueurs auront la possibilité de modeler le Bloc (cartes réservées ou écartées). Bref, tu l’auras compris, ce choix de système de jeu n’est pas dû au hasard ! Ces cartes et cette mécanique mettent en valeur des aspects du jeu et ses thématiques. Mais ne t’inquiète pas, si tu le souhaite, tu pourras dessiner dans du sable au cours du jeu pour exprimer ce que veut exprimer ton Inachevé.

Loïc : Rien ne vous empêche de modeler vous-même vos Inachevés sur la table avec de la pâte à modeler ou de la glaise ou ce que vous voulez. Mais avant tout, cet univers parle d’abandon et d’échec avant de parler de création. Toute est question de résilience ! C’est un processus.

6. Concrètement, comment on fait pour passer de magnifiques illus à un gameplay qui donne vraiment la sensation de jouer ce qui est illustré ? Au final, un personnage de JdR, ce n’est pas toujours beaucoup plus qu’une feuille de PJ avec des chiffres dessus, sinon.

Tricky : Comment ? On brainstorme, on travaille, on teste, on échange, on reprend sa copie et on recommence… C’est un travail de longue haleine ! Inachevés n’a pas été achevé en un jour. Une partie de la réponse à ta question tient aussi dans l’utilisation d’un système de jeu dédié et lié à la proposition même du jeu.

De plus, non, un personnage n’est pas qu’un amas de chiffres (il y a d’ailleurs peu de chiffres dans INACHEVES). Désolé, je suis peu réceptif à cette approche ! Même dans un système ultra simulationniste ou d’attrition, un personnage va bien au-delà de sa feuille. Il a tendance par différents biais à s’affranchir du système qui l’a vu naître (quelque fois pour mieux y revenir). Mais, tu as raison, pour faire ressentir aux joueurs des sensations de jeu différentes, cohérentes et propres à INACHEVES, il a fallu se creuser les méninges.

Il a fallu créer la mécanique du Bloc. Puis, la rendre encore plus en phase avec l’univers grâce aux visuels des Ancres, ces clous mystiques qui permettent aux Inachevés d’acquérir une âme en vue de devenir des chef-d ’œuvres.

Il a fallu réfléchir à l’utilisation de l’eau pour mettre en jeu le fait que l’argile s’assèche et tombe en poussière.

Il a fallu donner du corps à la quête tant spirituelle que concrète des Ancres, à cette lutte qu’elles représentent pour les Inachevés et rendre tout cela palpable pour le joueur via par exemple des effets mécaniques de progression.

Je pourrais aussi te parler du fait que le jeu incite à créer des scénarios ou des décors à partir d’œuvres artistiques : sculptures, peintures, chansons, poèmes, etc.

Je pourrais te dire que les Inachevés ne parlent pas et qu’ils ont leur propre mode d’expression que pourront expérimenter les joueurs (cf. le sable évoqué dans ma réponse précédente).

Bref, INACHEVES propose de jouer des Inachevés, ce sont des créatures uniques qui évoluent au sein d’un univers original. INACHEVES n’est pas juste un jeu de rôle collé à des illustrations de Loïc !

Loïc : Notre fonctionnement créatif en ping-pong fait que les personnages sont uniques. Ce n’est pas Tricky qui a créé un univers à partir de mes illustrations. Je lui ai montré mon carnet, on a discuté, il a écrit, j’ai fait des illustrations, il a réécrit, etc. C’est de tous ces échanges que sont issus l’univers d’Inachevés et les personnages (futurs PJ comme PNJ). D’ailleurs, tout le développement du jeu a été pensé de cette manière collaborative et intrinsèquement liée, que ce soit pour l’écriture, les illustrations ou la réalisation de la maquette.

7. Autre question autour du gameplay : incarner une œuvre qui cherche quelqu’un pour le parachever, c’est plutôt une quête personnelle, non ? Comment on fait jeu de rôle avec ça ?

Tricky : les Inachevés s’achèvent par eux-mêmes via la collecte d’Ancres.

Les Inachevés ont été rejetés par leurs Créateurs et pourtant ils tentent désespérément de devenir dignes d’eux. C’est une quête complexe et intérieure. INACHEVES aborde des thèmes mâtures comme l’échec, le désespoir, la résilience, l’émancipation, la dignité, etc. Tu as raison, cette quête est avant tout personnelle.

Néanmoins, INACHEVES reste un jeu de rôle. C’est pourquoi, en autre, nous avons introduit un concept de collectif avec la notion d’Union qui rassemble les Inachevés (ceux des joueurs comme les PNJ). Les Unions ont des buts, des croyances, des philosophies, leur propre manière d’envisager l’achèvement, de penser les Créateurs, etc. Il en sera de même pour celle fondée par les personnages-joueurs. Il faudra faire des choix et des compromis. Il y aura du drame, des rivalités, des trahisons, des moments de gloire et d’autres d’infamie. Il y aura donc des relations et des interconnections. En un mot comme en cent, du jeu ! N’est-ce pas cela finalement le jeu de rôle ? Vivre une expérience en groupe ou en solitaire en dehors de son quotidien et de sa réalité ! Voilà, comment on fait un jeu de rôle avec tout ça ! En proposant un thème fort, un univers cohérent et un système dédié. Notre but est bel et bien de présenter à la communauté un jeu de rôle, pas un objet ludique non identifié.

Loïc : Ayant fait mes armes dans l’atelier d’un artiste plasticien, et ayant gardé une proximité intellectuelle avec ce monde, il était pour moi inenvisageable de faire un JdR de type « porte / monstre / trésor ». Il était normal pour moi de parler à travers Inachevés de thématiques personnelles, de permettre aux joueurs d’aborder des thématiques sensibles ou intimes, etc. C’est effectivement assez personnel ! Cependant, je pense que le jeu de rôle offre toute possibilité d’exploration et de jeu.

8. Je sens quand même que je vais avoir du mal à recycler mes donjons préférés pour jouer à Inachevés… c’est facile de trouver de l’inspi pour renouveler de tels scénarios ? Il y en aura pas mal dans la proposition du prochain foulancement ?

Tricky : oui, soyons clairs, ce n’est pas la proposition d’INACHEVES. Pour autant, rien ne t’empêche de créer une aventure autour d’un dédale à explorer mais cela sera un labyrinthe plein d’épreuves conçu pour INACHEVES et avec la saveur d’INACHEVES. Recycler tel quel, non. Mais se servir de son expérience rôlistique pour transposer une expérience de jeu, oui, pourquoi pas. La Ziggurat des Pleurs, un des Endroits présentés dans INACHEVES, en est un bon exemple d’ailleurs.

Trouver de l’inspiration pour créer un scénario à INACHEVES est facilité par le fait de pouvoir s’inspirer de toute œuvre artistique. Un tableau de Picasso te plaît ? Un poème de Poe te transcende ? Une chanson de métal te fait kiffer ? Van Gogh est ta star ! Lance-toi ! Projette tout cela dans INACHEVES et voit quel décor, quel enjeu, quelle menace ou opportunité, tu en tires. Il y a des exemples dans le livre de base.

De plus, il y a de nombreux thèmes à découvrir et à faire jouer dans INACHEVES : la collecte des Ancres, les relations entre Unions, survivre à l’environnement, trouver et garder de l’eau, agrandir son Union, construire sa vision de l’achèvement (pour un seul des Inachevés de l’Union ou pour tous de manière égalitaire ?), etc.

Loïc : Nous avons envisagé ce jeu pour des rôlistes plutôt expérimentés mais comme le dit Tricky, toute œuvre est source d’inspiration et chacun peut y trouver son bonheur. Ainsi, Inachevés peut s’adresser à tout le monde avec un minimum d’effort.

Stephan : C’est sûr que c’est un jeu plus cérébral qu’à l’accoutumée. Ça va être dur pour le Fix ! Tu es prêt !

9. Bon, attention, je me lance. *roulement de tambours* Dîtes, il ne faudra pas attendre trop longtemps quand même après la souscription pour recevoir le jeu (uh, uh, uh) ?

Tricky : non, fidèle à lui-même, le Studio Deadcrows a la volonté de livrer ses jeux dans les meilleurs délais. Tu vois (ou verras) à travers le kit de découverte que le jeu est bien achevé. La page de souscription précisera tout cela. Je pense que l’expérience du Studio prouve que nous faisons toujours au mieux et dans l’intérêt de la communauté.

Stephan : la fameuse question qui tue ! Alors le but est de livrer le PDF du livre de base et de l’écran pour la fin d’année. En gros, c’est ce qui est déjà finalisé en termes d’écriture à ce jour.

Nous travaillons sur Inachevés de la même façon que pour Donjons et Chatons. C’est-à-dire que le maquettiste met en place les éléments, mais il laisse du vide que vient « remplir » Loïc progressivement. Cela représente beaucoup plus de travail que pour une mise en page traductionnelle mais la qualité est au rendez-vous ! C’est un réel apport graphique et d’immersion.

De plus, il y aussi les paliers à prendre en compte, mais on ne va pas tout dire, tout de suite 😊

Loïc : mon planning 2025 est beaucoup trop chargé pour que je laisse trainer ce projet ! Inachevés sera achevé dans les meilleurs délais possibles.

Une pensée sur “On les a quand même laissé finir…

  • 3 octobre 2024 à 11:43
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    Merci pour cette interview. On espère que la communauté sera derrière nous. Fier d’être rôliste !

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