Comment Magpie a fermé mes chakras [Chronique Avatar Legendes]

Vous vous souvenez de cette phrase classique de parent qui s’apprête à vous punir, « ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi, mais c’est pour ton bien »? Eh ben c’est exactement ce que je m’apprête à faire tout au long de cet article. En tant que fan inconditionnel d’Avatar et des productions Arkhane Asylum, je veux que les merveilleux talents de l’Asylum me comprennent bien : je vous adore, et cette critique ne me fait pas plus plaisir qu’à vous.

Notre Aang(le) mort

Avatar le dernier maitre de l’air a été une révolution dans le paysage de l’animation occidentale. Les équipes de Nickelodeon ont accompli l’impossible à l’époque : combiner une animation sublime, un univers évocateur et une écriture intimiste pour créer une série adorée dès sa sortie par des millions de spectateurs de tous âges et de toutes les cultures, créant ainsi un classique instantané, et évitant intelligemment les écueils classiques de l’orientalisme (pour l’exemple inverse, jetez un œil aux suppléments orientaux de D&D).

Arkhane Asylum est une grande maison d’édition, et je le dis en pesant mes mots. D’une main, ils nous font parvenir le meilleur des productions internationales comme Broken Tales, Forbidden Lands et DragonBane. De l’autre, ils soutiennent une production française inventive comme le prouvent GODS et Maléfices. Enfin, ils ont l’intelligence de parier sur des grosses licence, pas seulement pour leurs noms, mais pour leur qualité; tout joueur ayant fait une partie de Dune, d’Alien ou de Star Trek sait très bien de quoi je parles.

C’est sans surprise donc, que l’alliance d’une grande maison et d’une très grande licence donne lieu au foulancement stratosphérique d’Avatar Légendes. Dans une industrie où le fandom est essentiel, une telle entreprise ne pouvait que réussir. Le produit fini est un cas d’école sur l’angle mort inhérent à notre hobby favori et son financement basé sur la fidélité. Le jeu est-il jouable? Oui. Le livre est-il beau? Oui. Mais si ces deux échelles suffisaient à mesurer la qualité d’un ouvrage de JdR, il n’y aurait pas de critique.

Livre 1 : un matériel au Toph

Commençons par ce qui saute aux yeux: le livre de base d‘Avatar Légendes est beau, et je veux dire vraiment beau. Les couleurs sont vibrantes, le papier et la reliure rendent l’objet aussi agréable à regarder que résistant. Le style de la mise en page est sobre tout en rappelant clairement l’identité graphique de la licence et la typographie est évocatrice sans sacrifier le plaisir de lecture. Enfin les illustrations originales sont absolument magnifiques et raviront les fans.

un échantillon des sublimes illustrations originales

Toujours pour les fans, la section décrivant « l’Avatarverse » en détail est un bonheur. Le jeu propose 4 époques pour installer vos aventures, allant de l’ère de Kiyoshi, plusieurs siècles avant la série originale, jusqu’à celle de Korra, ressemblant au début de notre XXème siècle. Chaque chapitre est court et richement illustré, donnant juste assez de détails pour que le MJ et les joueurs aient immédiatement une idée claire de leur monde.

Le système employé par le jeu est une valeur sûre, Le très éprouvé Apocalypse. il suffit de 2d6 et d’une simple addition pour déterminer succès et échecs. En plus d’être simple à prendre en main, Apocalypse favorise le jeu narratif, parfait en théorie pour émuler des engagements épiques où les seules véritables limites sont dans la tête des joueurs. Pour ne rien gâcher, Magpie Games, l’éditeur original du jeu est un vétéran du système et nous a montré de nombreuses fois que ses designers savent s’en servir (allez voir la critique de l’excellent Pasion de las Pasiones pour vous en rendre compte).

Enfin les aventures, qu’il s’agisse du scénario d’introduction proposé dans le livre de base, ou de ceux du supplément Wan Shi Tong sont d’excellente facture et s’inscrivent parfaitement dans l’esprit de la série.

Vous aurez peut-être remarqué un thème reliant tous ces bons points : ils sont très généraux. Et pour cause, Avatar Légendes a le bon sens de s’offrir des bases solides. Mais tout ce qui est construit par dessus est au mieux branlant.

Livre 2 : Yip Yip les jeunes

Dès la première lecture, il est apparent que les auteurs ne savent pas exactement à qui ils veulent s’adresser.

L’accroche de la couverture (« tout ce qu’il faut pour jouer dans ton univers préféré ») digne de l’emballage d’un jouet articulé des années 90 nous montre la couleur : Avatar semble s’adresser à un jeune public, or c’est absurde ! La série originelle fête ses 14 ans cette année, même un jeune enfant qui regardait les aventures d’Aang en mangeant ses tartines a au moins 20 ans au moment où j’écris ces lignes, et c’est sans compter ceux qui ont découvert la série bien après leur adolescence. Dans ce contexte, non seulement le ton manque sa cible, mais il apparaît anachronique et infantilisant.

le lecteur cible à en croire le ton du livre

Certains auteurs semblent avoir à moitié conscience de cette erreur, et s’emploient à parler aux adultes passionnés, mais sans aucun sens de la mesure. Les appels du pied aux fans passent principalement par des références aux romans et comics de la licence largement inconnus du grand public, et ce dès la page 8. Imaginez un peu si le dernier JdR Star Wars en date citait La croisade du Jedi fou et les aventures des enfants de Han Solo et Leïa dans les 10 premières pages, vous vous sentiriez accueillis ? Moi pas. La plupart des nostalgiques d’Avatar ne sont que ça, *nostalgiques*, et citer immédiatement le deep lore de la licence n’encourage ni à jouer, ni à explorer l’univers.

Comble du paradoxe, le livre combine ces références obscures avec un manque cruel de fan service. Après plusieurs relectures, seules 21 illustration semblent originales, 20 sans compter la couverture pour un livre de 301 pages. Le reste est un patchwork de concept arts déjà disponibles ailleurs, de captures d’écran qui parfois jurent avec la mise en page, et de montages honnêtes mais inintéressants. C’est d’autant plus rageant quand on voit les autres partenariats d’Arkhane. Star Trek Adventure n’est pas exclusivement illustré avec des arrêts sur image de la série animée éponyme, Dishonored ne ressemble pas à un ensemble de screen-caps d’un streamer Twitch, The Witcher n’a pas Henry Cavill sur la couv’! Cette décision n’est évidemment pas la faute des éditeurs français, mais elle fait tâche dans leur catalogue jusqu’ici exemplaire.

Livre 3 : les règles dont vous êtes le Iroh

L’agencement arbitraire des règles et des mécaniques est un problème récurrent du JdR, mais c’est la première fois qu’on me donne l’impression d’avoir un « livre dont vous êtes le héros » dans les mains. Ce sentiment vient d’abord d’un agencement très découpé. L’intention est claire et plutôt louable : subdiviser chaque détail afin que chacun bénéficie d’une entrée claire et lisible. Le revers de la médaille, c’est des encadrés indépendants qui semblent lutter contre le nombre de pages imposées pour finalement se mélanger en blocs compacts où les seuls détails saillants sont les exemples de jeu écrits dans une encre de couleur, et des références de page absolument omniprésents.

Comme je le disais plus haut, Apocalypse est un système à la fois simple et robuste. Il est parfait pour des débutants, et permet aux vétérans de se concentrer sur l’esthétique plutôt que sur les détails des règles. Qui plus est, il peut être modifié finement si on veut en faire un usage spécifique comme le prouvent Blades in the Dark et City of Mist. C’est clairement ce que Magpie a tenté, tombant totalement à côté de la plaque par la même occasion. Ce constat est évident quand on s’intéresse aux trois piliers du système : des statistiques simples, des manœuvres pour cadrer les actions des joueurs, et des livrets pour fluidifier la création des PJ.

Les statistiques se voient donner des noms originaux. Plutôt que la force ou le charisme, vous mettez des points en enthousiasme, en concentration ou en harmonie. L’idée est bonne, forcer les joueurs et le MJ à considérer leurs actions au travers d’un prisme émotionnel plutôt que comme des jauges plus ou moins élevées est prometteur. Dans les faits c’est la même chose en moins intuitif.

Déception intensifies

Les manœuvres sont une catastrophe, tout comme l’ensemble du système de combat. Encore une fois l’idée de base est bonne : plutôt que de faire un bête jet de dé pour attaquer, les PJ et PNJ adoptent une posture d’arts martiaux qui favorise au choix l’attaque, la défense ou l’analyse, sans savoir ce que l’adversaire compte faire. En théorie, c’est une traduction brillante de la tension des scènes d’arts martiaux où personne ne sait comment tout ça va partir. En jeu, un joueur qui n’a pas pris la bonne décision se retrouve simplement sans rien faire, ou à la merci du MJ qui doit changer la posture des PNJ pour qu’il se passe quelque chose, ou une troisième solution incompréhensible car le chapitre est si mal rédigé qu’il semble avoir été grossièrement traduit d’une langue imaginaire inventée pour la série. Les manœuvres d’un jeu Apocalypse sont généralement au nombre d’une petite dizaine et couvrent toutes les possibilités d’un jeu. Ici, il s’agit de listes interminables rien que pour le combat, nécessairement intimidantes pour un débutant, à commencer par celle des manœuvres de base, digne d’un supplément de D&D3.5.

Livre 4 : dédicace aux fans de Soka

Et les livrets alors ? Plutôt que de proposer un livret pour chaque manière de taper, Avatar Legends propose aux joueurs de choisir des archétypes définis par leur personnalité et leurs principes moraux.

Allez tous en chœur cette fois : c’est une bonne idée! Plutôt que de jouer sur les fantasmes de puissance des joueurs, les designers de Magpie proposent de construire un individu complexe avec un but et des principes précis. Chaque livret a sa propre jauge d’équilibre : un marqueur illustrant les deux principes moraux qui guident les choix du personnage. Cette approche morale à la création propose un autre avantage inattendu : il est très facile d’en changer. Si la balance morale d’un PJ change au fil de l’aventure, il peut tout de suite pendre un nouveau livret en accord avec les changements psychologiques de son alter ego. Encore une bonne idée. Le tout est amusant, jusqu’à ce que le design boursouflé du jeu revienne nous gâcher la vie.

En temps normal, le système du livret est là pour nous simplifier la vie. Choisissez un livret, cochez quelques cases, et la partie peut commencer, vous avez même toutes les règles écrites dessus! En temps toujours normal, Ils ont le double avantage d’être exhaustifs et accueillants, c’est ce qui rend Monster of The Week ou Libreté si fluide et accessible.
Ici, les livrets sont des pavés de texte entrecoupés de cases à remplir. On s’y perd, on s’y noie, et toutes les règles de base sont absentes. Les deux principes qui gouvernent votre jauge d’équilibre sont spécifiques à chaque livret, donc s’ils ne vous conviennent pas, à vous d’apprendre Photoshop et vous faire une nouvelle fiche. Tant qu’on y est, le système d’équilibre a beau tenir sur plusieurs pages et de nombreux exemples, il reste incroyablement nébuleux tout en étant essentiel au jeu, ajoutant de fait à la charge de travail du MJ.

Ambiance de folie à la rédac’

Bon, fini de déprimer. Si vous jouez à Avatar, c’est pour maitriser les éléments bon sang ! Vous voulez soulever des montagnes comme Toph, balancer des éclairs à la Azula et voler avec Aang. Bonne nouvelle, vous pouvez ! Mauvaise nouvelle, ça n’a aucune importance.

Le jeu vous propose 6 écoles de combat : les quatre maitrises élémentaires auxquelles s’ajoutent les arts martiaux comme ceux de Jet et Soka, et la nébuleuse maitrise de la technologie inspirée par le personnage d’Asami. Ce choix est presque entièrement esthétique. La seule différence mécanique est l’accès à une liste de manœuvres exclusives à votre école, et c’est tout. Voilà. La maitrise d’un art ancestral ou d’une magie élémentaire est traitée avec la même profondeur que la capacité de votre PJ à s’acheter un flingue.

Epilogue : Le cimetière des bonnes idées

Parcourir Avatar Legends, c’est comme regarder le pire film de votre réalisateur préféré. L’extérieur est engageant, vous pensez savoir à quoi vous attendre, et patatras. Bon le film est toujours regardable, après tout il est fait par des gens de talent, mais abaisser vos standards à ce point vous laisse un goût aigre dans la bouche et une profonde lassitude.

Si vous l’avez déjà, jouez-y. Enlevez toutes les règles inutiles, travaillez avec vos joueurs pour rendre la maitrise des éléments amusante, et vous aurez un jeu Apocalypse de qualité moyenne dans un très bel emballage. En l’état cependant, Avatar Légendes me renvoie l’impression d’un jeu fait dans l’urgence, avec peu de relectures et encore moins de playtests.

Si vous ne l’avez pas, il existe une myriade de meilleures options pour maitriser les éléments et les arts martiaux : prenez le PDF de Mage V20 édité par Arkhane Asylum, ou le jeu Masks de Magpie Games. Achetez Feng Shui 2 aux éditions du troisième œil ou Mutants & Masterminds chez Black Book. Jouez un élémentaliste dans Pathfinder ou un moine élémentaire dans D&D. Le dernier maitre de l’air est un mastodonte culturel qui nous inspire depuis 14 ans maintenant, et les jeux permettant de vivre des aventures aussi merveilleuse qu’Aang et ses potes tout en balançant des boules de feu sont légions.

Au risque de me répéter, cette critique ne me fait pas plaisir. Arkhane est un allié de ma ludothèque et j’attends avec impatience leurs prochains jeux, à commencer par Broken Tales. Si Avatar Légendes m’avait été envoyé comme un fangame conçu par deux passionnés, j’aurai salué l’effort et attendu la prochaine version. Venant d’Arkhane et Magpie, c’est à la limite de l’acceptable.

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Si vous voulez lire d’autres points de vue sur ce jeu (en VO) ou y laisser le vôtre, rendez-vous chez nos amis du

Une pensée sur “Comment Magpie a fermé mes chakras [Chronique Avatar Legendes]

  • 18 octobre 2024 à 10:05
    Permalink

    Hello,
    Merci pour cette critique douloureuse, on le sent bien !
    J’avais fait l’impasse sur ce jeu, j’avais peur qu’il nécessite une table complètement vouée à l’oeuvre originelle, ce qui limite les possibilités de le sortir. Et j’avais été perplexe devant Root du même éditeur et son système apocalypse, manifestement pas pour moi. Sans regret donc !

    HS mais AAP est quand même l’éditeur de l’Empire des Cerisiers (je m’attendais à le voir cité dans les merveilles qu’ils ont produit en création française !)

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