Les suggestions du chef [interview Wilderfeast]

A peine avons-nous eu le temps de jeter un œil sur la mise en bouche plus qu’alléchante de Wilderfeast que Don’t Panic surprend nos narines avec le doux fumet d’un foulancement sur Gameontabletop. En bons piques-assiettes, il n’en fallait pas plus aux membres du Fix pour infiltrer leur festin et poser nos questions à trois des artisans de cette version française.


Le Fix : Bonjour, nous c’est le Fix. On aime aussi profiter des bons buffets. Et vous, vous êtes qui ?

Jérôme Vivas : Moi, c’est Jérôme Vivas, rôliste depuis 1999, traducteur éphémère au début 2000, à temps partiel depuis 2018, et à temps complet depuis maintenant deux ans et demi. Don’t Panic Games m’a confié la traduction de Wilderfeast après celle de Cowboy Bebop. En ma qualité de mercenaire du texte, j’officie aussi pour EDGE Studio, Agate et Arkhane Asylum.

Thomas Demongin : Pour ma part, je suis Thomas Demongin, formé à la relecture professionnelle en 2008, à temps plein et en indépendant depuis deux ans et demi également. En tant que pro, je travaille pour tout type d’édition (fiction, essai, revue scientifique, communication, manuel scolaire, etc.) ; étant rôliste depuis l’adolescence et joueur depuis toujours, j’ai bien sûr aussi développé une grosse partie de mon travail dans le secteur du jeu (de rôle et de société). Par ailleurs, mon plat préféré reste les pâtes.

Ghislain Bonnotte : Je suis Ghislain Bonnotte, rôliste depuis 1990, freelance shadowrunnesque depuis le début des années 2000, je suis passé à temps complet en 1999 chez Black Book Éditions avant de redevenir brièvement freelance pour Arkhane Asylum en 2023 et rejoindre Don’t Panic Games début 2024 pour prendre en charge et développer l’activité jeux de rôle.

Le Fix : On a tous une vague idée du travail de traducteur, mais qu’est-ce qu’un relecteur ? Et n’hésitez pas à utiliser des mots simples, j’ai joué au hockey sans casque ce matin.

Jérôme Vivas : Pour moi, le relecteur ou la relectrice, c’est la personne qui va réparer toutes les bêtises que j’ai laissées dans le texte (ou pire : que j’ai ajoutées !). Je vais laisser Thomas développer un peu plus, mais je dirais simplement que le texte final que vous avez sous les yeux est le résultat d’un travail d’équipe, pour lequel la part de chacun peut être difficile à déceler. C’est pourquoi j’estime qu’il faut aussi tirer son chapeau au relecteur ou à la relectrice quand le texte nous plaît.

Thomas Demongin : Pour faire simple, disons niveau hockey sans casque, il faut garder à l’esprit que même le meilleur traducteur ou la meilleure traductrice du monde reste un être humain. Si, si ! Ce faisant, cette personne fera forcément (et j’insiste sur le côté inéluctable) des erreurs : un peu de fatigue par-ci, des doigts qui tapent trop vite par-là, un peu trop de copier-coller par-dessus le tout, etc. Quelqu’un comme moi s’assure que ces coquilles ne passent pas dans le texte final, pour en obtenir la meilleure version. Pour faire le lien avec le projet qui nous occupe aujourd’hui, je pourrais dire que le correcteur est un Assaisonnement (selon la définition de Wilderfeast) : il n’apporte pas de point en lui-même, mais il double la valeur des autres ingrédients, à savoir ici le traducteur – cela dit, tout ce que ce que je viens de décrire s’applique aussi dans le cas d’une création de langue française.

Ghislain Bonnotte : Ils ont presque tout dit ! J’ajouterais qu’une traduction est un regard neuf sur l’œuvre originale, porté par une soif de compréhension de l’intention de l’auteur et constitue donc en soi une relecture de l’œuvre originale (on a eu pas mal de questions pour l’autrice, ce qui a permis de clarifier certains éléments).

Le Fix : Qu’est-ce qui différencie la traduction et la relecture d’un jdr par rapport à un projet littéraire plus conventionnel ? Est-ce que ça impacte votre manière de pratiquer le jdr ?

Thomas Demongin : La question est pertinente au vu des exemples que j’ai cités plus tôt. C’est sûr que quand je passe d’un article sur le liquide céphalo-rachidien à un mode d’emploi d’un produit de beauté, en passant par un livret explicatif de tarot astrologique, ça fait voir du pays. Mais finalement, outre les corrections d’erreurs « classiques » qui ressortissent des règles du français, ce qui différencie tous ces textes n’est ni plus ni moins que le lectorat. Pour faire un parallèle, on ne va pas raconter une histoire de la même manière en fonction de la personne à laquelle on s’adresse : il n’y a qu’à comparer l’histoire de Pinnochio selon Disney et selon Del Toro pour s’en rendre compte. C’est pareil pour les contenus éditoriaux. Par exemple, autant un lecteur de romans aime voir un vocabulaire riche et varié, autant un jeu de rôle a besoin d’un glossaire bien arrêté. Et les dieux savent que les rôlistes sont souvent très pointus dans leurs lectures ! Heureusement, je n’ai pas le cerveau qui fonctionne de la même manière quand je joue et quand je travaille, sinon je n’arriverais plus à maîtriser de parties ! Mais je reconnais que j’ai pu piocher des inspirations de-ci, de-là…

Jérôme Vivas : En toute honnêteté, je vais avoir un peu de mal à répondre à la première question, car je n’ai travaillé quasiment que sur du JdR, et en tout cas, jamais sur des projets littéraires classiques (pas de roman pour moi pour l’instant). En revanche, je sais que pour traduire un jdR, il faut être en mesure d’appréhender l’univers et le système de jeu. Difficile de rendre un texte propre et dans les temps si l’on ne comprend pas les règles. Il faut donc être aussi attentif à l’aspect narratif qu’à l’aspect ludique.

Et la quantité de signes que j’engloutis exerce en effet une influence sur ma pratique du JdR : quand on entre autant dans le détail d’un jeu, celui-ci laisse forcément des traces, que ce soit sur des points de règles, sur une manière de présenter un scénario ou sur des conseils de maîtrise (ou des roublardises). Par exemple, je me suis inspiré du format des aventures dans Avatar Légendes pour un scénario sous 5e… comme quoi, c’est faisable.

Ghislain Bonnotte : Un jeu de rôle mêle éléments littéraires et éléments techniques pour plonger le lecteur dans un univers imaginaire. Il faut donc jongler avec la nécessité de clarté des éléments techniques et le besoin d’immersion dans les textes classiques (qui pour les jeux « à gamme » sont souvent très référencés). C’est une complexité supplémentaire souvent évoquée par des traducteurs issus du monde littéraire.

Le Fix : On a déjà parlé du jeu sur le site, mais puisque vous êtes là ; c’est quoi Wilderfeast ? Vous connaissiez le jeu avant ? Toutes ces images de bonne bouffe, ça vous donne pas faim ?

Jérôme Vivas : J’ai entendu parler de Wilderfeast quand Don’t Panic Games m’a dit « hey, ça te dit de traduire Wilderfeast ? » Je suis allé voir de quoi il retournait ; le pitch, le système de règles et les illustrations m’ont tout de suite embarqué (en plus, j’étais en train de regarder Gloutons et dragons, alors tu penses bien que boulotter des monstres…).

Wilderfeast, c’est tellement vaste que j’ai du mal à le résumer. Essayons : c’est un jeu dans lequel le groupe de personnages joueurs (des naturons) lutte pour maintenir ou restaurer l’harmonie dans un monde post-post-apocalyptique (y a pas d’erreur), dans lequel des créatures diverses et variées, des monstres, peuvent succomber à une terrible maladie, la frénésie. Les naturons doivent alors les abattre pour éviter la propagation de l’affliction. Ça, c’est la partie immergée de l’iceberg. Les personnages doivent aussi s’occuper des monstres qui ne sont pas malades, pour s’assurer qu’ils prospèrent… et surtout… le monde est régi par une Unique Loi : « tu es ce que tu manges ». Chaque fois que l’on avale quelque chose, on en retire une amélioration. Ça peut aller d’une meilleure endurance à des ailes pour voler. Ces mutations sont temporaires… sauf chez les naturons qui festoient après avoir abattu un monstre frénétique. Donc les personnages sont amenés à développer tout un arsenal de mutations… bon, je pourrais continuer longtemps tellement j’ai adoré les concepts du jeu, sur lesquels je reviendrai plus bas.

Et pour la dernière partie de la question, c’est simple : je ne me suis jamais autant écrié « chérie, attrape ta veste, on va au resto, j’ai envie de [insérer douze plats] ». Pourtant, je ne suis pas un gros mangeur !

Thomas Demongin : Pareil que Jérôme, en gros ; je travaille depuis quelques années avec Don’t Panic Games maintenant et Ghislain, l’éditeur JdR chez eux, m’a proposé ce titre, que je ne connaissais pas. De base, j’aime beaucoup la littérature rôliste, même sans la faire jouer ; mais c’est vrai que, dans Wilderfeast, il y a une vraie fraîcheur. En particulier, le terme « monstre » est bien utilisé dedans puisque, étymologiquement, il signifie « prodige », « fait extraordinaire », et c’est bien de cela qu’il est question : les créatures présentées sont vraiment belles, intéressantes, avec une véritable présentation éthologique, qui dépasse largement la description d’un PNJ ou d’un boss. Le terme de bestiaire n’est pour le coup pas usurpé du tout ! Wilderfeast, c’est aussi un creuset d’influences parfaitement dosées, dont certaines relativement faciles à identifier. Cela donne au bout de la recette un gigantesque bac à sable où les esprits les plus imaginatifs seront ravis de développer leurs propres secrets.

Ghislain Bonnotte : Wilderfeast est un jeu de rôle qui parle d’intégrer le monde naturel et d’en faire une partie de soi… littéralement ! Il y a de l’action, des pouvoirs (les mutations), des notions fortes de groupe et de communauté autour d’une valeur universelle : la cuisine. Le tout mijote dans une réflexion sur notre interdépendance avec la nature. C’est très fun, appétissant, original sans être déroutant. La direction artistique soutient bien l’ambiance (comment ne pas avoir l’eau à la bouche devant les illustrations de plats!). Et le monde a une histoire et des secrets, qui achèvent de donner de la consistance à Wilderfeast, sans le rendre indigeste.

Le Fix : Entre Cowboy Bebop, Naruto, Fabula Ultima, et maintenant Wilderfeast, je pense pas trop me risquer en disant qu’il y a une petite fibre otaku dans la ligne éditoriale de Don’t Panic. Comment ça résonne avec vos propres passions ? Vous avez déjà eu à faire avec ce type de projets auparavant ?

Jérôme Vivas : Je suis de la première génération de fans de manga, dans les années 80-90, alors j’ai baigné dedans pendant un temps au collège et au lycée. Forcément, ça laisse des traces. Quand j’ai eu vent du projet Cowboy Bebop, je suis allé toquer chez Don’t Panic Games pour leur proposer mes services, parce que je ne pouvais pas laisser passer l’occasion de bosser sur un projet aussi cool.

Je n’avais pas encore travaillé sur de véritables adaptations d’anime ou de manga avant ça ; en revanche, j’avais participé (et continue) à d’autres adaptations de licence, que ce soit Avatar Légendes, Dune, L’Anneau Unique… c’est vraiment quelque chose que j’adore, ça me donne une excuse pour me (re)plonger à fond dans ces univers pendant quelques semaines. Je ne compte plus les achats « pour le boulot, pour les recherches et les références, j’te jure ». C’est pas un peu otaku dans l’idée ?

Thomas Demongin : Si, si, complètement ! Mais bon, nous sommes en 2024 (allez, disons 2025), et cette posture otaku est bien plus facile à assumer que dans les années 1980, c’est certain. J’ai moi aussi grandi avec les Chevaliers du zodiaque (qui reste mon œuvre d’enfance favorite), Terry Pratchett, les Monty Python et plein d’autres trucs. C’est formidable de pouvoir un peu toucher du doigt ses passions, comme ça… et pas seulement les licences, bien sûr : des créations originales comme Wilderfeast sont aussi un régal. Concernant Don’t Panic, je n’ai évidemment pas mon mot à dire sur leur ligne, mais je m’en réjouis à chaque nouveau projet sur lequel ils m’invitent ! Du jeu de plateau, du JdR, de l’otaku… Vraiment, actuellement, j’ai la chance de faire partie de ces gens qui disent aimer leur travail et aimer travailler.

Ghislain Bonnotte : Les anime du Club Dorothée, c’est toute mon enfance, et cette passion s’est prolongée avec des désormais classiques Akira, Princesse Mononoke, et des programmes plus récents que je suis en famille. Pour autant, professionnellement, c’est avec Don’t Panic Games que je travaille sur mes premiers projets « d’otaku ». Et ce n’est que le début…

Le Fix : Quitte à parler de vos expériences, Jérôme et Thomas semblent former un sacré duo ! Est-ce que vous avez déjà collaboré avant ? Comment avez-vous trouvé votre rythme sur Wilderfeast ? Comment est-ce que vous fonctionnez ?

Jérôme Vivas : Eh bien, à vrai dire, c’est notre première collaboration. Et ce fut une agréable surprise ! Je pense qu’on a la même vision de ce que doit être un texte traduit, jusqu’à certaines mises en forme.

Question organisation, je traduis l’intégralité du texte, et je l’envoie en relecture. Nous faisons ensuite quelques allers-retours : Thomas suggère des modifications, que je passe en revue pour valider les propositions (tournures de phrase, nouveau nom pour une bestiole…) ou expliquer certains choix qui me poussent à les rejeter (il y a par exemple un accent circonflexe auquel je tenais : on l’a gardé). En général, on finit très vite par tomber d’accord. On collabore beaucoup par commentaires interposés sur les documents (mais on a même fait une visio pour la Mise en Bouche, avec Ghislain, afin de bien caler cette base de travail). Le tout, c’est de bien communiquer et de mettre son ego de côté (j’avoue que je me flagelle assez vite sur les boulettes que je peux laisser passer, alors ça me fait toujours un pincement quand je vois des modifications… je me dis « ah oui, j’aurais dû voir ça »… mais il faut savoir reconnaître quand on nous propose mieux. Et c’est pour ça que j’estime qu’il ne faut pas oublier les relecteurices quand on parle d’une VF).

Thomas Demongin : Jérôme a bien décrit tout le processus, mais il reste fidèle à lui-même en me laissant beaucoup de la couverture : n’oublions pas qu’un traducteur sans relecteur pourra produire un texte, même imparfait, alors qu’un correcteur seul ne créera rien du tout ! En effet, comme tu l’as décrit, mon rôle est principalement consultatif : je ne suis pas le traducteur, et encore moins l’auteur, je me rapproche plutôt du bêta-lecteur. Dans cette optique, mon objectif est de faire des remarques les plus pertinentes possibles. Par exemple, les plus bilingues des gens qui nous lisent pourront remarquer que les feuilles de perso ne sont pas agencées pareil en VF et en VO (au niveau des cadres de Styles et de Compétences) ; cela vient d’une réflexion commune sur le fait que, en français, on dira plus facilement « Tir précis » que « Précis tir ». Au bout du compte, c’est vrai que cela a été une super rencontre avec Jérôme. En typographie, il est facile de se crêper le chignon sur la place d’une virgule dans une phrase (ce n’est pas une blague !) ; or on s’est très vite rendu compte qu’on était de la même école sur… à peu près tout, en fait. Et comme Jérôme a le souci du détail, c’est d’autant plus agréable de participer à la conception de cet ouvrage. La distance géographique fait que nous n’avons pas encore partagé de festin naturon, mais cela sera fait à la première occasion !

Le Fix : Le jeu a beau avoir une étiquette « indé », c’est quand même un sacré projet, et j’ai pas reçu assez de coups de crosse ce matin pour croire que vous travaillez seuls. Qui sont les autres aventuriers de votre meute ?

Jérôme Vivas : De mon côté, les contacts se limitent essentiellement à Thomas et à Ghislain, mais nous avons été épaulés par Mélissa, la correctrice finale. Un grand merci à elle d’avoir relevé les derniers petits points qui étaient passés sous notre nez !

Et bien entendu, Julien Dejaeger nous a mis tout ça dans une belle maquette ! Merci, l’ami !

Thomas Demongin : Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir un appendice nasal volumineux en ce qui me concerne ! Je profite de la présentation de Mélissa pour préciser à celles et ceux que ça intéresse que Jérôme et moi travaillons sur un texte brut, qui n’est pas inséré dans une maquette ni mis en forme. Ce texte est ensuite passé à un ou une maquettiste, qui en fait un beau PDF comme la Mise en bouche, et c’est sur ces épreuves (comme on les appelle) que Mélissa repasse et pointe les soucis de format (police, gras, etc.) en plus du reste. Bien entendu, il ne faut pas oublier l’équipe de Don’t Panic – en particulier Ghislain, qui doit commencer à connaître le livre par cœur à force ! – et les créateurs originaux.

Ghislain Bonnotte : Outre les personnes déjà citées, j’ajouterais Apolline, graphiste Don’t Panic Games sans qui la page Game On de Wilderfeast serait bien moins chatoyante et gourmande. Cedric Littardi, le dirigeant de Don’t Panic, est celui qui a déniché cette pépite qu’est Wilderfeast et les gens d’Horrible Guild, l’éditeur original, Federico Corbetta en tête, ont été très réactifs et soucieux de la réussite de l’adaptation française.

Le Fix : Wilderfeast a un ton naïf, mais aussi des aspects qui peuvent sembler radicaux pour certains, je pense par exemple à l’un des prétirés de la mise en bouche qui utilise des pronoms non binaires. On sait d’expérience que ce type de décision peut provoquer des réactions… vives (pour rester poli) de la part de certains. Comment vous appréhendez ces aspects du projet et les réactions qu’elles suscitent ?

Thomas Demongin : Je vais prendre les devants pour une fois, car cette question que j’attendais, parce que je sais que ce point fera parler – spoiler : il y a même une divinité neutre – relève de plusieurs niveaux que j’aimerais détailler rapidement. Du point de vue de l’adaptation, tout d’abord, il y a la question de savoir si l’on doit respecter l’écrit originel ou si on a le droit de le modifier, et à quel point. C’est un très long débat, plutôt houleux, qu’on n’aura pas le temps d’aborder ici, mais qui mérite que chacun et chacune y pense. Or ici, ce personnage était non binaire. Ensuite, du point de vue de la langue française, nous sommes dans une période de flou sur la question de l’inclusion. Peut-être aurez-vous remarqué que j’utilise des formules inclusives depuis le début de cet article, sans pour autant avoir recours au point médian qui a tendance à cristalliser les peurs, les haines et les critiques (pour plein de raisons justifiées). En effet, je reste personnellement convaincu qu’on peut avoir des écrits plus inclusifs sans que la langue en souffre, à plus forte raison quand il s’agit d’un texte qui demande une forte immersion. Enfin, du point de vue de l’édition, il ne t’aura pas échappé que Don’t Panic n’en est pas à son coup d’essai, puisque, par exemple, un personnage non binaire était déjà présent dans le tutoriel Appuyez sur Start de Fabula Ultima. J’apprécie beaucoup cette position qui n’est pas la plus facile et loin d’être partagée par toutes les maisons d’édition. Bon, là, je parle d’inclusion, parce que je donne une grande place à ce thème dans mon travail, mais le même raisonnement peut s’appliquer pour toute question un peu clivante, n’est-ce pas Jérôme ?

Jérôme Vivas : Je pars du principe que si le texte VO est inclusif, le texte VF doit l’être aussi. Ça se repère avec un premier survol, donc ensuite, à moi de partir dans cette optique et de guetter les indices dans le texte.

Les pronoms non binaires, c’est le truc qui va sauter aux yeux de certains, mais Wilderfeast cache bien d’autres choses. C’est un jeu résolument progressiste, écolo, anticapitaliste… mais qui ne prône pas tout ça à tout-va. Par exemple, on a un petit encart sur l’inclusivité du décor et une invitation à faire preuve de bienveillance envers les cultures qu’on émule, mais pas trois pages.

Le jeu invite à la réflexion, sans pour autant obliger à quoi que ce soit. D’ailleurs, les pronoms que tu mentionnes sont donnés à titre indicatif, et si la personne qui joue Prix veut en faire un homme, eh bien qu’elle le fasse. Le jeu n’en sera pas moins bon. Si ça hérisse quelqu’un, c’est bien dommage, mais on ne pourra rien y faire. À titre personnel, je ne comprends pas qu’on bloque sur un tel point, mais bon…

Ghislain Bonnotte : Préserver l’intention de l’ayant droit fait partie des impératifs d’une traduction. On peut certes faire quelques ajustements avec son approbation, mais globalement, on se doit de respecter ce qui a été écrit. Le côté anecdotique des genres non-binaires dans Wilderfeast indique clairement que pour l’autrice ce n’est plus une revendication d’inclusivité, juste le « new normal. » On accepte avec plaisir d’incarner des mutants en marge de la société, leur genre devrait être une formalité. J’ajoute que le jeu donne des pistes pour profiter du jeu pleinement tout en étant végan, dans une démarche globale de bienveillance et d’inclusivité de l’autrice.

Le Fix : La traduction et la relecture ont un aspect un peu paradoxal : on les remarque surtout quand c’est mal fait. Du coup, quels conseils ou recommandations vous auriez pour les lecteurs qui souhaiteraient mieux juger la qualité de vos métiers dans les jdr qu’ils achètent ? 

Jérôme Vivas : C’est vrai que je vois plus souvent dire sur les réseaux « non mais que c’est moche, ce terme » plutôt que l’inverse. Par exemple, je sais que le choix de « naturon » pour traduire « wilder » a été critiqué. On dit qu’il aurait fallu un autre mot, qu’il aurait fallu garder le terme VO… mais c’est oublier plusieurs points.

Déjà, mon boulot consiste à rendre le jeu accessible à toute personne qui ne parle pas anglais. J’estime que je le ferais mal si je laissais un terme anglais dans un jeu dont l’univers n’inclut pas cette langue. Être inclusif, ça passe aussi par ne pas oublier les locuteurs de la langue cible qui ne maîtriseraient pas du tout la langue source.

Ensuite, quand on traduit, il faut bien choisir quelque chose, et dans l’idéal en se rapprochant le plus possible du sens voulu par l’autrice. Quand on lit « wilder », on pense à wild, et (moi le premier) à un aspect sauvage. Cependant, en avançant dans le texte, je me suis rendu compte que c’était plus le côté « nature » du mot anglais qui était implicite. Donc partant de là, il a fallu trouver un mot avec cette base, et sans trop s’en éloigner pour rester dans la simplicité de la VO. Après tout, wilder, c’est simple et élégant. Personnellement, j’aime bien le suffixe -on, pour les noms de peuples, par exemple. Donc naturon s’est assez vite imposé à moi (enfin, « assez vite » : j’ai attendu la fin de ma traduction du Quickstart pour trancher…), et le reste de l’équipe l’a validé.

Tout ça pour dire que, si vous trouvez une traduction de terme mauvaise, demandez-vous ce qui nous a poussés à la choisir. Souvent, il y a une excellente raison (mais on peut aussi se planter, et croyez bien qu’on en est les premiers mortifiés). Qu’il vous plaise ou non à titre personnel, c’est une autre histoire, évidemment.

Pour la qualité globale d’un texte, prenez un peu de recul, vérifiez que le ton du texte vous semble en accord avec celui du jeu, et si ça vous paraît cohérent et couler « en bon français », c’est que ça doit être bien. Alors, n’hésitez pas à le dire !

Thomas Demongin : Les choix de traduction sont avant tout des choix éditoriaux, et là-dessus, Jérôme a tout dit. En ce qui concerne mon rôle de correcteur, il est certain que c’est une profession « invisible », mais, dans un sens, c’est bon signe ! Et si certaines fautes vous sautent aux yeux, je vous suggérerai deux remarques : la première, c’est de vérifier qu’il s’agisse bien d’une faute (entre l’orthographe classique, la réforme de l’orthographe et l’usage quotidien oral, on s’y perd facilement), et la seconde, c’est de garder en tête ce que je disais au début de notre entretien, à savoir que toutes les personnes derrière un ouvrage publié sont et restent avant tout des humains imparfaits (cette remarque vaut si vous trouvez une erreur ; si vous en trouvez 20 par page, en revanche, là oui, vous pouvez râler).

Ghislain Bonnotte : Mon conseil général aux lecteurs et joueurs de jeux de rôle traduits : ne comparez pas à l’original et jugez le jeu en français en lui-même. C’est plus difficile si vous avez déjà lu la version originale, mais votre but devrait seulement être de profiter du jeu. Pour le reste, mes camarades ont déjà tout dit.

Le Fix : On va pas se risquer à vous demander de cafter sur vos prochains projets, mais si vous pouviez travailler sur un projet de VO de votre choix, vous vous jetteriez sur quoi là tout de suite ?

Jérôme Vivas : Ola, question difficile, parce que j’ai déjà tellement de gammes que j’affectionne et sur lesquelles je travaille ! Si je peux rester sur des jeux comme La Légende des Cinq Anneaux, KULT, Avatar Légendes ou Werewolf, je serais déjà très content… mais dans les choses pas traduites… je crois que je m’enverrais bien un petit Raiders of the Serpent Sea, parce que j’avais adoré Odyssey of the Dragonlords. Ou alors Shadowdark, pour un beau morceau d’OSR. Le vrai truc qui me botterait, cependant, c’est DIE… parce que ça coche beaucoup de cases pour moi. (à bon entendeur…)

Thomas Demongin : Hé hé ! Gourmand ! De mon côté, la réponse est plus large, car j’aime aussi beaucoup travailler sur des projets français. Dans ces cas-là, je suis souvent en contact avec les créateurs ou créatrices originaux, et alors mes suggestions peuvent aller plus loin : sur les règles, l’univers, etc. Mais évidemment, je lâcherai tout pour relire la 6E, le jour où… Juste pour le kif !

Ghislain Bonnotte : Alors comme ça, on veut du rab ? Tout ce que je peux dire c’est que… Oui Cedric ? Bien sûr que non, je n’allais rien révéler sur le gros projet où on joue des héros de…<>

Apparemment, Cédric Littardi le grand patron de Don’t Panic a préféré mettre fin à la conversation. Dommage. Mais partons du principe qu’il l’a fait sans engager un sniper, et souhaitons un prompt rétablissement à Ghislain pour ce qui n’est certainement pas la séquelle d’un projectile à longue portée, ainsi qu’un grand merci à Jérôme et Thomas pour leurs réponses !

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