Chanter la perte : l’interview d’Axelle Bouet
Illustratrice de métier, Axelle Bouet a fait ses armes dans le jeu de rôle en associant son nom avec l’identité graphique de Tigres Volants, et puis elle est allée voir si l’herbe était plus verte du côté de l’écriture. Deux romans dans l’univers de Loss plus tard sur un cycle de neuf en chantier, elle revient au jeu de rôle avec l’adaptation de son œuvre, Les Chants de Loss, un jeu « Da Vinci punk ». Si vous n’avez pas passé les trois dernières années dans un caisson cryogénique, vous en avez forcément entendu parler. Mais… communiquer sur son jeu et répondre au Fix, c’est deux exercices différents, alors on n’a pas pu s’empêcher d’aller voir Axelle pour l’interroger et creuser. Il était d’autant plus temps que la petite équipe lance son financement participatif le 2 mai.
1. Tu as déjà tellement parlé des Chants de Loss sur ton site et les réseaux sociaux qu’on hésitait à venir te voir, de peur de manquer de matière. Mais justement, ça fait naître des questions. Tu n’as pas honte de priver ton éditeur de son travail ? Et puis… tu y passes combien d’heures par jour ?
Mon éditeur va m’élever une statue je pense… ok, une petite, soit. Non, mais c’était un grand bonheur pour Matagot, de savoir qu’on débarquait avec un projet très avancé (la version alpha était bouclé et on avait presque fini la bêta du jeu, c’est à dire tout l’ensemble du contenu et des textes, plus une première maquette et une bordée d’illustrations) quand on allé vers eux. Ils voulaient des gens autonomes, indépendants… ils les ont eus ! Peut-être plus qu’ils en demandaient, en fait, mais je ne crois pas du tout qu’ils s’en plaignent au contraire. Ok, si, un peu : de mon caractère de chiotte et du fait qu’il faut suivre mon rythme de cinglée. Mais ça, c’est tout le monde.
Et combien de temps j’y passe par jour ? J’avais fais le calcul à un moment, un truc genre 4500 heures de travail au total. Mais en gros : 7-8 heures par jour. week-end, jours fériés et vacances compris depuis un an. Et avant, c’était 4-5 heures par jour.
2. Ce qui frappe encore, c’est la transparence. Tu as fait le choix de donner un accès gratuit aux romans qui sont à l’origine du jeu ainsi qu’à une version bêta de l’univers, des suppléments et des règles. Pour couronner le tout, alors que l’édition a coutume de distiller les illustrations goutte à goutte pour donner envie, tu en as publié énormément en haute qualité. En fait, tu n’as pas envie qu’on achète ton jeu ; tu préfères qu’on se fasse son petit pdf custom dans son coin ?
J’ai parié. On va savoir si je gagne mon pari ! Il y a deux méthodes de vente (parmi d’autres) pour donner envie… entretenir le mystère pour attiser la convoitise ou, au contraire, jouer sur la transparence et la réaction de gratitude. C’est Stéphane Gallay qui, le premier, m’a inspiré mon choix de transparence, avec Tigres Volants et Erdorin. J’ai seulement poussé le concept en y ajoutant toute mon expérience en communication visuelle. Le but était que tout soit là, sous forme d’aperçu complet. On ne peut PAS avoir le jeu complet : les règles bêta ont encore évolués, les textes et contenus se sont enrichis, les illustrations, vous n’en avez réellement vu qu’une partie, le métaplot et la moitié du troisième livret, il n’est accessible que si on achète le jeu. Mais il y a tout bonnement tout ce qui permets de voir comment nous avons créé notre univers, depuis le début, tout ce qui permet de jouer et de savoir : est-ce que j’ai envie d’acheter ce travail une fois qu’il est achevé et disponible ?
Ça a marché pour les romans… je gagne pas du tout ma vie avec, mais statistiquement, j’en ai vendu quatre à cinq fois plus que la moyenne des romans édités en France et les droits d’auteurs payent quelques factures… alors pourquoi ça ne marcherait pas avec le jeu de rôle ?
Non, moi, ce qui m’impressionne le plus, c’est que Matagot ait marché dans la combine ! Ça, c’est grand, quoi !
3. Avec un contexte détaillant longuement peuples et cultures, on est sans conteste face à un jeu à univers. Tu ne serais pas l’auteure d’une série de romans, je serais tenté d’ironiser sur la frustration d’écriture de l’auteur de jdr moyen, mais je dois trouver autre chose… alors, nostalgie des années 90’ ?
Totalement ! Mais bon, je sais aussi un truc pas toujours bien appréhendé des rôlistes : un, ce sont des vieux… enfin, toutes proportions gardées, mais une bonne partie de la clientèle est pas si loin de mon âge ou de la décennie d’en dessous. Deux, les gens achètent en majorité des jeux pour leur univers… et les Chants de Loss est sans conteste un jeu à univers. Ok, le côté pavé en trois livrets, c’est so années 90’… mais au moins on a de la place pour s’étendre !
4. Quand je suis face à jeu à univers, je me sens parfois un peu démuni au moment de créer mon groupe et ma thématique de campagne face à tant de possibles. Qu’est-ce que tu as prévu comme focales pour les handicapés dans mon genre ?
Ho, ben t’en fais pas, on a pensé aux handicapés du bulbe sur ce point. Bon trêve de méchanceté facile, une chose importante est d’avoir pensé à comment les gens vont aborder l’univers, qui est gigantesque en soit. On a donné des indications et des cadres dès le départ, avec les aventuriers et les groupes typiques d’aventuriers de Loss. Et ensuite, dans les conseils de jeu, y’a tout une tripotée d’aide au MJ pour créer un groupe, sa dynamique, le comment, le pourquoi…, et de quoi l’habiller. Même un aspect des règles est destiné à cela, avec les Liens !
Pour généraliser : les Chants de Loss est un univers compliqué, donc, on a fourni tout ce qui pouvait être possible pour que même un débutant qui n’a jamais mis le pied dans le jeu de rôle s’en sorte. Gérer une dynamique de groupe et aborder l’univers compris !
5. Puisqu’on évoque la série des romans qui a donné naissance au jeu de rôle, comment as-tu réussi à concilier ton exigence stylistique de romancière avec l’exigence pratique de l’auteure de jeu de rôle ?
Euh… Merde, une question pour me faire sécher. Si je te dis je sais pas, ça compte ? Je ne considère pas l’écriture de jeu de rôle de la même manière que l’écriture de roman. On est pas dans la même dynamique et on ne peut pas avoir les mêmes exigences. Oublie les mots compliqués et les tournures de style, il faut être clair, souvent concis, toujours didactique… alors très vite tu écris de manière beaucoup moins littéraire et plus “technique” si j’ose dire…
6. Tu définis l’univers de Loss comme un “Da Vinci Punk”. On saisit la référence à la Renaissance et aux automates du clockpunk, mais ça fait naître une question : est-ce que c’est simplement une esthétique ou je peux m’attendre à une réflexion sur la place de la technologie dans la vie humaine ? Et surtout, où est le côté “Punk” ?
Alors, non, c’est pas qu’une esthétique. Voici la définition de Da Vinci-Punk dans le lexique de Loss, et je n’invente guère, c’est juste la transcription du genre clockpunk : courant littéraire peu répandu qui s’intéresse à la première révolution technologique, celle de la Renaissance, au point de bascule entre la fin d’un monde obscure de superstitions et de magie et l’Âge des explorateurs et des grandes découvertes, en introduisant éléments fantastiques, magie, sources d’énergies étranges, et révolutions sociales, politiques, morales et culturelles en plein bouillonnement. Les héros Da Vinci-Punk sont confrontés à cette ère de révolution et aux merveilles et aux horreurs qu’elle génère.
Mais où est le punk ? Facile : dans le Da Vinci-punk des Chants de Loss, les héros, puissants ou insignifiants, ont tout du panache du style Cape et d’Épée, mais ils ne sont que des individus face aux premières organisations de la mondialisation naissance de la Renaissance et de l’apparition des puissants état-nations et des premiers régimes totalitaires (monarchie absolue soutenue par une religion qui devient de plus en plus tyrannique à mesure qu’elle s’organise). Ils sont aussi tout petits face à de nouveaux mystères, ceux d’une science et de technologies qui créent aussi bien des merveilles que de la terreur. Les héros y sont flamboyants, mais les valeurs morales ne sont pas les nôtres et la notion de bien et de mal, si elle a encore un réel sens, n’a rien à voir avec nos codes modernes.
Vala… je sais que ça va râler, que d’aucun vont me dire que c’est juste pour coller punk à un faux-genre, mais…. Mais ça râle toujours, et en cas de besoin, j’ai Titine pour ça.
7. À travers le Haut Art, l’univers de Loss prend une teinte sombre et intègre l’esclavage dans des formes qui rappellent à la fois les cités antiques et les Odalisques ottomanes. Simple utilisation de la matière historique ou résumé du lent processus de soumission des femmes à l’échelle d’une vie humaine ?
Tu voulais du Punk dans le Da Vinci ? Ça en fait clairement partie et non, ce n’est pas juste l’emploi de l’histoire pour m’y référer (mais je n’ai vraiment pas eu à inventer beaucoup, croyez-moi ! la réalité est bien pire que ce contient Loss) mais une parabole sur le processus de soumission des femmes dans notre société et la puissance du système de domination qui sous-tend cette mécanique quand on arrive au point où l’horreur est non seulement admise, mais même justifiée et encouragée… Si cette partie du monde de Loss est choquante ou troublante… c’est à dessein. On l’a fait exprès, et ce n’est pas un simple décor érotico-lugubre, le Haut-Art. C’est une constituante de l’horreur de Loss, parce que cette constituante a existé et existe encore sur notre propre monde.
8. Je vais renverser un peu la perspective : tu as opté pour un système de jeu plutôt héroïque avec une importante influence des convictions du personnage. Qu’est-ce que ça dit de ton jeu et de la manière dont tu le perçois ? Pourquoi as-tu conservé, en plus de ce cœur de jeu, des choses moins modernes comme les modificateurs culturels de caractéristiques ?
Les cultures modifient les Vertus (donc avant tout les convictions) des personnages. Cela a une influence sur les caractéristiques, mais elle est très marginale ; par contre, sur les Vertus, qui elles influencent la manière de jouer le personnage, oui, l’effet est important. Même si on peut très bien faire un Athémaïs avec une sagesse de bulot ou un Hégémonien qui a jeté son honneur au feu.
Mais pourquoi cette mécanique au cœur du jeu et du monde ? Je pourrais dire que c’est avant tout la faute à Igor Polouchine et son amour pour les principes de Trinité… Mais s’il nous l’a développée, ce n’est pas lui qui a imposé cette idée que les convictions du personnage auraient tant de poids dans le jeu au point qu’elles influencent le système lui-même… c’est nous trois, Alysia, Emilie et moi, qui voulions que tout choix majeur soit un acte important pour le personnage et le joueur, et que chaque choix ait une conséquence lourde. Pour cela, il fallait introduire le concept des Vertus… et il est allé très loin, jusqu’à être une composante du monde. Détail : on le retrouve dans les romans… mais à la base, il n’y avait jamais été prévu ! Alors que désormais, il y tient une place importante, puisque les lossyans pensent avec les vertus…
Bon, avec tout ça… ce que ça dit sur moi ?… Je ne sais pas. Que je déteste les joueurs qui se moquent bien des incidences et des conséquences de leurs actes dans une partie de JDR ? Oui, clairement… mais aussi parce que cette mécanique rend héroïque tout choix majeur et pousse à faire des choix hors de la pure logique, mais en fonction de convictions par essence arbitraires… et ça, nous trois, on adore ça !
9. Tu cites souvent Pierre Le Pivain, que les rôlistes connaissent pour la v3 de Berlin XVIII, et Stéphane Gallay, avec qui tu avais travaillé sur Tigres Volants. Qu’est-ce qu’ils t’ont apporté ? Question subsidiaire : maintenant que tu sais tout faire toute seule et que tu es un couteau-suisse de la création, pourquoi y a-t-il encore d’autres auteures et des illustratrices invitées ?
Tain je la sentais venir la question à la con ! Bon, alors une bonne fois pour toute, Il y aura environ 110 à 130 pages d’illustrations pour l’ensemble des trois livrets. Et puis, forcément, elles doivent être chiadées. C’est un boulot de malade que je refuse de faire toute seule, tout simplement. Et puis, merde, quand on peut mettre la main sur des illustrateurs talentueux (la plupart sont meilleurs que moi), on fonce !
Pierre le Pivain, si j’en parle si souvent, c’est parce que c’est, en plus d’être un des illustrateurs des Chants de Loss, mon mentor. Il y a trois ans, j’ai repris l’apprentissage du dessin, j’ai tout réappris et il a été là pour m’aider, me piloter, m’encourager, me pousser au cul et il l’est encore. Je lui dois en grande partie ce que vous pouvez voir en ce moment quand je dessine et quand je peins et ma dette envers lui est immense… ceci explique cela.
Quand à Stéphane Gallay (coucou grand frère)… ben oui, c’est mon frangin, adopté, certes, mais on s’en fout. Il a peu travaillé sur les Chants de Loss et il n’est pas fan de mes romans, question de goût, mais par contre, il a vécu l’expérience de créateur de JDR et la vit encore, il a donc toujours été de très bon conseil pour tout ce qui concerne les problèmes annexes à la création, la diffusion, l’organisation, etc…
10. Tu as dit que Loss n’était pas un jeu politique. Mais dans le fond, est-ce que publier un jeu avec une équipe strictement féminine, la première équipe d’auteures puisque tes complices sont Alysia Lorétan et Émilie Latieule, ce n’est pas en soi politique ?
Si ça l’est, je cris YAHAA et je sautille de joie ! Ce n’est pas un choix militant cependant. Nous étions trois, nous étions amies (Alysia et moi vivons en couple), elles ont contribué énormément aux romans des Chants de Loss, on est toutes les trois rôlistes, la suite coulait de source quand j’ai fini par me laisser convaincre de faire un JDR de mes bafouilles.
Les Chants de Loss n’est pas un jeu politique et notre démarche n’a pas de militantisme en soit. Mais nous sommes toutes les trois féministes et ça va se voir ! Le jeu est basé sur des romans qui mettent l’accent sur une dénonciation du sexisme, du patriarcat, de la soumission des femmes de la pire des manières. Les Chants de Loss, le roman, parle d’une révolution… mais commence au point le plus bas du gouffre au fond duquel les actrices de cette révolution se trouvent. On n’a pas voulu que cet aspect militant apparaisse dans le JDR… mais forcément, il a laissé des traces et sa marque. On peut totalement ignorer cette marque et ça ne gène en rien, d’autant que je la pense sincèrement plutôt ténue. Mais on ne l’a nullement effacée et de ce côté-là, le Matagot n’y a rien vu à redire. Il y a des JDR grand public qui ont fait bien pire dans le descriptif… et on est pas tombées dans le politique ou la leçon moralisatrice… je dirais au contraire, puisque la morale de Loss n’est pas la nôtre, et cet aspect fait partie du monde et de ce qu’il faut bien saisir pour l’aborder.
Propos recueillis par Benjamin Kouppi
Liens utiles
Game on tabletop pour le financement participatif, mercredi 2 mai à 20h.
Sur le site du jeu, tout particulièrement le billet définissant le Da Vinci Punk, les réflexions sur l’esclavage et « Qu’est-ce-que Les Chants-de Loss n’est pas.
Coucou tite sœur! 🙂
Alors, pour préciser, dans les romans, il y a des trucs qui appuient chez moi sur les boutons qu’il ne faut pas. Ce n’est pas que je ne les aime pas, c’est juste que les problématiques autour de l’esclavage me laissent un sale goût dans la bouche et je n’aime pas les personnages qui font « syndrome de Stockholm ».
Mais sinon, c’est bien écrit et je continue à les lire sur Wattpad, hein.
Tu me dira, l’effet est aussi fait pour, mais je pensais que c’était suffisant pour que tu n’aimes pas et je ne savais pas que tu continuais à lire 😀
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