Shaan bright like a diamond

Pour le meilleur et pour le pire, le marché du JdR connaît manifestement depuis quelques années ce qu’il convient désormais de qualifier du nom de disruption. PDF, POD, crowdfunding… les règles du jeu éditorial ont clairement changé. Or, au sens plein du terme, s’il y a fracture quelque part, il y a dispersion autour. Et c’est bien cette impression qui domine en ce moment quand, à longueur de pages du Fix, nous devons rendre compte en continu de projets parfois sortis de nulle part et qui viennent prélever leur écot sur un marché pourtant des plus étroits.

Si cette vitalité fait souvent plaisir à voir, elle n’en possède pas moins un aspect des plus déplaisants : des gammes entières, pourtant dotées de solides arguments, restent alors dans l’ombre sur le seul prétexte qu’elles ne sollicitent pas les foulanceurs au moindre supplément ou tout simplement parce qu’elles ne sont pas portées par un éditeur ayant suffisamment pignon sur rue.

A mon humble avis, Shaan fait partie de celles-ci. N’étant pas spécialement dans le noyau dur des fans de la première heure, je savais bien qu’une réédition du jeu existait (je vous ai déjà dit que je rédigeais le planning du Fix ou bien ?) sous le nom de Shaan Renaissance. Mais je n’en imaginais pas l’ampleur. Passé par un foulancement assez particulier (sur le site propre de l’éditeur et non sur une des plate-formes dédiées) et porté par un éditeur atypique (Origames, qui donne plutôt dans le jeu de société familial), le jeu se fait plus discret qu’il ne le devrait au regard de ses nombreux mérites.

De fait, quand on prend le temps de se retourner sur cette expérience éditoriale pourtant récente (2014), on se rend mieux compte de l’ampleur du travail effectué par Igor Polouchine et son équipe de fans hardcore. En plus des sempiternels écran du MJ ou cartes poster, la gamme compte déjà une dizaine de livres, des paquets de cartes en veux-tu, en voilà, un site web accueillant aides de jeu en ligne et communauté active, etc. Depuis longtemps, l’univers de Shaan lorgne aussi du côté du transmedia avec la réédition des romans, une BD voire un futur jeu vidéo. Bref, au regard des standards actuels de l’édition du JdR : un mastodonte.

Au-delà du nombre ou du poids, c’est aussi la qualité formelle de l’ensemble qui surprend pour qui se souvient de l’édition de 1996 chez Haloween Concept, honorable mais faite avec les moyens de l’époque. Là, c’est une fameuse pavasse de plus de 400 pages qui sert de livre de base rebaptisé Manuel d’Itinérance.

Au-delà de la pagination, le poids du livre est apporté par une qualité de papier rarement vue (un papier épais et glacé qu’on n’imagine plus réservé aux aides de jeu qu’aux pages ordinaires d’un livre). Il faut dire que tout est en couleurs et abondamment illustré. Un effort certain a aussi été réalisé sur la mise en page avec le renfort de beaucoup d’icônes, de schémas, etc. Igor Polouchine est directeur artistique chez Origames et cela se voit tant cet aspect des choses a été soignée dans son jeu de cœur. On peut aimer ou moins aimer la débauche de couleurs qui ressort du livre mais ce qui reste incontestable, c’est qu’on a entre les mains un des ouvrages les plus soignés qui puisse être produit dans l’univers du JdR francophone (cela fait un peu le même effet que Crimes 2, par exemple).

En dehors de l’énorme plus-value graphique, les auteurs ont fait en sorte de justifier cette seconde édition en creusant deux pistes complémentaires : un glissement de la timeline de l’univers et une synthèse quasi-exhaustive du matériel déjà accumulé.

Pour la première idée, il s’agit donc de situer l’action « 20 ans après » (air connu ^^) la première édition. C’est de bonne guerre, sans doute nécessaire pour ne pas lasser le fan de la première heure (après tout, n’est-il pas le cœur de cible de ce genre de réédition ?) mais tout de même un peu dérangeant à mes yeux. Pour moi, la force de Shaan a toujours été d’avoir eu la géniale intuition de proposer Avatar RPG… presque 15 ans avant la sortie du célèbre film de James Cameron ! En (très) très gros : de gentils ET écolos tentent une résistance désespérée contre de méchants humains impérialistes et cochons comme tout qui viennent saccager leur belle planète. Le succès du film hollywoodien ne trompe pas : un pitch puissant qui trouve un écho en chacun d’entre nous (que ce soit un vieux fond de rébellion adolescente ou une profonde analyse historico-politique, peu importe ^^).

Hélas, 20 ans plus tard, la situation est plus trouble : les humains ont perdu de leur puissance, certains ont pris fait et cause pour les indigènes, les ET ne sont plus parqués, certains s’intègrent dans la société de plus en plus mutliculturelle du continent Héossien, etc. Cela part d’un bon sentiment : celui de proposer un univers moins manichéen où les intrigues se parent de nuances de gris qui louchent du côté du cyberpunk, des jeux de faction, etc. Et c’est un peu le problème. On sent derrière cette décision la volonté (d’ailleurs explicitement affirmée dès les premières pages du bouquin) de vouloir faire de l’univers de Shaan une sorte de multiverse en un seul univers : tu veux jouer fantasy ? Va explorer les régions reculées où l’homme n’a pas mis ses mains sales. Tu veux jouer cyberpunk ? Propose une intrigue 100 % urbaine mâtinée de réseau Arpège démontrant que les forces économiques poussent à une société plus intégrée et plus pacifiée par intérêt commercial bien senti. Tu veux du daaaaark ? Fais porter ton effort sur la Nécrose. Etc. Ce que l’on gagne en diversité, on le perd un peu en clarté et en efficacité de la proposition de jeu.

L’autre piste poursuivie par les auteurs est par contre une franche et totale réussite : le livre de base est tellement plein de trucs et de machins concernant tous les aspects possibles et imaginables de la vie en Héossie que cela en devient hallucinant au fil des pages. En dehors des classiques comme la description des peuples, le bestiaire magnifiquement illustré et l’atlas de l’Héossie (avec force cartes qui vont bien), on savoure quelques détails inhabituels qui font vrai et donnent envie de se plonger dans ce monde épais et savoureux : l’astronomie, la composition de l’assemblée politique (avec camembert de répartition des partis et tout ^^), quelques exemples de jeux de société locaux (avec leurs règles), une liste de médias (avec leur logo) disponibles sur le réseau Arpège, les goûts artistiques des différentes races présentes en Héossie, un lexique et une courte grammaire du langage Héossien… n’en jetez plus, vous avez compris le délire ! Tout cela est présenté de façon synthétique et n’étouffe pas (trop) le lecteur malgré le luxe de détails dans lequel, de toutes façons, chacun picorera à son envie (on revient sur le côté jeu « multi-ambiances »).

Bien sûr, en dehors de cette double réécriture du background, le jeu propose un tout nouveau système. A première vue, il m’a semblé un peu complexe, pas forcément très intuitif avec ses dés de différentes couleurs mais rien de fou non plus à l’époque des systèmes FFG (Star Wars, Genesys, etc.). C’est de plus, comme le reste, très bien expliqué avec des schémas et un récapitulatif en deux pages en annexes. Non, là où le système de jeu devient plus clivant, c’est sans doute dans son aspect très simulationniste. Beaucoup de petites choses sont ici gérées par des règles (pas complexes mais nombreuses, donc) quant elles le sont au doigt mouillé dans beaucoup d’autres jeux. On note ainsi un très curieux système de crafting que l’on jurerait sorti d’un RPG multi-joueurs. Tous les objets, armes, véhicules, bâtiments… (le tout appelé Acquis dans le jeu) sont associés à des ressources (bois, métal, etc.) et peuvent donc être fabriqués par un PJ qui a le temps, le savoir-faire et, donc, les ressources. Pourquoi pas, en effet ? Un bémol : cela prend beaucoup de place dans le livre : environ 50 pages pour les descriptions des acquis et des règles de crafting. C’est quand même imposant et cela laisse à la lecture une étrange impression de remplissage.

La création de PJ, elle, impressionne un peu selon le même principe puisqu’elle repose sur un pick up progressif dans lequel on combine trois choix essentiels (à faire chacun dans une liste de 10 possibles : je vous laisse calculer les probabilités, bande de nerds !). Là aussi, les 3 listes puis les options supplémentaires prennent du volume : près de 150 pages. Cela dit, la richesse laisse rapidement la place à la simplicité d’une composition pas trop calculatoire du PJ : on choisit, on note les variables, on passe au choix suivant, etc. Efficace et permet aussi de s’initier progressivement aux subtilités du background (peuples, races, etc.).

    

Au bilan, s’il y, a bien deux ou trois choix de game design qui me chagrinent à titre personnel, je me dois de prendre du recul : le livre de base de ce Shaan Renaissance offre un rapport qualité-prix exceptionnel. Donnant toutes les clefs de l’univers (ou presque… y a quand même une gamme derrière ^^ : on en reparle bientôt dans ces pages) et fournissant deux scénarios prêts-à-jouer (d’autres sont disponibles sur le site), le bouquin est très loin de ces pavasses pleines de rien après la fermeture desquelles on se demande encore ce qu’on va jouer et comment (suivez mon regard…). C’est un livren de première qualité qui se suffit à lui-même et offrira des centaines d’heures de dépaysement et d’aventures ; bref, un très bon investissement.

http://www.shaan-rpg.com/

Une pensée sur “Shaan bright like a diamond

  • 19 février 2019 à 21:27
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    Bel article (et j’adore le titre !!). Et bonne idée de remettre un peu en avant ce titre à l’actualité discrète.

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