Maharajah, de M. J. Carter [Inspi roman]

A toute chose, malheur est bon, dit-on. Alors qu’à cela ne tienne ! Profitions d’un peu de ce temps confiné pour reprendre quelques bonnes habitudes relâchées faute de temps comme, par exemple, le fait de réserver le vendredi à des articles estampillés Di6dent, qu’ils soient issus de rediffusion de nos anciens numéros du mook ou, comme ici, 100 % originaux. Aujourd’hui, comme régulièrement dans les prochaines semaines, c’est Xaramis qui vous propose une de ces « inspis » dont il a le secret. Des idées de lecture ET des idées d’exploitation du tout en JdR. Double dose de bonheur, non ?

Premier roman et traduction française

Miranda Carter (http://mj-carter.com/), dont les initiales de plume sont « M. J. », a écrit 3 romans mettant en scène l’improbable duo formé de Jeremiah Blake – intellectuel autodidacte, brillant linguiste, ancien malfrat, et ex-agent de la Compagnie des Indes Orientales – et William Avery – jeune rejeton de l’aristocratie rurale du sud-ouest de l’Angleterre, et vétéran des guerres en Inde. Blake et Avery résolvent des mystères et enquêtent sur des meurtres dans l’Empire britannique de la première moitié du XIXe siècle : The Strangler Vine (2014), The Printer’s Coffin (2015, d’abord publié sous le titre The Infidel Stain) et The Devil’s Feast (2016).

Le premier des trois a été publié en traduction française, sous le titre évocateur – mais trompeur quant au contenu du roman – de Maharajah, aux éditions du Cherche-Midi (coll. « Thriller », 2017) et, plus récemment, chez 10/18 (2019, coll. Grands Détectives) au format de poche et prix modique.

Empire des Indes et menace fantôme

Ne vous laissez pas embobiner par le titre de la traduction : le lecteur n’est pas invité à se prélasser dans le palais de marbre de quelque maharajah. Le titre original, Strangler Vine, est bien plus en harmonie avec le roman : cette « vigne étrangleuse » – qui n’est pas la plante assassine dont les joueurs de D&D sont familiers – fait allusion à la société secrète des Thugs, dévots de Kali et assassins étrangleurs qui sévissent dans l’Inde centrale et le Bengale.

Une grande partie de l’Inde est, depuis le milieu du XVIIIe siècle un dominion de l’East India Company (compagnie des indes orientales), qui y exerce, de facto, le pouvoir au nom de la Couronne anglaise. Autant dire que, dans ces années 1830 qui servent de cadre au roman, la menace des Thugs et leurs attaques de voyageurs ne fait pas le bonheur de la Company, qui déploie les grands moyens pour les combattre. Pourtant, les Thugs fascinent les écrivains et poètes, et l’un d’entre eux, Mountstuart, a disparu alors qu’il était parti sur leurs traces. La Company envoie le vétéran Blake et le bleu Avery à sa recherche, de Calcutta à Jabalpur et Mirzapur.

Difficile d’en dire beaucoup plus sans dévoiler ici les ressorts de l’intrigue (ce que je ferai plus bas !), mais vous vous douterez bien que retrouver Montstuart au pays des Thugs, c’est autrement plus compliqué et mouvementé que la cueillette des champignons.

Menu alléchant, mais cuisine lourde

N’était pas un perdreau de l’année, je ne me laisse plus embobiner par les quatrièmes de couverture laudatives, avec leurs adjectifs empruntés aux critiques de grands médias et les références osées aux grands noms de la littérature. Ce Maharajah n’a ni le souffle épique du Mahabaratha, ni l’ambiguïté d’un roman de Kipling.

Comprenons-nous bien : je ne dis pas qu’il faut jeter le curry avec l’eau de cuisson. L’intrigue m’a bien plu, avec ses différents tiroirs, ses actions ouvertes et ses agendas secrets. Ce n’est pas de la toile d’araignée comme du Len Deighton, mais le double ou triple jeu réjouira les amateurs du jeu de billard en plusieurs bandes. Quant à retrouver des Thugs plus « historiques », après leurs versions très romancées dans le vieux film Gunga Din (1930) lointainement inspiré de Kipling et dans le pas tout jeune mais toujours vaillant Indiana Jones et le temple maudit (1984), c’était un plaisir. Qui plus est, le roman m’a procuré un agréable dépaysement géographique et historique ; même si je ne suis intéressé à l’Inde du XVIIIe siècle autour de la guerre de Sept Ans, je connais mal cette Inde du « Raj » du début du XIXe siècle. Le roman étant bien « documenté », comme le veut l’expression consacrée, j’ai pu apprendre en lisant ; malheureusement, le récit tourne parfois à la pompeuse leçon d’histoire, un travers que j’ai du mal à supporter dans un roman quand c’est fait d’une plume trop lourde. Lourde, aussi, l’accumulation des clichés sur cette Inde « anglo-indienne ». M. J. Carter m’a donné l’impression d’avoir voulu fourrer dans son roman tout ce qu’on avait – peut-être – lu chez d’autres : des bandits, il en fallait, puisque les Thugs sont au cœur de l’intrigue, mais à la lecture, on n’échappe pas aux princes à la souveraineté chatouilleuse, aux femmes mystérieuses du harem et aux eunuques, à la chasse au tigre qui tourne mal (pendant laquelle on sauve la vie du prince, évidemment), aux « indigènes » serviables en apparence (mais fourbes, en fait), aux « indigènes » patibulaires (mais gentils, en fait), à la bleusaille naïve, au vétéran trahi mais devenu sage (ou cachant sa rancune sous sa sagesse de surface), etc. Une telle accumulation ne m’aurait pas tant déplu si le ton du livre n’avait pas été « sérieux » : les romans-feuilletons du XIXe siècle ou les films « pulp » arrivent à m’accrocher, alors qu’ils jouent aussi sur les clichés, parce qu’ils savent y apporter des ingrédients qui allègent l’ensemble, comme l’humour, ou l’ironie.

Et, pour couronner le tout, la sensation d’un livre bavard, lent à se mettre en place, lent à se dérouler, lent à se conclure, mais d’une lenteur pesante, pas de cette lenteur contemplative que l’on apprend à apprécier.

De bons ingrédients, quand même

Alors, pourquoi inviter dans cette nouvelle rubrique des « Inspis » un tel roman ? Principalement parce que sa trame se prête très bien à une adaptation en JdR.

ATTENTION, si l’envie vous étreint de lire le roman, évitez ce qui suit, car cela vous couperait du plaisir de la surprise. Car le fond de l’histoire, c’est que la malfaisante « secte des Thugs » est une invention de toutes pièces par quelques têtes de l’East India Company. La menace rampante que ferait courir tant aux Anglais qu’aux Indiens cette société secrète d’étrangleurs n’est que le prétexte dont se sert la Company : elle prétend venir combattre les brigands en se substituant aux pouvoirs locaux qu’elle dénonce comme faibles, corrompus ou même complices, affermissant ainsi sa mainmise sur le pays. Elle manipule le duo Blake-Avery dont elle espère qu’il corroborera sa thèse de la secte de tueurs adorateurs de Kali.

Bien sûr, le MJ ne peut pas entourlouper les joueurs à chaque aventure. Et il est probable que des joueurs expérimentés nourriront quelque méfiance à l’égard de la Company qui confie à leurs PJ une mission dont les ressorts semblent simples (retrouver un disparu) même si le contexte est dangereux (des brigands, la jungle, le manque d’appui officiel, etc.).

Les autres ingrédients du roman méritent le détour, eux aussi. Par exemple, la variété des personnes permet de jouer sur le décalage entre les « colons » et les « indigènes », ou entre les utopistes et les cyniques, sur la difficulté à tracer sa voie entre le devoir envers l’entité dont on reçoit des ordres et ses propres convictions morales, et sur tous ces sentiments humains propices à sous-tendre une scène ou une aventure entière, comme l’arrogance, l’arrivisme, la générosité, le flegme, la peur, la rancune, le rire, l’autodérision. Quant aux lieux et mœurs « exotiques », ils seront prétexte aux découvertes, tant pour les joueurs que pour leurs personnages : pour certains, ils seront les ressorts de l’incompréhension mutuelle, de la défiance, voire du mépris ; pour d’autres, la raison de chercher, sous l’apparence des différences, cette étincelle si particulière qui brille au fond de chaque être humain, quel qu’il soit.

À toi de créer ta recette !

En la réduisant à sa plus simple expression, la trame de l’aventure est donc l’invention d’une menaçante société secrète criminelle, par une puissance « coloniale » qui en prend ensuite le prétexte pour se substituer aux pouvoirs locaux prétendument faibles.

Je ne connais pas de JdR spécifique auquel adapter directement le roman, en gardant le décor géographique (l’Inde) et le même cadre chronologique (les années 1830).

En gardant le cadre indien et en décalant dans le temps, et en modulant le ton de l’aventure, le choix ludique s’élargit. Par exemple, osez une plus forte dose d’action, voilà venir du victorien exotique et punchy (déterrez un exemplaire de Leagues of Adventure… ou pas) ou, en poussant le curseur temporel un peu plus loin encore, du pulp indianajonesque. Ou alors, noircissez le tableau et laissez planer un peu plus doute sur la réalité de cette secte meurtrière, glissant vers une ambiance plus horrifique avec un des jeux adaptés de l’œuvre de Lovecraft, que ce soit dans les années 1880 ou dans les années 1920.

Notre Histoire est notre Terre sont assez vastes pour y trouver d’autres horizons géographiques et temporels d’adaptation du roman, même sans y injecter de « fantastique » (quelqu’un ignore encore que le fantastique n’est pas ma tasse de thé ?). Quelques lectures sur les royaumes « francs » de Terre Sainte, et voilà que je projette la trame de ce Maharajah au temps des Croisades : la société des Haschichins / Assassins existe-t-elle vraiment, ou bien est-elle un nuage de fumée lancé par un seigneur franc (Conrad de Montferrand ?) ou, de l’autre côté, par Salah ad-Din lui-même, pour justifier une intervention majeure ?

Bien plus près de nous, les actualités ne manquent pas d’exemples d’une grande puissance qui prend le prétexte d’une menace mystérieuse mais effrayante pour envahir un territoire aux ressources convoitées. Une menace purement technique comme « les armes de destruction massive » ne serait pas dans l’esprit du roman, qui repose sur l’existence – réelle ou supposé – d’un groupe humain organisé et meurtrier. Cependant, je ne doute pas qu’avec un peu de curiosité, teintée d’imagination, un MJ saura donner corps à ces « thugs » des temps modernes et à la puissance manipulatrice. Les manigances de la société Halliburton autour de la guerre en Irak, pour ne citer que ce cas, constitueront un exemple fertile.

Les allergiques aux cadres « historiques » (il y en a, je le sais, même si je ne les vois pas, tapis dans l’ombre !) ne seront pas privés d’une adaptation à leur univers fictionnel préféré. Ainsi, les fans de Rokugan se demanderont, par exemple, si les kolat sont-ils une réalité, ou une invention de quelques hauts personnages qui ont besoin de cet « ennemi invisible » pour déployer leurs troupes sur le terrain et leurs machinations dans les couloirs de la cour impériale. Quant au MJ amateur d’univers cyberpunk, il trouvera bien une corpo suffisamment avide pour lancer une expédition privée de colonisation sous le fallacieux prétexte de mettre fin à des troubles qui portent atteinte au développement harmonieux du commerce.

Regarder l’East India Company différemment, par exemple sous le prisme d’une corpo largement moins « Honourable » que le clamait son nom complet (comme l’avait fait Davlid Liss dans son roman The Devil’s Company), est un bon moyen de s’extraire du cadre historique de Maharadjah pour en adapter la trame à d’autres univers de jeu et en tirer une aventure à l’intrigue soutenue. À réserver, toutefois, à des joueurs qui savent se montrer gentlemen quand ils découvrent qu’on les a – une fois n’est peut-être pas coutume – entourloupés dès les premiers pas de leur mission…