Un travail de Romain (2)

Si vous suivez le JdR francophone depuis quelques années, le nom de Romain d’Huissier ne peut pas vous être inconnu. En dehors des chapelles et des écoles d’experts autoproclamés, Romain trace son propre parcours d’auteur défendant sa vision du jeu (où l’héroïsme et le grand spectacle se doivent d’occuper une place majeure) et ses obsessions personnelles (du genre porter un slip par dessus son pantalon tout en mangeant des nems). Au fil de nombreuses créations et collaborations à succès (Qin, Hexagon, La Brigade Chimérique, etc.), Romain a acquis un recul et une vision acérée de notre petit monde rôliste dont on avait très envie de l’entendre parler. Cela tombe, le Monsieur a aussi une grosse actu. Et pas seulement en matière de JdR.

Deuxième partie

8. Avec tout ça, tu trouves actuellement le temps de griffonner pour deux / trois nouvelles et romans ou bien tu es définitivement retourné vers le monde du JdR ?

Je mène les deux « carrières » en parallèle – aucun constat d’échec concernant mon début de carrière littéraire, au contraire même. D’ailleurs là, je suis à la fois sur la fin de Mythic Battles : Pantheon et sur le plan des Gardiens célestes. En fait dans mon esprit, je ne sépare en rien ces deux activités : c’est de l’écriture. Oui certes, pas du même type et pas avec les mêmes réflexes d’auteur mais on reste dans un domaine artisanal similaire.

Après tout, j’écris du JdR, du roman, de la nouvelle, de l’article de réflexion, de la critique, etc. Tant que je couche des mots sur un écran avec mon clavier, je considère que j’écris – point. Je ne sépare pas ces univers : c’est avant tout une pratique ou – osons le dire – un métier. Et si je m’adonnais à d’autres arts, peut-être que j’estimerais qu’ils font aussi partie de ce tout. J’imagine qu’un illustrateur fait le même travail qu’il produise un dessin pour un JdR, une couverture pour un roman ou bien une planche de BD – et bien dans mon cas c’est pareil.

9. Hexagon Universe, la Brigade chimérique… On a l’impression que tu aimes bien les adaptations en jeu d’univers fictionnels existants. C’est parce que tu manques d’inspiration ou bien tu penses que c’est bon pour le JdR ?

Ah ! La question qui m’a tenu éveillé de longues heures la nuit. Merci à toi, enfoiré.

En plus, tu peux rajouter à ta liste non seulement Mythic Battles : Pantheon mais aussi les jeux historiques comme Qin ou Magistrats & Manigances. Alors en effet, on dirait bien que je n’ai pas réellement d’univers personnel à offrir. Et ton interrogation m’a poussé à bien réfléchir à mon rapport à la création. Si tu permets, je vais développer ça en plusieurs points.

En premier lieu, j’ai une sorte de complexe (on pourrait même dire de l’humilité, si ça ne risquait pas de tuer de rire les gens qui me connaissent) vis-à-vis de la création ex nihilo d’un univers. En fait, quand quelque chose existe déjà je ne vois pas comment ni pourquoi je biaiserais en recréant quelque chose qui est déjà là. Je ne me sens pas l’âme et le talent d’un Tolkien ou d’un Lucas. Il y a des gens très doués pour créer des mondes évocateurs, originaux, poétiques… Je pense à Matthieu Gaborit, par exemple. De mon côté, j’ai l’impression que je ne parviendrais qu’à créer de fades succédanés (je n’ai pas la prétention de dire que Devâstra est aussi riche que la réelle mythologie hindouiste, notamment). Et puis cela tient aussi pas mal à ma sphère de prédilection : si tu regardes les films de fantasy chinois – genre Zu les Guerriers de la Montagne magique ou Stormriders –, et bien ils se passent en Chine ! Ça tient sans doute à leurs croyances et traditions qui n’ont jamais été éradiquées par une quelconque évangélisation mais les auteurs chinois n’ont pas besoin de créer un pseudo Empire du Milieu pour y mettre en scène des histoires fabuleuses. Du coup, j’en fais autant : si un jour j’écris de la fantasy asiatique, ce sera dans la Chine historique – mais avec de la magie, des monstres, des arts martiaux de folie, etc.

Deuxièmement donc, tout ça me pousse à plutôt chercher les œuvres qui me font vibrer pour les adapter. La Brigade chimérique a été un vrai coup de foudre : il fallait que j’en fasse un JdR – je n’allais pas créer un univers Canada Dry de rétro science-fiction européenne alors qu’un tel matériau de base existait ! Ou regarde Hexagon Universe : oui, j’aurais pu écrire mon propre jeu de super-héros mais quelle plus-value aurait-il eu ? Ça n’aurait été qu’un décalque de Marvel ou DC. Or j’avais sous la main cet univers de création français et vieux de plus de cinquante ans ! Oui, ça valait le coup de l’adapter en JdR, il y avait une vraie légitimité à le faire. Imagine qu’il y a quelques années, j’avais même écrit à l’agent de Vin Diesel pour proposer une adaptation des Chroniques de Riddick – j’attends encore la réponse… Donc voilà, il existe déjà de superbes univers bien plus riches et originaux que ce que je pourrais produire moi-même : autant puiser là-dedans quand c’est possible que de produire un énième univers médiéval-fantastique avec des elfes et des nains (mais pas comme les autres, tu vois : là, les nains vivent dans la forêt et les elfes dans des cavernes !).

Dernier point : je me rends compte qu’au final, ce n’est pas tant l’univers qui m’intéresse que la façon dont on l’aborde. En somme : le genre, comme je l’expliquais déjà dans Jouer avec l’Histoire. Par quel prisme va-t-on explorer un monde ? Avec Hexagon Universe, il y a une volonté de revenir au silver age des comics, une période colorée pleine d’aventures et d’action. La volonté derrière Devâstra, c’était d’appliquer un traitement manga shonen à un univers de fantasy exotique – le choix de l’Inde s’est fait parce que c’était un environnement mythologique très propice à cet angle d’attaque. Luchadores plonge les deux pieds dans la gueule dans la luchasploitation. Donc l’effort de création va porter sur la question suivante : comment faire transparaître le genre déterminé ? Via les règles, via la présentation du background, etc. Notons d’ailleurs qu’à ce niveau, Qin fut un échec : les règles permettaient de se la jouer « film de sabre » alors que l’univers et la campagne allait dans une direction « film historique en costume ». Pour Mythic Battles : Pantheon, c’est encore plus tarabiscoté puisque je dois traiter de la Grèce antique au travers du genre post-apocalyptique ! C’est ainsi à mon avis que l’on peut créer une originalité réelle : en appliquant des traitements différents à des univers établis. Sans partir dans le n’importe quoi non plus, bien sûr !

10. Super-héros, Asie… On trouve clairement des thèmes communs entre tes romans et tes jeux. Pour autant, tu n’as encore, sauf erreur, jamais connu d’expérience « transmedia » dans laquelle tu écrirais jeu et fiction dans un même univers. Choix ou coïncidence ?

Alors tu te trompes là : j’ai écrit deux romans et dirigé trois anthologies dans l’univers Hexagon – dont je signe l’adaptation JdR par ailleurs.

Cela dit, sans utiliser des mots aussi pompeux que cismedia, transmedia, crossmedia… je préfère parler de synergie. Je soutiens fermement que les milieux du JdR et de la littérature fantastique (voire même de la BD) sont poreux et qu’ils gagneraient à communiquer plus – car ils en bénéficieraient tous (en terme de visibilité, de public, etc.). Je crois qu’actuellement, il n’existe plus en France d’écrivains de fantastique, fantasy ou science-fiction qui n’ait été rôliste, voire auteur de JdR. Ça facilité forcément les échanges ! Quand Sans Détour fait une super adaptation des Lames du Cardinal (à l’origine une trilogie de Pierre Pevel), hop tu as Philippe Auribeau – auteur sur cette gamme – qui en retour écrit la suite des romans en numérique chez Bragelonne. C’est génial de jouer sur cette fluidité, cette osmose. Le JdR n’est plus un loisir honteux : il y avait un véritable enthousiasme de la part de l’Atalante à voir la Brigade chimérique adaptée en jeu – idem avec Jean-Marc Lofficier pour l’univers Hexagon. Les gens d’Ankama ont édité eux-mêmes City Hall en jeu. Je suis persuadé qu’il faut aller dans cette direction – autour d’un univers, proposer de la BD, du roman, du JdR, etc. Avec des auteurs qui passent de l’un à l’autre en enrichissant toujours plus le matériau originel.

Personnellement, j’adorerais que mes Chroniques de l’Étrange servent de base à un JdR ou connaissent des spin-off en BD par exemple. Je tente d’appâter de gros poissons avec mes romans, qui ont de sérieux atouts pour ça : édition de luxe chez Critic, magnifiques couvertures de Xavier Colette, nomination à deux prix prestigieux pour les 81 Frères, univers original, etc.

11. Et donc ? Ça en est où ? Les éditeurs mordent à l’hameçon ?

Et bien pas vraiment… Tu te souviens de ce que je te disais sur le fait de redevenir un anonyme entre deux projets ? Voilà, CQFD.

Tout d’abord, Agate m’a promis monts et merveilles pour un JdR tiré des Chroniques de l’Étrange : crowdfunding en deux langues, les meilleurs illustrateurs du marché, un bouquin de trois cent pages entièrement en couleur, etc. Et au bout de quelques mois (durant lesquels j’ai réuni une équipe, fait des devis auprès de plusieurs dessinateurs, écrit tout un système…), le projet mirifique était devenu « Écoute, on va déjà proposer un kit de démo de vingt pages en noir & blanc dans Jeu de Rôle Magazine et si ça intéresse du monde, alors on pourra éventuellement penser à un crowdfunding… ». J’ai lâché l’affaire à ce moment malgré le boulot déjà abattu.

Puis j’ai proposé à Sans Détour et leur ai envoyé les 81 Frères (à mes frais). Mais j’ai récemment reçu une réponse négative car un tel projet ne correspond pas à leur ligne éditoriale actuelle – au moins, ils ne m’ont pas fait miroiter de chimères pendant des mois… C’est dommage, j’avais adoré travailler avec eux sur la Brigade chimérique – ils sont carrés et mettent les moyens, sans compter qu’ils paient rubis sur l’ongle à chaque échéance.

Donc voilà, pour le moment c’est un projet sans éditeur fixe et je désespère un peu qu’il intéresse qui que ce soit. J’aurais peut-être du écrire ce jeu médiéval-fantastique avec les nains arboricoles et les elfes troglodytes, finalement…

12. Une question pour finir. Critiques amateurs de romans sur leur blog ou râlistes sur les réseaux sociaux : c’est qui les plus forts ?

Sans hésiter les râlistes ! Ce sont les seuls qui – n’ayant pas aimé un de tes écrits – sont capables de t’insulter personnellement (ta femme, ta fille, ta mère et ton chat aussi au passage). Et même certains qui apprécient pourtant tes jeux ne peuvent s’empêcher de te tacler comme ça, pour le plaisir de se payer un auteur – insinuant ici que tu fais de la lèche aux éditeurs pour qu’ils te confient encore du boulot, martelant là que tu ne devrais pas écrire de critiques ciné ou littéraires car, comme ils ne sont pas d’accord avec toi, c’est bien la preuve que tu te trompes et que tu es incompétent… Sans même parler de ceux qui vont pondre une critique de merde d’un de tes projets sans même l’avoir lu (ce qui saute aux yeux en lisant leur chiasse verbale complètement à côté de la plaque), juste pour le casser parce qu’ils ne t’aiment pas. Le plus plaisant étant que sur les forums et réseaux sociaux rôlistes, les trolls ont le droit de t’attaquer avec parfois une virulence qui confine à la folie douce alors que tu te vois interdire un quelconque droit de défense de ton côté « pour éviter de faire partir la discussion en flame ». Les intéressés se reconnaîtront – ou pas, l’auto-aveuglement étant une plaie très répandue chez le râliste moyen.

À côté, le critique amateur de blog littéraire reste toujours respectueux. Il parvient très bien à expliquer pourquoi il n’aime pas tes écrits sans se sentir forcé de te lancer une malédiction vaudou pour autant. Pire encore : ses retours sont souvent constructifs et valent la peine d’être pris en compte. Et quand on le croise en salon, il n’hésite pas à se présenter et on peut discuter avec lui de vive voix, sans animosité (en comparaison, le râliste si courageux sur internet se montre étrangement discret IRL – comme disent les jeunes). Franchement, à mon niveau c’est incomparable. J’imagine bien qu’il y a des trolls aussi dans le milieu littéraire mais pour le moment, je n’ai jamais eu affaire à l’un d’eux. Croisons les couilles.

(fin)

Pour continuer à suivre l’actualité de Romain (romans et JdR), checkez régulièrement son blog où dernièrement il parle notamment en toute transparence des revenus qu’il tire de son activité d’écriture : http://rom51.blogspot.fr/