Les Lamentations du Rédacteur Fiévreux
Nos lecteurs les plus attentifs se souviennent peut-être de la grande opération de « communication participative » menée par Black Book Edition en octobre dernier. L’occasion pour l’éditeur d’annoncer pas moins de 8 jeux dont quelques grosses licences –Shadowrun, Dragon Age, Torg-, un revival improbable –Raoûl– et Lamentations of the Flame Princess (« LotFP » pour les intimes) dont la « précommande participative » est lancée tout de suite maintenant : http://www.black-book-editions.fr/crowdfunding.php
Et disons-le tout net, même si on parle un peu du jeu ici (ainsi que dans les Di6dent #6 et #14), la gamme est suffisamment atypique dans sa logique éditoriale pour qu’on se demande bien comment :
1) Les hommes en noir de Black Book vont réussir à vendre leurs bouquins
2) On va réussir à vous en parler sans s’embrouiller
On parle après tout d’une gamme dont le titre est une private joke incompréhensible (elle porte apparemment sur le personnage d’une des joueuses de la table du créateur de la gamme), qui mélange des bouquins écrits par un très grand nombre d’auteurs et des univers qui n’ont a priori rien à voir. Ainsi A Red and Pleasant Land injecte des éléments issus d’Alice au Pays des Merveilles dans un univers de fantasy horrifique qui évoquera aux plus vieux d’entre nous celui de Ravenloft alors que England Upturn’d est une campagne qui se déroule pendant la guerre civile anglaise.
Pour mieux comprendre ce qu’est LotFP il faut d’abord commencer par dire que le jeu et ses suppléments s’inscrivent dans le courant Old School Renaissance (OSR) qui réunit des créations qui réutilisent les règles de la première édition de Donjons & Dragons…ce qui peut paraître une démarche un peu étrange.
Pourquoi l’OSR ?
Pour les auteurs OSR créer à partir de la première édition du système de D&D a plusieurs avantages :
- Malgré quelques lourdeurs (notamment la distinction entre la valeur des caractéristiques et leurs modificateurs) le système de résolution et de combat de D&D a l’avantage de la simplicité. Le prendre comme base de travail laisse le temps d’innover sur des aspects moins centraux (par exemple le supplément Scenic Dunnsmouth propose une méthode ingénieuse de création de village reposant sur des tables aléatoires et des cartes à jouer…et permettant à l’aventure d’être rejouable avec le même groupe de joueurs).
- Le système de D&D est efficace pour donner des règles physiques au monde du jeu. Il assure que les actions des personnages auront des conséquences claires (par exemple être attaqué par un ennemi équipé d’un couteau fera prendre le risque de prendre des dégâts supplémentaires) et donne ainsi aux joueurs le sentiment d’être face à un univers concret.
- Il permet la compatibilité, entre eux et avec les modules de la première édition de Donjons et Dragons, de l’ensemble des ouvrages du courant OSR.
L’ambition de James Raggi IV (ce n’est pas un pseudonyme !) en écrivant LotFP n’était pas d’être connu pour l’originalité de son système de règles mais plutôt d’attirer des auteurs prêts à publier des scénarios sous un label commun. Il y a bien quelques mécaniques un peu ingénieuses par rapport aux règles du plus célèbre des JdR (la liste de sorts est notamment assez intéressante et laisse entrevoir une vision de la magie moins enchanteresse -pas de sorts de résurrections notamment-et aux effets plus gores que d’habitudes) mais le système de jeu ne sort pas particulièrement du lot des productions OSR et bien des amateurs de la gamme -dont l’auteur de ces lignes- lui préfèrent d’autres déclinaisons de D&D.
Un jeu de Weird Fantasy ?
La réputation du jeu vient surtout de sa vaste gamme de supplément et de son approche particulière de la fantasy. Même si les scénarios et les suppléments se déroulent dans des cadres de jeu très variés, on peut déceler quelques motifs récurrents dans la façon qu’on les auteurs de la gamme d’envisager leurs scénarios.
- L’univers est cruel : les aventuriers ne servent la plupart du temps que leur intérêts et ne sont pas particulièrement aimés des populations locales. Les communautés sont souvent déchirées par la guerre, la bigoterie et les superstitions. La mort est vite arrivée et les scénarios on y sent parfois plus un parfum horrifique que le souffle de l’aventure. Une grande partie des aventures, notamment celle écrites par le créateur de la gamme, se déroulent dans une Europe d’un XVIIème siècle à peine alternatif où l’on brûle les sorcières et où la plupart des pays connaissent des guerres civiles.
- Le surnaturel y est inquiétant et dangereux : même s’il peut arriver aux PJs de lancer des sorts, la magie reste un phénomène mal maîtrisé. Les apparitions surnaturelles sont rares et mystérieuses, les joueurs ne comprennent qu’assez rarement à quoi ils ont affaire et devraient se méfier de la plupart des objets magiques.
- Les auteurs ont un goût certain pour la provocation : James Raggi IV est un grand fan de métal et il en résulte une grande proximité entre la gamme LotFP et la scène métalleuse (les connaisseurs seront notamment intéressés de savoir qu’avant sa mort, David Brockie du groupe Gwar a rédigé le scénario Tower Two pour le jeu). Cela se ressent énormément dans le choix des illustrations souvent très violentes et n’hésitant pas à représenter des actes sexuels. Plusieurs suppléments ont ainsi pu scandaliser une partie des joueurs, notamment Carcosa et ses rituels -destinés aux PNJs- impliquant des viols et des meurtres d’enfants. Parfois la provocation y est plus potache comme avec le futur supplément Vaginas are Magic dont on vous laisse imaginer le contenu.
Quels suppléments espérer en VF ?
Dans le Di6dent #14 nous vous avons déjà parlé des deux suppléments écrits par Zak S., Vornheim et A Red and Pleasant Land. Il s’agit des deux titres les plus connus de la gamme et je n’y reviens pas ici si ce n’est pour rappeler que BBE a annoncé la traduction prochaine du second (à titre personnel j’ai une nette préférence pour Vornheim qui selon moi le meilleur supplément pour le jeu).
Au delà de ces deux ouvrages quels sont les suppléments qui nous semblent les plus marquants et dignes d’intérêt ?
Le Referee Book
On l’a dit, les mécaniques de LotFP n’impressionnent pas particulièrement par leur inventivité. Par contre le jeu brille par ses conseils aux meneurs de jeu (nommés « arbitres ») qui sont absents du livre de base mais regroupés dans le Referee Book. Ce dernier contient de nombreuses méthodes permettant de créer des scénarios et des campagnes, ainsi que de longs développements sur la façon d’appréhender la masterisation, il se termine par un excellent scénario se déroulant dans une auberge et où les PJs sont victimes d’un mage particulièrement retors.
On conseille très fortement la lecture de ce guide même à ceux qui ne seraient pas intéressés par le reste de la gamme et on espère que BBE en inclura des extraits dans sa traduction du livre de base du jeu.
Broodmother Skyfortress
Destiné à se greffer sur votre campagne medfan actuelle, ce scénario vous propose de tout casser en faisant apparaître un groupe de monstres hybrides qui ont des bras de géants, un cerveau d’humain, une tête de requin et un corps d’éléphant. Précisons qu’ils se déplacent dans une forteresse métallique volante…Le plus fou avec Broodmother Skyfortress c’est que Jeff Rients, l’auteur du bouquin, fait une réussite critique à son jet de Charisme et parvient à nous convaincre que, si, si, notre campagne a effectivement besoin qu’on lui rajoute une invasion de requins-éléphants.
Le bouquin contient aussi plusieurs articles de conseils de maîtrise qui complètent avec bonheur ceux du Referee Book ainsi que des tables aléatoires. Sa grande réussite est sans doute la qualité de son texte, Jeff Rients est drôle, pédagogue et il a un point de vue bien à lui sur le JdR. C’est d’ailleurs un aspect à souligner pour l’ensemble de la gamme : la diversité des auteurs, et de leur façon d’écrire, tranche avec les gammes au ton plus uniformisé comme la dernière édition de Dungeons&Dragons. Cela rend généralement les suppléments de LotFP très agréables à lire.
Death Frost Doom
BBE a déjà annoncé la traduction de Death Frost Doom qui est le scénario le plus connu de la gamme et qui amène les PJs à visiter un donjon situé au sommet d’une montagne. [ATTENTION SPOILERS]Death Frost Doom s’inscrit dans un type de scénarios très particulier : le néga-donjon ! Il s’agit de donjons qui s’avèrent être en réalité des pièges : interagir avec eux déclenche des malédictions aux effets particulièrement catastrophiques et l’enjeu de ce type de scénario est pour les joueurs de comprendre que la meilleure solution est de fuir avant qu’il ne soit trop tard (dans le cas de Death Frost Doom les joueurs doivent comprendre que l’un des ennemis doit être gardé en vie car son chant permet d’éviter une invasion de zombies).
Death Frost Doom est sans doute un bon choix de première traduction : même s’il se présente comme un Porte Monstre Trésor classique, il s’agit en réalité d’un scénario horrifique qui évoque plus un JdR comme Sombre que nos visites du Temple du Mal Élémentaire.
Thulian Echoes
Ingénieux scénario qui propose aux joueurs de visiter deux fois le même donjons à 100 ans d’intervalle. Thulian Echoes repose sur une astuce d’écriture : le scénario est bourré de pièges quasiment inévitable et la première équipe des PJs se fera inévitablement massacrer, la deuxième équipe de PJs découvrira cependant le carnet des notes prises par la première équipe ce qui permettra (peut-être) aux joueurs d’éviter le pire lors de leur deuxième visite.
Blood in the Chocolate
Parodie gore de Charlie et la Chocolaterie, ce scénario envoie les PJs s’infiltrer dans une usine de création de chocolat. Blood in the Chocolate vaut pour son pitch crétin mais amusant et pour ses pièges aux effets particulièrement atroces.
The Seclusium of Orphone of the Three Visions
Curiosité éditoriale et signe de convergence entre des écoles ludiques très différentes, ce supplément a la particularité d’être rédigé par Vincent Baker qui est surtout connu dans la scène des JdR indépendants américain : on lui doit notamment Dogs in the Vinyard et le très influent Apocalypse World. Le supplément est intéressant, quoique un peu anecdotique, et propose des outils pour créer un donjon appartenant à un mage. Les connaisseurs apprécieront notamment l’aspect très vancien (par référence à l’auteur Jack Vance dont les ouvrages ont beaucoup inspiré Gary Gigax au moment d’écrire Donjons & Dragons) de la magie.
England Upturn’d
Prenant pour cadre la guerre civile anglaise, England Upturn’d fait visiter une région marécageuse et fait planer la menace d’attraper la dysenterie sur les PJs. Ces derniers ne sont pas directement impliqués dans la grande Histoire, leurs actions n’auront aucun impact sur l’issue de la guerre. Par contre ils seront confrontés à ses conséquences, aux combats et aux haines religieuses.
Très réussi son utilisation de la période, England Upturn’d fait ressentir aux joueurs ce que c’est que d’être dans un pays en guerre même s’il place les PJs en périphérie du conflit. Il souffre cependant d’une organisation des textes assez désordonnée et de quelques explications un peu confuses.
No Salvation For Witches
Le titre du scénario partage ses initiales avec l’expression anglaise « No Safe For Work » désignant les contenus trop violents ou trop sexualisés pour qu’on les visionne au travail. Un titre assez bien choisi pour ce scénario qui se déroule au début du XVIIème siècle dans une petite communauté isolée dans la campagne anglaise et s’avère rempli de descriptions particulièrement graphiques de scènes de violence (le livre contient d’ailleurs des illustrations particulièrement répugnantes).
Même si la construction du scénario rend difficile pour le meneur de trouver des raisons d’impliquer les PJs, NSFW est une excellente illustration de ce que donne l’aspect horrifique de LotFP quand il est poussé à l’extrême. Cela ne plaira pas à tous -pas sûr que Black Book Edition mette en avant ce type de produits dans son planning de traduction- mais personne ne pourra nier l’efficacité de ses scènes apocalyptiques.
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