Vous êtes au 221B Baker Street [Critique – Les Quatre de Baker Street]

Une demi-douzaine d’années après sa première publication en livret papier, le jeu de rôles Les Quatre de Baker Street est de retour en téléchargement gratuit et légal, après quelques mois d’absence pour des raisons de restructuration de sa maison éditoriale. C’est l’occasion de retrouver ces gamins des rues londoniennes qui jouent aux enquêteurs dans l’ombre et au service – excusez du peu – du grand Sherlock Holmes.

Au service discret de Sherlock

Les vieux briscards de D&D sourient, voire ricanent, à l’évocation de la formule magique « Vous êtes dans une auberge », héritée de temps souvent caricaturés. Combien d’autres PJ ont été engagés dans un rade miteux pour un cyber-run contre une corpo, dans une cantina galactique pour un raid de contrebande, ou chez un notaire en apprenant qu’ils héritaient d’une bicoque à Arkham ? Dans Les Quatre de Baker Street, les PJ reçoivent leurs ordres de mission de Sherlock Holmes. C’est peut-être moins chic qu’au palais de Buckingham, et moins exotique qu’au Foreign Office, mais ça vous assure de mettre le nez dans des mystères stimulants.

Les PJ sont des gamins des rues, des « francs-tireurs » qui ne relèvent pas d’une bande, tels qu’on les découvre dans la série de BD dont le jeu est adapté. L’adaptation est signée Olivier Legrand, scénariste de ces BD aux côtés de Jean-Blaise Djian (scénariste également) et David Etien (dessin et couleurs).

Vous reprendrez bien une tasse de smog ?

Quelles images vous viennent-elles en tête quand on évoque le Londres victorien ? Des messieurs en haut-de-forme et frac, et des dames en corset et jupe-trompette ? Fleet Street et l’explosion de la presse à un penny ? La naissance du tennis moderne ? Les vers d’Oscar Wilde ? Ou le ciel noir de suie industrielle ? La misère qui ronge l’East End comme une lèpre ? Les vétérans d’Afghanistan qui font la manche ? La plus grande ville du monde de son temps est tout cela à la fois. Et, vue sous un angle sherlock-holmesien, elle est à la fois cela et autre chose. Car Les Quatre de Baker Street se concentre principalement sur les quartiers pauvres, les bas-fonds, leur petit peuple qui survit comme il peut, trimant, se vendant, volant. Westminster, les puissants et les élégantes, c’est une autre planète.

Ne vous sentez toutefois pas obligés de vous lancer dans des études d’histoire et d’ethnographie avant d’oser y jouer. Lisez la série de BD, revoyez quelques films classiques, et gardez-en ce qui vous semble en constituer la saveur particulière. Le Londres de Quatre Baker Street est comme le Paris des Trois Mousquetaires ou les États-Unis de Blacksad : c’est un univers crédible, partagé, et inspirant, à défaut d’être totalement exact. Gardez dans votre manche quelques atouts, ces « détails qui font vrai », des lieux ou des personnages qui marquent la partie en accord avec l’esprit du jeu. Pour le reste, faites confiance à la tension que crée un bon scénario : si l’histoire est accrocheuse, les joueurs et vous-même ne passerez pas votre temps à compter les boutons de guêtre ou à vous demander si Smith Street débouchait réellement dans Jubilee Street en face de Lindley Street.

Tu sais compter jusqu’à 6 et 10 ?

On reconnaît l’indécrottable rôliste à sa capacité à débattre des heures durant de l’inné et de l’acquis, pour savoir ce qui relève des « caractéristiques » et des « compétences ». Ici, la question est vite tranchée : un personnage des Quatre de Baker Street est un gamin des rues, défini par dix domaines d’aptitude : Acrobatie, Bagarre, Baratin, Cambriole, etc. Soit dit en passant, ce nombre de dix est révélateur d’un esprit continental ; quel manque de respect pour l’admirable et immortelle beauté du système impérial où l’on compte préférentielle par douze, douze pence pour faire un shilling, et douze pouces pour un pied. Encore heureux que personne n’ait eu le mauvais goût de sortir le dé à 10 faces.

Mais revenons-en à notre propos principal. Ces dix domaines d’aptitude, communs à tous les personnages, sont chacun noté de 1 (faible) à 6 (incroyable). La création de tous les personnages débutent sur une même base de répartition (Acrobatie 3, Bagarre 2, Baratin 2, etc.), qui reflète le « patrimoine » de tous ces gosses de rue. Puis le joueur choisit pour son alter ego un « profil » parmi trois (Casse-cou, Intello, Dégourdi), et une « spécialité » parmi trois également (Monte-en-l’air, Fin Limier, Pickpocket). Profil et spécialité ajoutent des points à tel domaine ou à tel autre ; par exemple « Intello » se traduit par « +1 en Acrobatie, en Bagarre et en Rapidité ». Enfin, des « talents personnels » accordent quelques points supplémentaires répartis entre le domaine au choix du joueur, et les « points d’aventure » forment une réserve précieuse de débrouillardise et de chance. Ajoutons-y une poignée de mots pour brosser son caractère, un objet fétiche, quelques contacts et alliés, et c’est parti ! Les plus économes feront tenir la fiche de personnage sur le recto d’une carte à jouer, et réserveront le verso à une image parlante.

Vous l’avez compris : pas de « caractéristiques » différant des « compétences », ce sont les domaines d’aptitude qui ont la loi. Et le test pour connaître l’issue d’une action incertaine est très simple : le résultat du lancer d’un D6 doit être inférieur ou égal à la valeur du domaine testé. Si ça rate, la dépense d’un point d’aventure peut « rattraper le coup ». Pas de calculs savants qui dégoûteraient les novices. Un domaine, le jet d’un dé, et roulez jeunesse ! Il sera toujours temps de découvrir, en cours de jeu, quelques finesses d’interprétation du résultat : « en mauvaise posture », « dans la mouise » et autre « dernière chance ». Une issue fatale (comprendre « mortelle ») n’est pas exclue, mais ce n’est le risque le plus courant, fort heureusement pour l’ambiance du jeu.

Fricasseurs, gros bras et cerveaux du crime

Quels sont les adversaires de nos gosses des rues ? La faune est variée dans cet océan sombre, du menu fretin qui grignote les restes, aux grands prédateurs tapis dans l’ombre. Ces gamins des rues doivent nager en eaux troubles, déjouer les menées des truands à la petite semaine et des gros bras qui ratissent les docks, sans oublier d’aider le grand monsieur Holmes à empêcher les cerveaux du crime à arriver à leurs fins.

Le système de jeu recourt à un procédé déjà vu dans d’autres jeux : la catégorisation des PNJ – amis ou ennemis – par niveau d’importance dans les aventures. Au bas de la pyramide : les « figurants », cette foule des anonymes qui constituent le fond vivant de cet univers de jeu ; en termes de jeu, même quand ils sont en groupe, ils agissent « comme un seul homme ». Attention, rien n’empêche de donner un nom à un figurant (un vendeur de journaux, la tenancière d’une gargote) et d’en faire un personnage anecdotique récurrent ; rappelez-vous simplement qu’il n’est là que pour la couleur locale.

Au-dessus d’eux, les « seconds rôles ». Ils ont un nom, une personnalité, et un rôle qui n’a rien de banal. Ils sont les adversaires et les alliés les plus courants, chef de gang, inspecteur de police, ou aristocrate excentrique. Si la tenancière de gargote évoquée ci-dessus devient une source d’information habituelle des francs-tireurs, elle n’est plus un figurant, mais un second rôle.

Et, au sommet de la pyramide des PNJ, les « extraordinaires ». Ils forment le panthéon de cet univers de jeu et, comme les dieux, n’apparaissent que très exceptionnellement dans les histoires du commun des mortels. Sur la face lumineuse de cet Olympe, Sherlock Holmes ; sur la face sombre, le Professeur Moriarty. Et quelques autres, à la discrétion du MJ et des joueurs.

Quatre casquettes sur la tête

Le chapitre destiné au MJ mérite que je lui tire mon chapeau. Il explique clairement le quadruple rôle du MJ (narrateur, arbitre, metteur en scène, interprète), donne des conseils sur la gestion des scènes d’action, des poursuites et des bagarres (by Jove !, on joue des gamins des rues, pas le commissaire Maigret ni Miss Marple), avant d’exposer comment jouer les enquêteurs. Les francs-tireurs devront en effet apprendre à rassembler tuyaux et indices, à nourrir des contacts avec des informateurs, démêler les vraies pistes des fausses, etc.

Voilà qui devrait aider un MJ, même novice, à comprendre les tenants et aboutissants de l’ambiance des Quatre de Baker Street et à ne pas craindre de se couvrir des quatre casquettes qui lui reviennent, pour son plaisir et celui des autres personnes autour de la table.

Quand t’as un aminche qui sait dessiner

Ce jeu des Quatre de Baker Street bénéficie d’une présentation très agréable à l’œil. La maquette est aérée sans être creuse et surtout, l’ouvrage est illustré d’images tirées de la bande dessinée dont il s’inspire et de dessins spécialement réalisés pour le jeu : le portrait de Sam Swift (le PJ qui sert d’exemple), et les portraits de PNJ inclus dans le scénario (les lieutenants de Patch et le Vieux Muddy).

Autant dire qu’en plus d’être spécifiquement choisies pour faire écho au texte, et de présenter une plaisante homogénéité de style, elles mettent directement le lecteur dans l’ambiance de l’univers des aventures à venir. De quoi disposer rapidement et facilement d’un référentiel visuel commun autour de la table.

Un bon jeu pour des débutants ?

Ce Quatre de Baker Street , bouclé en 56 pages au total, a-t-il les atouts d’un « bon » jeu pour des débutants ? Sur le plan de sa mécanique, indéniablement : les règles sont légères et bien expliquées, le processus de résolution est unique et simple. Quant à l’univers, il y a des moyens d’y entrer sans s’y noyer : lire les BD de la série, pour se familiarise à la fois avec le type d’intrigue et l’arrière-plan londonien ; mettre la main sur Le Monde des Quatre de Baker Street, qui brosse, en quelques pages didactiques, les grandes lignes de cet univers. Et, feuilleter quelques ouvrages généralistes – et illustrés, de préférence – sur le Londres des années 1880. Pour les plus curieux – et anglophones –, la lecture de Sherlock Holmes for Dummies (dont je ne crois pas qu’il existe une traduction en Sherlock Holmes pour les Nuls) ouvrira d’autres portes.

Le scénario inclut dans le jeu, L’affaire Wiggins, donne une bonne idée des aventures que les PJ seront invités à vivre : la disparition d’un de leurs semblables, le vilain secret d’un baron de la pègre des rues, et la difficulté à se sortir des griffes des « méchants » si on y tombe. Incarner des adolescents, que l’on soit, soi-même, joueur adolescent ou adulte, oblige à trouver des astuces pour affronter l’adversité ; le combat fait rarement partie des options (et puis, le lance-pierres, c’est peu dissuasif), alors la prudence, la ruse, et, si nécessaire, la fuite, sont à cultiver précieusement. Et il n’y a rien de déshonorant dans une retraite tactique bien réussie !

Des ponts sur la Tamise ?

A titre très personnel, il ne me semble pas opportun d’aller piocher dans les livres de « background » d’autres JdR d’ambiance victorienne (de Cthulhu by Gaslight à Victoriana), car cela risquerait d’éloigner de l’ambiance de ce Quatre de Baker Street, qui n’est pas d’une noirceur déprimante. Sauf à y emprunter quelques informations de contexte, comme dans le supplément Sherlock By Gaslight – A London Sourcebook pour le jeu Baker Street. Il faut garder à ce jeu sa vocation d’aventures et d’enquêtes menées par des gamins des rues, dans un monde certes dur mais pas désespéré.

Signalons, d’ailleurs, que le jeu Baker Street n’a qu’un lointain lien de parenté avec Les Quatre de Baker Street, même si tous deux se réclament de l’héritage de Conan Doyle. De son nom complet Baker Street – Roleplaying in the World of Sherlock Holmes (de Bryce Whitacre, 2014), ce jeu propose d’incarner une équipe de détectives, formée et installée au 221B Baker Street par le Dr Watson après que Sherlock Holmes a disparu, avec le Pr Moriarty, dans les chutes de Reichenbach. Son ton est beaucoup plus tourné vers les enquêtes « à la Holmes » (avec scènes, indices, pistes, etc.) que Les Quatre de Baker Street. Une même figure tutélaire, mais deux traitements très différents, les deux jeux ne se marchent donc pas sur les pieds.

Qui jouera les francs-tireurs

J’incline à penser que ce Quatre de Baker Street satisfera deux publics différents : d’une part, des joueurs enfants (à partir de 9 ou 10 ans) ou adolescents qui découvrent le JdR avec un jeu dans lequel il est facile de se plonger, tant du point de vue du système que de celui de l’univers ; d’autre part, des joueurs adultes qui ont des envies d’aventures un peu plus légères que leurs tribulations habituelles, sans que ce soit des scénarios niais ou enfantins pour autant. Ce n’est probablement pas un jeu destiné à être joué en « campagne » de très longue haleine ; pourtant, l’approfondissement de l’histoire des PJ et le recours à des PNJ récurrents, alliés ou adversaires, offrent la possibilité de tisser des scénarios entre eux et de dépasser la simple succession de « one-shots ».

Un petit regret : que le scénario inclus dans le jeu soit le seul – à ma connaissance – qui ait été publié, tout au moins avec l’estampille officielle. Mais voyez-y un regret positif, si je peux oser l’oxymore : si ce jeu n’avait aucun intérêt à mes yeux, que m’importerait qu’il n’y ait pas assez de matière à jouer ? Et puis, n’oublions pas les mots du fameux franc-tireur Nicke Fast-Runner : « tu veux de quoi jouer ? Just do it! ».

À vos souris !

L’info sur le jeu, sur le site des éditions Glénat :

https://www.glenat.com/actualites/les-quatre-de-baker-street-le-jeu-de-role

Le lien pour télécharger le jeu :

https://www.glenat.com/sites/default/files/admin/jeu-de-role-les-quatre-de-baker-street.pdf

Le lien pour télécharger le recueil d’errata :

https://www.glenat.com/sites/default/files/admin/errata.pdf

Une pensée sur “Vous êtes au 221B Baker Street [Critique – Les Quatre de Baker Street]

Commentaires fermés.