Egrégore, le monde à l’en vert [chronique]

Avant de cliquer sur ce lien, et de lire cette chronique, j’espère que vous avez été prudent. Que vous êtes sûr de ne pas avoir été suivi, d’avoir débranché le téléphone, d’avoir fermé les persiennes et mis une petite musique de fond pour masquer tous vos bruits.

Mais autant été franc avec vous ; malgré toutes ces précautions prises, je crains que ce ne soit pas suffisant. Car le vrai danger vient de vous. De votre esprit.

Bienvenue dans Egrégore.

Egrégore est une campagne d’horreur contemporaine éditée par Les XII Singes. Elle est découpée en sept scénarios. A l’instar de Pax Elfica ou Les encagés, c’est un jeu-campagne tout compris (système, contexte, campagne, pré-tirés).

Vendu au format boîte, cette dernière contient :

  • L’Esprit est une prison : un livre de 176, couleur, A4, couverture rigide qui présente les règles et l’univers du jeu (histoire, PNJ, factions, etc.),
  • Totenköpfe : même format que l’ouvrage précédent, contient les sept scénarios de la campagne (plus quelques synopsis d’intrigues à insérer entre les scénarios, en fin d’ouvrage),
  • Un écran,
  • De nombreuses aides de jeu (Organigramme, fac-similés d’analyses scientifiques, des documents d’archives, plans et photos satellite…),
  • Six pré-tirés.

Jour de sortie

Les joueurs incarnent des monsieur et madame tout-le-monde, employés de la société OTK ou l’une de ses nombreuses filiales. Le premier scénario commence alors qu’ils sont tous convoqués dans la même salle de réunion, missionnés pour résoudre une enquête de vol de documents. C’est aussi grâce à cette convocation que les PJ se voient pour la première fois et font connaissance. Et quoi de mieux qu’une enquête louche pour une multinationale douteuse comme séance de team building !?

Pour savoir qui vous incarnez et quel est votre poste dans la société, les pré-tirés sont là pour vous aiguiller. En effet, même si un chapitre intitulé « création de personnage » est présent, cette étape consiste surtout à sélectionner un pré-tiré et à le personnaliser en choisissant deux signes distinctifs.

Cette approche de création, qui a le mérite d’être rapide, m’a néanmoins laissé un gout d’inachevé. Car les pré-tirés n’ont rien d’exceptionnels et, pour moi, il manque deux choses :

  • Développer la relation entre le personnage et O.T.K : en tirant aléatoirement des rumeurs sur la filiale à laquelle est rattaché l’employé (ou celle des autres PJ pour avoir des préjugés), générant des faits marquant vécu dans sa boîte. Si le personnage a une image positive de son employeur (ou pas), voire une certaine attache, les révélations n’en seront que plus marquantes et difficiles à croire. Parce que là, on ne sait pas trop pourquoi tous ces employés, issus de différentes filiales, se retrouvent mandatés pour une mission importante.
  • Détailler les relations de base du pré-tiré. En effet, chaque PJ commence avec une relation définie en une phrase. Exemple : « Relation houleuse avec Jane, une tattoo girl« . Il manque, pour le MJ, des informations sur ce personnage. Fait-elle partie d’une organisation secrète ? A-t-elle des informations ou un lien avec un antagoniste ? En quoi peut-elle servir l’intrigue ? Est-ce qu’en tant que tatoueuse, elle mélange un produit dans son encre ? Si elle se fait capturer, est-ce que le PJ doit aller la sauver pour terminer mon tatouage ? Alors, certes, un MJ un peu expérimenté peu facilement improviser. Sauf que l’intrigue d’Egrégore semble tellement reposer sur des piliers bien définis qu’on peut craindre de tout faire bouger à cause d’une impro mal venue.

En fait, en tant que joueur, on a un peu l’impression qu’en début de partie, les personnages sont des coquilles vides. Que seul leur passé compte et définira leur personnalité, au détriment de qui ils sont aujourd’hui. Et ça casse un peu la dynamique de début de campagne.

Cette impression s’estompe un peu par la suite car pendant le premier scénario, les joueurs auront l’occasion de se révéler à base de flashbacks et de rêves. C’est d’ailleurs à l’issue de ce premier scénario que la création de personnage se terminera puisque les joueurs devront définir une ou deux relations supplémentaires et un objectif, qui représente l’ambition principale et actuelle de son personnage. Et c’est d’autant plus dommage car le premier scénario est vraiment bien. Il faut juste que les joueurs se laissent porter par l’intrigue et tant pis si la dynamique à l’allumage aurait pu être meilleure.

On sent que l’auteur a voulu faire plus original que le cliché éculé du « vous vous réveillez et êtes amnésiques ». Intention louable, mais manquée de peu.

Easter EGG

Egrégore est motorisé par une variante du système FU (également utilisé dans Wastburg chez le même éditeur). Pour résoudre une action, la joueuse doit poser une question fermée (exemple : « est-ce que ma vie de rôliste serait tout aussi épanouie sans le Fix ?« ) et se constituer une main de base de 5D10. Ce pool de 5D sera amené à grossir ou à diminuer selon certains paramètres (capacité ou faiblesse de la feuille de perso qui s’applique, avantage ou désavantage lié au contexte, etc.). Une fois le nombre de dés total défini, on lance le tout et on compte les valeurs pairs obtenues pour lire le résultat sur le tableau ci-dessous :

De plus, les personnages disposent de points EGG (2 à la création) qui peuvent être dépensés pour, entre autre, relancer des dés. Ces points peuvent avoir d’autres utilisations, mais les lister ici dévoilerait certaines choses propres à l’intrigue. Mais pour les curieux, c’est écrit sur la feuille de personnage.

Le système FU a l’avantage, à travers la définition des capacités par mot-clés, de varier les protagonistes. Ils n’ont pas tous une liste de compétences identiques avec juste différentes valeurs. De plus, le MJ ne lance pas les dés. Pouvant ainsi se concentrer sur l’interprétation des résultats (ce qui, parfois, est déjà bien suffisant).

Mais ce coté léger, est moins présent lors de la résolution des combats, car il nécessite un peu plus d’éléments à prendre en compte :

  • On prend l’indice de l’arme de chaque protagoniste (allant de 0 (sans arme) à 4 (arme de guerre)).
  • Au corps à corps, on soustrait l’indice d’arme du défenseur à celui de l’attaquant. Un résultat positif donnera un bonus et inversement. Ce delta calculé sert également de niveau de dégât.
  • A distance, on ne calcule pas la différence. On prend l’indice de l’arme qui tire.
  • On soustrait aux dégâts les éventuels niveaux de protection

De plus, un combat ne se résout pas forcément en une seule question. Selon l’importance de l’opposant (sbire, lieutenant, grand méchant,…) il faudra poser plusieurs questions avant de mettre fin au combat. Une petite gymnastique de l’esprit à prendre pour trouver plusieurs formulations de questions, dont le résultat de chacune doit forcément être un OUI pour résoudre l’affrontement.

Un système qui se veut discret et narratif, tout en proposant des leviers sur lesquels le MJ peut agir pour varier la difficulté. Et chaque point de règle est accompagné d’un exemple, permettant ainsi sa compréhension encore plus facilement. De plus, a certains passages clés de la campagne, des exemples d’interprétation vous sont proposés pour chaque cas possible (non et, non mais, etc.).

Durant la campagne, les PJ gagneront des points d’expérience qu’ils pourront dépenser pour améliorer leur trait, augmenter leur pool d’EGG, définir une nouvelle relation ou un nouvel objectif ou supprimer une faiblesse. Il faudra bien ça pour compenser tout ce que la campagne va leur mettre dans la tête. Car une chose est sûre : les personnages ne seront pas épargnés.

O.T.K prise des Dieux

Après cette première partie en demi teinte, la seconde moitié de l’ouvrage est passionnante ! L’auteur, Stéphane Sokol, y expose toute l’histoire et les personnages qui serviront de base à l’intrigue de la campagne. C’est une mine de connaissance historique et d’études sur l’esprit qui sont retranscrites de façon synthétique et simplifiée. Le tout est amalgamé avec la fiction pour proposer un tout cohérent. Le moindre détail a une raison d’être et une explication (comme le papillon bleu par exemple).

Il faut aussi souligner toute la recherche graphique qui accompagne le texte. Les factions fictives ont leur logo à côté de celui de vraies entités, il y a des schémas pour expliquer tous les embranchements entre les filiales d’O.T.K, permettant ainsi une meilleure compréhension des relations et rendant le tout encore plus crédible.

C’est un vrai plaisir de lecture. Bravo.

L’effet papillon

Le deuxième livre, intitulé Totenköpfe, contient les sept scénarios de la campagne. Avec un début à retravailler (pour ajouter un peu plus de crédibilité à l’implication des PJ et ainsi donner une bonne dynamique) et un déroulé de campagne qui ne va pas plaire à tout le monde, il y a du pour et du contre dans cette intrigue malgré un fort potentiel.

La principale chose qui m’a bloqué à la lecture est le coté dirigiste de la campagne. Je ne parle pas forcément de la succession de passages obligés par lesquels doivent passer les joueurs mais plus la succession d’événements imposés au meneur. Rien qu’à la lecture, on se sent étriqué dans le déroulé de l’intrigue et on est, de fait, obligé de l’imposer aux joueurs. C’est l’inconvénient d’avoir une histoire trop bien préparée : si on s’écarte du chemin, on crée une incohérence qu’il sera difficile de rattraper. Un exemple : pour que l’histoire tienne, il vous faut 5 joueurs. Une pirouette scénaristique est proposée si vous avez moins de joueurs, mais déjà là, on passe à côté du sujet d’origine proposé par l’auteur.

Car c’est surtout ça Egrégore : un jeu d’auteur. On sent le contexte et l’histoire énormément travaillés. Trop peut être car on a du mal à se sentir libre et il faudra de nombreux recours à un « Ta gueule, c’est magique » pour assurer le bon déroulé de l’intrigue. Par moment, j’ai eu l’impression d’avoir des œillères et qu’on m’a montré une cinématique de jeu vidéo en me disant : « voilà, c’est ça que tu dois dire et faire jouer ». Et si les joueurs veulent sortir de ce cadre, les œillères m’empêchent de leur proposer autre chose. En fait, je pense que pour profiter pleinement de la campagne, il aurait fallu proposer Stéphane Sokol en option durant la souscription.

De plus, il y a certaines relations vers la fin de la campagne qui peuvent être difficiles à accepter par les joueurs. Ce n’est pas forcément le sujet abordé qui me dérange car toutes les précautions sont prises mais on demande aux joueurs de faire un effort alors qu’on en a déjà, pour moi, demandé beaucoup (accepter l’introduction, se laisser porter par le côté linéaire, courir après le passé).

Pourtant, j’ai envie d’aimer cette campagne. Elle contient des thèmes que j’aime : guerre froide, complot, expériences interdites, occulte, monde parallèle, horreur psychologique (je pourrais en citer d’autres, mais ça m’obligerai à spoiler encore plus).

D’une certaine manière, le jeu a les qualités de ses défauts. Le coté dirigiste donne un certain rythme à la narration avec son lot de révélations régulières. Ça s’enchaine et les personnages sont dans un vrai grand-huit de sensations et de découvertes. On sent l’amour de l’auteur pour son jeu mais il nous impose d’être dans le contrôle, alors que je préférai être dans la maitrise.

Ceci étant, la fin de l’ouvrage propose six synopsis d’intrigues, sur une double pages chacune, pour permettre aux personnages de développer certains points. C’est appréciable.

Conclusion

Egrégore possède de nombreuses qualités. Tous les éléments de contexte historique et l’histoire qui en découle donnent un vrai plaisir de lecture. Passionnant.

Pour autant, l’aspect jeu semble être passé au second plan. Laissant les joueurs passifs, découvrant avant tout une histoire révolue et la subir sans être acteur de son déroulé. Cette déception est d’autant plus grande que l’édition est superbe. Bourrée d’illustrations et d’aides de jeu favorisant l’immersion qui ne demandent qu’à être utilisées. Mais malheureusement, ce n’est pas suffisant. Je suis d’autant plus déçu que la campagne avait le potentiel d’être un « Stranger Things pour adulte avec des adultes ».

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