Dédé : cinquante ans et (presque) toutes ses dents !

En 1974, un touche-à-tout américain, nourri de wargames et de fantasy inventait un jeu qui s’appelait Dungeons and Dragons. Au bout d’une histoire mouvementée qui a vu Gary Gygax inventer un loisir (dépossédant au passage d’autres pionniers tels que Dave Arneson ou David Wesely), se faire chasser de l’entreprise qu’il avait fondée avant que celle-ci ne finisse par faire faillite, ce jeu est désormais la propriété d’une multinationale du jeu et du jouet. Une success story qui illustre surtout la capacité du capitalisme à faire d’un jeu pas forcément fait pour réussir avec ses règles alambiquées, ses thèmes qui ont choqué la morale conservatrice et la pluralité de ses inspirations un produit culturel désormais bien connu et accepté.

De fait, le développement de D&D a fixé un horizon pour le développement commercial du JdR jusqu’au point de devenir l’éléphant piétinant allègrement la porcelaine de la concurrence dans la pièce. Cette hégémonie n’a pas que des aspects positifs et fait que le jeu est souvent vu comme un pachyderme archétypal prenant toute la lumière et rejetant dans l’anonymat des jeux plus innovants. Reste que comme tous les monstres, le monstre sacré du JdR doit se refaire régulièrement une beauté et se rafraichir. En effet, les jeux de rôles papier sont des produits qui se périment bien plus vite qu’on ne le pense si l’on ne regarde pas du côté de l’usage mais du côté commercial. Rappelons le cycle de vie du JdR : des règles sortent, elles sont achetées. Ensuite commence le cycle des suppléments (règles supplémentaires, aventures et univers) dont les ventes vont en décroissant. Les livres s’écoulant de plus en plus mal, la gamme finit par mourir ou par passer du côté des fans ou d’éditeurs tiers qui la poursuivent. Rien de tel n’est possible avec D&D (et avec d’autres jeux à succès). Lorsque la gamme donne de signes de ralentissement, le temps est venu d’une nouvelle édition. Rappelons les dates :

  • 1974 : OD&D,
  • 1977 : D&D Basic et AD&D 1,
  • 1989 : AD&D 2,
  • 2000 : D&D 3 (don’t une 3.5 en 2003),
  • 2008 : D&D 4,
  • et enfin depuis 2014 : D&D 5.

D&D 5: le retour de la poule aux œufs d’or

Il est notable que ces éditions de D&D sont fort différentes les unes des autres, là où les changements qui ont frappé l’autre grand jeu de rôles, à savoir l’Appel de Cthulhu, ont été mineurs le long de ses sept éditions (voire tout à fait minimes de la 1ère à la 6ème édition). Les mauvais esprits pourront ricaner en disant que chaque édition de D&D avait tellement de problèmes, qu’il fallait tout reprendre à chaque nouvelle édition.

Cependant, depuis 2000, une certaine stabilité s’est imposée : usage du d20 + bonus contre difficulté, CA ascendante, et personnalisation du personnage tout en conservant le principe de classes. Depuis la 3ème édition (en fait depuis AD&D 2, affirment certains), le ton a généralement changé. Plutôt que les peigne-culs d’OD&D et des premières versions de D&D, on a désormais des héros en construction qui finiront, relativement rapidement si l’on compare aux anciennes éditions, comme des super-héros. Par défaut, le ton sera épique et la magie sera très présente.

Dans le même temps, le jeu conçu à Lake Geneva est devenu un produit de masse, statut marqué par le rachat de Wizards of the Coast par Hasbro, une multinationale du jeu en 2000. On peut donc dire que le modèle ludique suivait de près le modèle économique. D&D, le jeu jadis jugé sataniste et amoral, devenait désormais aussi inoffensif et grand public que le Monopoly : inclusif, ouvert, cherchant à séduire les adolescents et les jeunes adultes en leur proposant des aventures héroïques dans une Fantasy fortement contrastée avec des méchants très méchants et des gentils très gentils. Certains puristes et grognards peuvent le regretter, mais la formule a eu du succès.

La 5e édition totalise 3 millions d’ouvrages (Player, DMG et bestiaire confondus) vendus entre 2014 et 2023. C’est un succès historique qu’on peut attribuer, outre à la qualité de la fabrication (et au savoir faire d’Hasbro) au soin apporté aux règles qui sont, à mon avis, les plus performantes simples et efficaces de toutes les éditions de D&D. Mieux encore, les boites d’initiation se vendent très bien (autour d’1 million d’exemplaires), traduisant l’extension de la clientèle. On note également que ce succès ludique touche des produits inattendus (le livre de cuisine de D&D s’est vendu en un an à 300 000 exemplaires) et le merchandising, outre qu’il assure une visibilité sans égales au jeu, se porte très bien. Bref, D&D 5e vend bien. A partir de 2016, son OGL (Open Gaming Licence, licence d’exploitation permettant de produire des suppléments pour un jeu selon certaines conditions) s’est rapidement imposée et a semblé proche de réaliser les rêves de Ryan Dancey, inventeur du concept pour les JdR en 2000 : le SRD 5e sert de base à un nombre croissant de produits (avec ce que cela induit de lassitude chez les amateurs). Bref, D&D 5 trône en maître dans les ventes, joue un rôle moteur dans la production rôliste et est devenu de nouveau le produit culturel de masse qu’il était avant la panique morale des années 1984-90 ainsi qu’en témoigne la série Stranger Things.

La fin des années 2010 montre cependant que le succès s’essouffle, comme c’était à prévoir. Campagnes et suppléments se vendent moins bien (si l’on ramène à l’échelle de la production JdR, les ventes restent cependant formidablement fortes). Dans le même temps, Wizards of the Coast doit faire face à des problèmes liés au succès. Pas assez inclusive et attentive aux sensibilités du public pour les uns, trop « woke » pour les autres, D&D devenu un produit culturel de masse est désormais un enjeu des guerres culturelles qui font rage outre-atlantique (et, par la magie d’internet, de l’autre côté aussi) qui se répercutent potentiellement sur les ventes. Dans le même temps le board d’Hasbro semble assez peu savoir quoi faire de ce produit iconique mais qui n’a pas forcément la rentabilité d’un jouet en boite facile à produire et à vendre. La question pour la firme est de savoir jusqu’à quel point monétiser sa propriété : un film (réalisé depuis), des séries (en attente), des jeux vidéos (check avec Baldur’s gate 3), un passage au plus ou moins tout numérique (avec la création d’une plateforme ad-hoc) alors que les années COVID ont vu la pratique en ligne exploser. Les idées ne manquent pas, mais la firme se contredit entre promesses de laisser leur produit aux fans et la nécessité pour une multinationale de faire plus de profit à partir de l’actif que constitue D&D.

L’annonce (ou plutôt la fuite) d’un projet d’OGL beaucoup plus restrictif et moins favorable pour les éditeurs tiers provoque un tollé dont on a du mal à voir s’il a impacté les ventes mais qui a fait que les concurrents, jusque là sagement tenus par l’OGL, se sont sentis légitimes à développer leurs propres jeux et à concurrencer directement D&D. Wizards of the Coast et Hasbro ont vite reculé et finalement décidé de ne pas changer la licence pour les produits actuels. On s’est probablement remémoré ce qui s’était passé en 2008 lorsque la firme avait changé sa licence pour la 4e édition. Leur concurrent, Paizo avait fini par vendre plus d’exemplaires des règles de Pathfinder, leur jeu basé sur la précédente OGL que ne se vendait la quatrième édition de l’Ancêtre.

D&D 5.5 : le retour ! (ou « Mais Quand-est-ce qu’ils vont s’arrêter? »)

C’est dans ce contexte mouvementé que les projets d’une « mise à jour », officiellement appelée « édition du cinquantenaire » (le nom « One D&D » qui désignait le playtest n’a pas été gardé, certains sourcils s’étant froncés très fort au vu de la ressemblance avec OD&D) se concrétisent et se dessinent pour l’année 2024, année qui correspond au cinquantenaire de Donjons et Dragons.

Il est en effet évident que Hasbro doit relancer ses ventes. Et la seule solution reste de relancer un triptyque de règles afin de réamorcer le cycle des ventes. L’idée est annoncée en août 2021 et les playtests commencent à l’automne 2022. Ceux-ci sont publics et permettent de se faire une assez bonne idée de ce que va proposer cette édition, finalement appelée Dungeons and Dragons 2024, dont les trois livres de base (Manuel du Joueur, Guide du Maître et Bestiaire Monstrueux) vont sortir entre cet automne et février 2025.

Tous les changements introduits dans ces ouvrages ont été annoncés comme « compatibles avec la 5e ». Cette promesse a suscité nombre d’interrogations. Il faut en effet comprendre par « compatibilité » le fait qu’il sera possible, sans adaptation, de réutiliser du matériel publié dans l’ancienne version dans la nouvelle et inversement. L’existence d’un moteur simple qui ne change pas entre les deux versions fait que les différences (et les problèmes éventuels) se verront surtout dans les détails. Ainsi, vu que certaines classes auront deux versions différentes inégalement favorables, certaines tables pourraient se trouver avec deux représentants d’une même classe mais obéissant à des contraintes mécaniques différentes. Dans le contexte du jeu en convention ou d’organized play, il est clair que les organisateurs devront faire un choix et que ce choix se fera vers la nouvelle version (on tâchera d’expliquer pourquoi dans ce qui suit) mais la plupart des tables traditionnels (entre 3 et dix amis se réunissant le vendredi soir autour de coca et de pepito), on aura probablement soit un panachage, soit une pratique intégrant les deux versions, voire restant à la version 2014.

Qu’attendre de cette édition 2024 ? Sur le plan de l’apparence, les couvertures et les paginations ont déjà été dévoilées. On aura des livres semblables en volume à ceux qui existent déjà avec de nouveaux graphiques et illustrations qui seront probablement de grande qualité, conformément aux standards de l’éditeur. Sur le plan technique, on peut se faire une idée de ce qui attend les donjonneurs de tous les pays car les playtests commencés en 2022 ont donné des indications sur les changements que l’éditeur entendait apporter à la version 2014. Le site français aidedd a recensé ces changements et la page D&D 2024 du forum du site de BBE contient des ressources en anglais et en français qui font le tour du sujet. On se contentera de lister certains points qui nous paraissent saillants, renvoyant le lecteur à ces deux ressources pour plus de précision. Globalement, il me paraît que trois grands axes sont perceptibles.

  • Plus d’options de personnalisation : la révision 2024 intègre des pratiques de personnalisation de la création de personnages déjà apparues dans des suppléments tels que Tasha et Mordenkainen. Espèces (le terme en VO est species, préféré à « race »), historiques et classes sont non seulement déconnectées mais sont devenus des habillages dont l’impact mécanique est moindre. On pourra par exemple jouer un nain d’ascendance elfique, aussi bien qu’un semi-orque d’origine tieflin. De la même manière, le système de dons et d’augmentation des caractéristiques a été revu et devrait permettre à chacun d’accéder à des dons qui donneront de la couleur à son personnage. Les dons ne sont d’ailleurs plus une règle optionnelle et leur nombre a augmenté. On peut rajouter à ce pilier les maîtrises d’armes qui permettent aux personnages de réaliser des manœuvres spéciales avec certaines armes. Toutes les sous-classes sont désormais accessibles dès le niveau 2 et le Manuel du joueur comptera désormais quatre sous-classes pour chaque classe plutôt que deux ou trois dans l’édition 2014.
  • Plus d’harmonisation et d’équilibre : chaque classe a vu son échelle de progression être harmonisée et ses pouvoirs étendus jusqu’au don épique couronnant la carrière du personnage lorsqu’il arrive au niveau 20. Les pouvoirs de niveau 20 des classes existantes ont été redescendues d’un voire de plusieurs crans pour faire de la place à cette nouvelle possibilité. Pouvoirs et capacités qui posaient des problèmes ou induisaient des déséquilibres entre classes ont été revus et corrigés. La récupération des points de vie par un druide après une transformation animale, le rééquilibrage des dégâts d’aura du Paladin sont des exemples de cette volonté. En outre, certains sorts et pouvoirs ont été légèrement revus, soit dans des buts de cohérence avec les innovations introduites dans les révisions, soit pour corriger certains bugs connus. C’est notamment le cas de l’occultiste pour lesquels certains traits posaient de gros soucis d’équilibre.
  • Certains mécanismes ont été repensés : l’inspiration s’appliquera désormais à tous les jets de dés et plus seulement aux tests effectués à 1d20. Les règles de surprise seront également moins pénalisantes. De plus, l’économie des repos va être légèrement différente avec, pour nombre de pouvoirs, le bonus de maîtrise définissant le nombre de fois où un pouvoir ou capacité peut être utilisée. Enfin, des règles pour gérer les domaines et les affaires ont été ajoutées.

Il est très difficile de savoir dans quel sens vont les changements : la 5e mouture de l’Ancêtre va être irrémédiablement transformée, ou s’agit-il d’une révolution tranquille, sorte d’évolution naturelle d’une édition existant depuis déjà dix ans et dont les problèmes ou lacunes sont désormais bien cernés ? Il faudra probablement attendre d’avoir les livres entre les mains pour savoir si la version 2024 est un simple patch qui aurait pu tenir en quelques pages d’errata ou si elle apporte des changements significatifs au jeu tel qu’il est joué par des millions de personnes. Et il faudra également attendre les parutions du Guide du Maître et du Manuel des Monstres pour mesurer réellement la profondeur du travail de rénovation. De ce que l’on sait pour ces deux livres, le maître mot sera d’améliorer l’ergonomie et la prise en main par des MD débutants. Le Guide du Maître contiendra toujours les objets magiques et des règles optionnelles, mais il comportera aussi de nombreux conseils pour démarrer et présentera les univers de D&D de manière un peu plus approfondie que le DMG actuel. On sait également que le Manuel des Monstres adoptera un nouveau format de présentation des créatures censé être plus compact que le format du Manuel des Monstres 2014. Dans les deux cas, on ne sait pas assez si certains piliers de la 5e seront également remis à l’ouvrage, notamment dans ce qui concerne la construction des rencontres et des défis à poser aux aventuriers.

Enfin, les prochaines parutions donneront des indications sur ce que l’éditeur entend faire de sa gamme. En effet, outre les trois volumes du nouveau triptyque, ont été récemment annoncées une nouvelle boite d’initiation (dont la structure sera proche du fameux module B2 Le Château-fort aux Confins du Pays), une anthologie d’aventures (centrée, paraît-il, sur des dragons et des donjons) et une encyclopédie en deux tomes des Royaumes Oubliés. Ce développement s’inscrit plutôt dans la continuité du développement de la 5e édition depuis 2014. Cela tend à montrer que, malgré les polémiques et l’avènement de projets concurrents, Wizards of the Coast croit encore que la poule peut encore pondre de beaux œufs dorés qui feront la joie des joueurs présents et à venir.

Et la VF ?

On doit pour l’instant se contenter d’une promesse de Wizards of the Coast que l’édition 2024 sera régionalisée et que le Français fait partie des six langes dans lesquelles une traduction est envisagée. Vu les déconvenues des versions françaises de la 5e et les trous qui sont parvenus à se former dans la gamme, il est bon de conseiller au lecteur de faire comme ce bon Saint Thomas et d’y croire quand il verra les livres arriver en Français.

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