La maison pâle, de Luke McCallin [inspi roman]

Gens normaux en situation anormale

C’est son expérience comme travailleur dans le domaine de l’humanitaire et de la pacification dans le Caucase, le Sahel et les Balkans qui a amené l’Anglais Luke McCallin à écrire des romans où il explore ce qui arrive aux gens normaux pris sous une pression anormale. Son héros atypique, un officier allemand de renseignement pendant la deuxième guerre mondiale, est apparu dans son premier roman The Man from Berlin (2013), puis dans The Pale House, traduit en français sous le titre – fidèle à l’original – La maison pâle, en format classique (éditions du Toucan, 2016), puis en format de poche (éditions Gallimard, collection Folio Policier, 2017).

Crimes de guerre à Sarajevo

Le héros de ce diptyque (pour l’instant) de romans, Gregor Reinhardt, est un officier allemand de l’Abwher, le service de renseignements de l’Armée, un ancien membre de la police de Berlin dont il a été chassé par les Nazis. Difficile, pour lui, de continuer à servir un service ou une armée qui portent – par le fer et par le feu – des valeurs qu’il exècre, alors qu’il reste un patriote. McCallin fait entrer en scène Reinhardt dans un « théâtre » particulier, celui des Balkans, et plus précisément Sarajevo. Je dois préciser que je n’avais pas lu le premier des deux romans, L’homme de Berlin, avant de m’attaquer à La maison pâle, et que je ne m’en suis pas senti perdu pour autant.

En cette année 1944, l’armée allemande a entrepris sa retraite de ce qui était la Yougoslavie (et qui a été déchiré, en 1941, en divers territoires), qui subit les assauts des Alliés (les Soviétiques, surtout) et des résistants locaux. Mais le pays n’est pas seulement le terrain d’affrontement de deux armées régulières : des armées irrégulières et des milices sinistres (Oustachis fascistes, Tchetniks nationalistes et monarchistes, Partisans communistes) s’entretuent et, surtout, massacrent les civils, dans des opérations que l’on nommera, de notre temps, de cet abominable euphémisme qu’est le « nettoyage ethnique ». Quant à Sarajevo, rattachée à l’État indépendant de Croatie, régime fantoche dirigé par les Oustachis et tristement célèbre pour ses génocides de Juifs et de Serbes, elle sera libérée en avril 1945, après des années de souffrance, sous la botte des occupants allemands et oustachis, les privations, le flot de réfugiés, et les combats sans fin aux alentours. Luke McCallin explique, sur son site internet, le choix de Sarajevo comme décor du roman.

Quand Gregor Reinhardt, désormais versé dans les rangs des Feldjaegerkorps, se retrouve à enquêter sur une exécution d’un groupe de soldats, de femmes et d’enfants, il y a de quoi s’interroger sur l’utilité de ce qu’il entreprend. Un massacre parmi mille massacres, dans une guerre civile au sein d’une guerre mondiale. C’est tenter de vider un océan de haine et de sang avec une petite cuiller. Pourtant, cette exécution-là lui semble particulière, quelque chose fait qu’elle diffère des autres exécutions et crimes de guerre. Et ce que Reihnardt découvrira, en se glissant entre les fils de cette toile d’araignée tissée dans Sarajevo tant par les Allemands que par les Oustachis ou les résistants, le surprendra – comme le lecteur que je suis ! – par le cynisme qui va bien au-delà de ce seul forfait sanglant. Allemands et Oustachis devinent que la ville finira par tomber, et chacun cherche un moyen de s’en tirer sans trop d’encombres, quitte à recourir aux dernières extrémités pour cela. Disparaître sans laisser de traces est un art… criminel.

Un bon roman qui fait mal

L’intrigue est vraiment bien menée, et son fond n’apparaît vraiment que petit à petit, chaque indice étant chèrement gagné, chaque avancée faisant naître de nouvelles menaces, les alliances improbables naissant au milieu des décombres. Le roman a aussi le mérite de faire découvrir des aspects de la deuxième guerre mondiale dont j’étais globalement ignorant. Je n’avais que des notions squelettiques sur ce « front des Balkans », dont je savais surtout qu’il avait été le terreau de la guerre de Yougoslavie des années 1990. Et cette Maison pâle, certes roman et non reportage journalistique, m’a amené à m’y plonger, tant dans son corps de roman que dans ses notes de fin, ainsi que dans des documents que j’ai cherchés en ligne pour élargir mon regard.

Ce personnage central, à la fois patriote et antinazi, marche sur la corde raide. Et il avance dans un tableau quasiment apocalyptique, en nuances de gris foncé et de noir (et de feldgrau, c’est vrai). Sa hiérarchie ? Au mieux, indifférente ; au pire, adversaire. Ses ennemis ? Nombreux, implacables, et pas toujours en face de lui. Cette ville ? Un champ de bataille et pourtant un lieu de vie, une vie en surface et une vie sous la surface, une ville qui espère et qui n’ose espérer, un kaléidoscope d’ethnies, de cultures, de religions, un chaudron de haines immémoriales ou récentes.

À aucun moment, le roman ne m’est tombé des mains. L’intrigue ne multiplie pas artificiellement les fausses pistes, les « peut-être coupables qui n’en sont pas », même si aucun des personnages n’est unidimensionnel. L’auteur ne se complaît pas non plus dans le récit des atrocités, qui ne sont pas absentes du récit lui-même, ni de son arrière-plan. C’est un « roman policier dans la guerre » et, à mes yeux, un bon.

Servez-vous, c’est offert

J’ai déjà écrit qu’un « mauvais » roman ou un « mauvais » film pouvait être la base d’un bon scénario de JdR. Et parfois un bon roman se prête difficilement à une adaptation rôlistique. Cette Maison pâle me semble faire partie des bons romans qui peuvent donner naissance à un bon scénario.

D’abord pour le traitement de son cadre « guerrier ». Géographiquement proche et pourtant historiquement mal connu (j’en prends le pari) de la plupart d’entre nous, la Sarajevo meurtrie et meurtrière est un kaléidoscope périlleux dont le roman peint une ambiance vraiment oppressante. La guerre n’est pas qu’un décor, mais elle ne se traduit pas, dans ce roman, par des combats entre forces armées. Une bonne occasion de plonger des PJ « non guerriers » dans les rouages d’une guerre.

Ensuite pour les motifs de l’intrigue, les raisons profondes de cette exécution de groupe. Témoins gênants, bataillon disciplinaire, déserteurs, pions sacrifiables dans un jeu de dupes, ce qui se joue n’a rien de vraiment guerrier, et encore moins d’héroïque. En revanche, cela mettra à rude épreuve la ténacité des PJ, face à une adversité multiple à la difficulté de trouver des alliés pour s’en sortir sans trop de mal.

Enfin, parce que cela placera les PJ face à des questions profondes : est-ce vraiment utile de chercher les raisons et les coupables d’un crime en pleine milieu d’une guerre qui fait des victimes par centaines de milliers ? Comment conjuguer la fidélité à une idée de la nation et le rejet du régime qui dirige ladite nation, quand on est un rouage de l’armée de ce régime ? Puis-je m’allier aux ennemis de mon camp, quand mon camp compte des ennemis de mes valeurs ?

Dans les Balkans ou ailleurs

Je ne miserai pas mal solde de soldat de seconde classe que des MJ et joueurs se précipiteront pour une partie de JdR dans la Sarajevo de 1944. Même si quelques jeux proposent de vivre des aventures pendant cette guerre – avec ou sans fantastique.

Alors, il faut se mettre en chasse d’un autre décor, qui respectent la plupart des ingrédients de la Maison pâle : une guerre qu’un camp est en train de perdre, les tenants de ce camp qui cherchent à s’en sortir sans y perdre leurs plumes (ni laisser de traces…), une ville quasiment assiégée et, en tout cas, déjà bien meurtrie, des factions irrégulières (milices « ethniques » ou « politiques ») plus criminelles que les armées, etc.

Peut-être du côté de Star Wars, sur une planète dont la Rébellion est en train de chasser l’Empire et ses supplétifs ?

Ou bien dans notre Europe de la guerre de Trente Ans, qui ne manque pas de villes assiégées et d’atrocités guerrières, vu sous l’angle proposé par Stricia, le « petit jeu » dont le Fix pense et a dit du bien ?