Dragons Conquer America [Chronique]

« Civilizations » de Laurent Binet part d’un constat simple et déroutant : que se serait-il passé si les vikings avaient apporté le fer, les chevaux et la résistance aux maladies aux amérindiens bien avant l’arrivée de Christophe Colomb ? Cortès et ses hommes n’auraient probablement pas réussi à s’emparer de l’Empire Aztèque aussi facilement. Intrigués ? Laissez de côté ce livre uchronique, jetez (littéralement) vos dés, faites marcher votre imagination et laissez-vous envahir (sans mauvais jeu de mots) par l’univers proposé par Dragons Conquer America.

Dans cette uchronie, les vikings ne sont probablement pas arrivés dans l’Anahuac (Nouveau Monde) bien avant Christophe Colomb, mais les nahuas peuvent compter sur leur magie, leur spiritisme et leurs dragons pour résister à l’envahisseur. Un renversement du cours de l’histoire ? Pas sûr, les monarques de l’Ancien Monde ayant eux aussi réussi à dompter leurs dragons et à les convertir au christianisme. Si la magie est considérée comme une hérésie par l’Église, les dragonnières chrétiennes, n’en restent pas moins suffisamment puissantes et entraînées pour renverser le fragile équilibre des forces. Il appartiendra donc aux MJ et aux joueurs de (ré)écrire l’histoire en faisant la part belle à la narration et à l’aléatoire si chers à nos jeux de rôles favoris, à moins que …

Un système de jeu déroutant faisant la part belle à la stratégie tout en conservant une part d’aléatoire

Dragons Conquer America présente un système de jeu sortant du cadre : le MCJDR ou « Moteur Cartes pour Jeu de Rôle ». Hérésie pour nos petits cœurs de rôlistes, nul besoin de dés (même si une alternative aux cartes existe en utilisant des dés 6, mais basée sur le même système), joueurs et MJ se serviront chacun d’un paquet de 25 cartes pour résoudre les situations et confrontations. Contrairement aux jeux de rôles « classiques » où la moindre action peut faire l’objet d’un lancer de dés, Dragons Conquer America préfère réserver l’utilisation des cartes aux seules actions vraiment importantes.

Escalader une falaise n’en est pas une, le livre de règles préconisant de faire réussir automatiquement ce genre d’actions (soyons clairs, si votre personnage est unijambiste, cela ne saurait être le cas, mais vous avez compris l’idée). En revanche, pour toutes les situations particulières, dangereuses ou urgentes, ainsi que pour les confrontations, l’utilisation des cartes est préconisée.

Curieux me direz-vous. Pas tant que ça, la main de cartes des joueurs représentant l’endurance de leurs personnages (plus votre personnage est âgé, moins il aura de cartes en main), leur utilisation est précieuse et c’est là que l’aléatoire du jeu de rôle disparaît : les joueurs devront réfléchir soigneusement à l’utilisation de leurs cartes, s’ils misent tout sur une action, il est fort probable que leur personnage se retrouve épuisé et ne soit plus en mesure d’être utile pour le reste de la journée. Cette mécanique est, à mon sens, extrêmement intéressante, car elle rappelle aux joueurs que leur personnage n’est qu’un être humain comme les autres, qu’il a besoin de repos et qu’il ne se jettera pas forcément corps et âme dans un combat (physique ou verbal), sous peine d’être incapable d’épauler son arquebuse ou de prononcer une phrase intelligible.

Car oui, chaque signe sur les cartes correspond à une catégorie : pique pour le conflit, cœur pour le social, trèfle pour l’exploration et carreau pour le divin. S’il est possible de jouer n’importe quel signe pour résoudre une situation, l’utilisation du signe adéquat permettra au personnage de ne pas s’épuiser et le joueur pourra alors immédiatement piocher une carte et l’ajouter à sa main. En outre, chacun se sent plus ou moins à l’aise dans un domaine particulier : l’un sera musclé, l’autre extraverti ou plus spirituel. Ainsi, si vous jouez le signe adéquat et que votre personnage possède en plus une affinité avec ce dernier, vous pourrez piocher deux cartes au lieu d’une. Autant de mécaniques reflétant les compétences des personnages et encourageant les joueurs à les utiliser.

Vous l’aurez compris, en jouant à Dragons Conquer America, il faudra réfléchir à vos actions, sans pour autant que cela ne bascule dans du deck building : les choses se font très intuitivement (même si les premières parties sont assez déroutantes pour les joueurs comme pour le MJ). On se prend très rapidement au jeu et on s’éloigne du risque du fameux échec critique. L’aléatoire reste toutefois présent (sinon ce ne serait pas du jeu de rôle et le suspens n’existerait plus), par le biais de la pioche et du scénario prévu par votre MJ. Si vous avez dépensé toutes vos cartes conflit dans des joutes verbales et qu’une escarmouche éclate dans la jungle, vos prouesses au combat risquent d’être ternies par votre incompétence. Car oui, les conséquences négatives ou positives existent en fonction du degré de réussite de l’action (les cartes ayant une valeur de 1 à 6 ainsi qu’un joker) : à ce titre, le jeu fait la part belle à la narration partagée puisque les joueurs sont encouragés à décrire les conséquences négatives ou positives des confrontations auxquelles ils participent.

Des classes et compétences classiques mais efficaces

Côté compétences, on reste sur quelque chose d’assez classique avec quinze compétences ayant chacune une valeur déterminant le score de base d’une action, et une valeur de focus déterminant le nombre de cartes que peut jouer le joueur pour utiliser cette compétence. Il en est de même pour les talents et les traits de personnage qui sont là pour vous aider à approfondir le background de votre personnage, tout en vous offrant certaines capacités : par exemple, un personnage avec le talent « guerrier monté » pourra, s’il est conscient qu’une action prend sa monture pour cible, choisir d’être ciblé par cette action à la place de sa monture.

Le système de classes est un peu plus intéressant et fourni. Tout d’abord, Dragons Conquer America permet une alternative aux joueurs en leur permettant de créer leur propre classe en proposant un système de répartition équilibré des points de compétence (car oui, vos compétences seront déterminées, à la création, par la classe que vous aurez choisie). Si vous souhaitez jouer purement roleplay, je ne peux que vous encourager à ne pas vous intéresser aux classes, mais à réfléchir en premier lieu à l’historique, la culture, la religion, la caste et l’âge de votre personnage. En effet, beaucoup de classes ont des prérequis particuliers : par exemple, la classe Cuahchic impose que le personnage soit noble et membre d’une culture nahua.

Le choix de cet exemple de classe n’est pas anodin, le Cuahchic bénéficiant d’une mécanique particulièrement intéressante pour jouer au sein d’un groupe : lorsqu’un joueur opte pour cette classe, son personnage doit choisir (et être choisi) par un autre Cuahchic. Ils deviennent alors partenaires et à la mort de l’un ou l’autre, le survivant ne pourra se lier à un autre Cuahchic qu’à l’issue d’un deuil d’un mois et d’une cérémonie particulière. Bien entendu, la classe propose des talents donnant des avantages aux partenaires, notamment en combat mais aussi pour des interactions sociales.

Le livre de règles présente 25 classes différentes, un panel très large allant des classes pouvant être choisies à la fois par des personnages de culture de l’Ancien et du Nouveau Monde, aux classes plus spécialisées et réservées à l’élite d’une des deux cultures. En outre, la possibilité offerte aux joueurs de créer leur propre classe élargi encore plus le champ des possibilités et laisse une place significative à l’imagination et au roleplay de tous autour de la table.

Au-delà des classes, magie et religion sont extrêmement importantes dans l’univers de Dragons Conquer America. Certains personnages maîtriseront l’art de la magie (plutôt dans la culture nahua, les chrétiens considérant la magie comme une hérésie sauf à ce qu’elle émane de Dieu). Vous aurez un compteur de points d’esprit (qu’il sera possible de dépenser en utilisant notamment des sorts, ou d’acquérir via des rituels ou des épreuves de transcendance), et une mécanique de corruption (selon les actions que vous accomplirez ou si vous réalisez des actions sans avoir assez de points d’esprit). Le compteur de corruption est inconnu des joueurs, seul le MJ en a connaissance, et plus la corruption augmente, plus les conséquences seront néfastes. Toutes les religions sont représentées, qu’elles soient natives ou abrahamiques, et chacune propose son lot de bénédictions, de rites ou de sorts.

Un aspect historique largement mis en avant et documenté

Si Dragons Conquer America pose largement les bases d’une uchronie, il n’en oublie pas pour autant la définition même du genre : « un récit d’évènements fictifs à partir d’un point de départ historique ». En effet, le livre de base laisse une place très importante à la description de la société du continent Anahuac (car oui, l’Anahuac existe bel et bien dans la langue amérindienne nahuatl), des différentes civilisations la composant, de leur religion et leur culture, les 110 premières pages y étant consacrées. On peut toutefois déplorer le manque d’informations sur l’Ancien Monde de l’époque en comparaison avec les descriptions fournies des factions nahuac.

Le lore de Dragons Conquer America se mélange astucieusement avec les informations historiques. On apprend ainsi que les dragons ont permis, dans la société européenne de l’époque, de donner une certaine place aux femmes (tout du moins pour les nobles et les nonnes). En effet, les dragons refusent d’être montés et dressés par des hommes, ce qui a permis aux nobles et aux religieuses (les dragons non convertis au christianisme sont considérés comme des serviteurs de Satan) de prendre une place très importante dans la société de l’époque et notamment dans le milieu militaire. En outre, l’Europe orientale est sous le joug de rois vampires dont l’influence ne cesse de grandir.

Vous l’aurez compris, Dragons Conquer America laisse un terrain propice aux esprits fertiles des MJ pour remodeler l’Europe et le Nouveau Monde de l’époque : les monarques européens, trop obnubilés par leur conquête de l’Anahuac se laisseront-ils envahir par les seigneurs vampires, forçant l’exil d’un grand nombre d’européens sur le Nouveau Monde ? À l’inverse, les Nahuac laisseront-ils leurs guerres intestines prendre le dessus ou s’allieront-ils pour faire face à l’envahisseur et contre-attaquer pour prendre le contrôle de l’Ancien Monde et faire tomber le christianisme ? Autant de pages blanches qui ne demandent qu’à être écrites par MJ et joueurs, autant d’intrigues religieuses et politiques possibles que vous n’aurez qu’à explorer.

Un jeu de rôle qui révolutionne le genre ? Pas tant que ça …

Le système de jeu de Dragons Conquer America peut, dans un premier temps, paraître déroutant. En réalité, on s’adapte très rapidement, et si les résolutions d’évènements peuvent être plus stratégiques par le choix avisé des cartes, l’aléatoire n’en est pas pour autant gommé. En effet, le système de pioche permet de conserver cet aspect Ô combien important pour certains rôlistes, tout en étant anticipable. La narration partagée et le système de joker permettent toutefois au MJ ou aux joueurs de choisir le timing des réussites (ou des échecs) de leur personnage ou adversaires, laissant une part d’inconnu à chaque session.

L’historique et le lore de l’univers sont le gros point positif du jeu, et les scénarios proposés tant dans le livre de base que dans le livret de l’écran du MJ (pour un total de cinq scénarios), sont très qualitatifs. Point positif à mon sens, ils sont suffisamment étoffés pour être intéressants tout en laissant une large liberté au MJ et aux joueurs. La richesse de l’univers permettra sans aucun doute aux joueurs et MJ de développer des histoires toutes plus épiques les unes que les autres et chacun y trouvera son compte : les belliqueux, les instigateurs, les explorateurs, les missionnaires, les politiciens et autres courtisans.

La direction artistique est magnifique et contribue largement à l’attractivité du bouquin. On peut cependant déplorer quelques coquilles et incohérences de traduction à certains endroits (bien que durant la phase d’édition, les pledgers ont pu faire remonter ces fameuses coquilles à l’éditeur, certaines ont dû passer à la trappe). Rien toutefois qui ne saurait entacher le plaisir de lire ce petit bijou.