Retour aux sources ludiques du Mythe, dans les pas de son créateur ? [chronique Les Abominations de Petersen – AdC]

Je vais être franc avec vous, j’ai un rapport très intime avec le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu. Ce jeu a été en effet pour moi un compagnon fidèle pendant de longues années, m’accompagnant dans ma vie de meneur de jeu (pardon de Gardien des arcanes) à travers sa pléthorique gamme 1ère édition éditée à l’époque par Jeux Descartes. Ce n’est que très récemment que j’ai sauté le pas et que je suis passé avec curiosité d’un seul grand bond directement à la 7ème édition proposée en VF par EDGE.

C’est donc avec cette curiosité, mais aussi avec un à priori potentiel de “vieux” venant de l’ancienne gamme, que j’ai ouvert ce recueil de scénarios au titre évocateur : Les Abominations de Petersen.

Pourquoi je vous raconte tout cela ? Et bien tout simplement parce que ma longue expérience des premières productions ludiques de l’histoire de L’Appel de Cthulhu va très certainement influencer ma vision de l’ouvrage dont nous allons parler aujourd’hui. La raison à cela est assez simple, et je vais la développer dans le cœur de cet article : il y a dans ce recueil une impression de retour aux sources de ce que L’Appel de Cthulhu a été aux balbutiements de son histoire éditoriale, et soyons francs pour votre serviteur cela a été une excellente surprise et une savoureuse sensation.

Mais trêve de bons souvenirs et de nostalgie, allons voir à présent plus précisément ce que l’éditeur EDGE nous propose ici pour vivre des enquêtes aussi étranges qu’inquiétantes dans l’ambiance des récits de ce bon vieux maître de Providence…

Un écrin classique et qualitatif, au service d’une proposition forte

  • Mise en forme de l’ouvrage :

Commençons par l’habituel premier contact avec un ouvrage de jeu de rôle, c’est-à-dire la mise en forme et en image de ce recueil.

Les Abominations de Petersen se présente sous la forme d’un livre à couverture rigide de 200 pages doté d’un très habituel ruban marque page. Tout le supplément nous propose une mise en page aérée en 2 colonnes, relevée de discrets liserés en entêtes et pieds de page. L’usage d’une police de caractère très classique et lisible est la norme, police qui se permet quelques variations (italique et changements de couleurs de fonds) pour identifier des paragraphes portant des informations spécifiques. L’ensemble propose un aspect très uniforme, agrémenté d’une teinte légèrement beige des fonds de page donnant une certaine apparence de livre ancien à ce supplément.

Côté images, Les Abominations de Petersen profite d’illustrations et d’aides de jeu ne rechignant pas à la couleur, ce qui rend réellement ce recueil agréable à parcourir.

Personnellement je note tout particulièrement les portraits des PNJ et PJ pré-tirés que l’on trouve tout au long de ce supplément, leur style crayonné (que l’on retrouve aussi dans certaines illustrations) nourrie selon moi une ambiance très adaptée au propos de ce jeu de rôle.

  • Structure et choix éditoriaux :

Pour vous parler correctement du supplément Les Abominations de Petersen, je crois important de mettre en lumière ce qui nous est présenté et de quelle manière.

Basiquement, ce recueil nous propose cinq scénarios de tailles inégales pouvant aller d’une vingtaine à une quarantaine de pages. Ce qui est plus intéressant par contre, ce sont les points communs entre ces cinq histoires.

Déjà, et ce n’est pas neutre quand on parle d’horreur lovecraftienne, tous les scénarios de ce livre se déroulent à notre époque contemporaine. Aucun de ces récits n’est donc localisé dans la très classique période des années 20 si chère à Lovecraft et beaucoup de ses successeurs.

Ensuite, et c’est le point majeur à comprendre sur ce supplément, tous ces scénarios sont issus de notes griffonnées à l’origine par Sandy Petersen lui même … notes visant à lui permettre de faire jouer des séances de L’Appel de Cthulhu en convention et à un public connaissant déjà toute la gamme officielle publiée par cœur. Cette origine particulière est largement expliquée dans l’Avant propos (ainsi que le rôle de structuration et mise en forme de ce matériel de base par Mike Mason), mais elle nous offre surtout pour chacun des scénarios de ce recueil une explication de l’origine de sa création par Sandy Petersen lui-même.

A partir de là il est facile de comprendre le point commun majeur, côté aspect ludique, de toutes ces aventures :

Tous ces scénarios sont des one shot format convention fournis avec des Investigateurs pré-créés, et tous partent avec la liberté assumée de pouvoir massacrer l’ensemble des personnages durant la séance de jeu… sachant que ces derniers sont bien sûr directement liés aux récits auxquels ils devront se confronter.

Cette approche est un élément fort ayant ranimé chez votre serviteur la nostalgie des scénarios fondateurs de L’Appel de Cthulhu, comme Retour à Dunwich ou encore La Cité des abysses, scénario proposé plus tardivement dans Cthulhu 90. Une façon d’aborder ce jeu de rôle excluant cette idée de continuité ou de “mode campagne”, une approche qui sera plus tard incarnée bien évidemment par des productions célèbres comme Les Masques de Nyarlathotep.

Pour en finir avec la structure globale et commune des cinq aventures proposées, je signalerais juste l’organisation très classique de la présentation de ces cinq récits : Explication du cadre et des évènements en cours côté introduction, cœur du scénario ensuite où on peut noter une volonté de rendre un maximum d’aides de jeu intra-diégétiques (par exemple : le plan en aide de jeu est exactement le plan que les Investigateurs peuvent trouver affiché au mur), et enfin la conclusion clôturée par les stats blocs des PNJ/ créatures/ PJ pré-créés.

Regard sur les scénarios proposés : Un retour à la quintessence de l’Appel de Cthulhu ?

Jetons maintenant un regard plus précis sur les scénarios proposés par ce recueil, sans trop aller dans les détails au cas où quelques investigateurs imprudents viendraient à lire ces lignes !

  • L’hôtel de l’Enfer (33 pages)

“Vous avez hérité d’une vieille maison abandonnée”. Qui ne connaît pas cette introduction célèbre de bien des scénarios de L’Appel de Cthulhu, directement inspirée de la mise en place de certaines nouvelles écrites par HP Lovecraft ?

Et bien ce scénario propose une version contemporaine de ce pitch bien connu. Les investigateurs viennent donc reprendre la gérance d’un hôtel en Colombie Britannique, et bien sûr cet endroit va être le cadre de faits terribles que nos personnages joueurs vont devoir stopper.

Unité de lieu (l’hôtel et sa région), chronologie des évènements bien cadrée, voici un scénario assez bien amené et facile à prendre en main, même s’ il y a finalement pas mal de PNJ à potentiellement faire intervenir. Ajoutons à tout cela comme touche moderne savoureuse le contact avec l’extérieur via les réseaux sociaux.

  • L’épave (25 pages)

L’Appel de Cthulhu, c’est une nouvelle de HP Lovecraft avant d’être un jeu de rôle. Et si vous avez aimé le chapitre final de ce récit, nommé La folie venue de la mer, vous allez adorer le scénario dont nous parlons ici.

Un sauvetage en mer avec l’exploration d’une étrange épave, puis un final grandiose face à une adversité mortelle… clairement tout y est en terme de référence … même si le scénario prend bien sûr un parti pris moins extrême que la nouvelle, démonstration une fois de plus de la philosophie de transposition de l’univers du Mythe vers le monde ludique.

Les lieux à gérer sont très limités, les protagonistes aussi, avec une part belle à l’ambiance. Là encore c’est un scénario assez facile à prendre en main.

  • Panacée (35 pages)

Voici un scénario à l’apparence bien plus moderne et novatrice, et aussi plus ambitieux dans la complexité qu’il y aura à le faire vivre. Ce côté moderne vient d’une idée de complot assez global tournant autour du monde de l’entreprise et des laboratoires de recherche, mais lorsqu’on y regarde de plus près on y retrouve des ingrédients savoureux bien connus.

Le point d’entrée du scénario, projetant soudain dans l’horreur les joueurs en plein milieu d’un cadre familier, est loin d’une introduction plus attendue où les investigateurs seraient par défaut déjà dans une logique d’enquête. C’est une caractéristique assez marquante de ce que L’Appel de Cthulhu pouvait souvent se permettre à l’époque où le Mythe était encore quasi inconnu dans le milieu du jeu de rôle.

Ce scénario comporte une première partie d’enquête assez ouverte. Cela impose de s’attendre à devoir gérer des visites de lieux dans la ville choisie comme cadre (ici c’est Dallas par défaut, mais c’est adaptable), mais aussi à devoir gérer l’utilisation des sources de renseignements de notre monde contemporain. Cette partie demandera peut-être plus de talents d’adaptation aux meneurs. Après, pour le reste, c’est une ambiance d’infiltration et de découverte des tréfonds de l’horreur au sein d’une institution scientifique. Cet élément final est par contre plus classique du canon poulpique et il m’a d’ailleurs fait furieusement penser au scénario Songes funestes du supplément Cthulhu 90.

  • Mohole (41 pages)

Ce scénario projette les investigateurs sur une plateforme de forage isolée en mer du Nord, autant dire que nous sommes dans une unité de lieu absolue et que l’impact du monde extérieur sera réduit à néant. C’est donc un huis clos malaisant, avec une montée en tension de la menace qui finira sur une quête de survie. Bref, un grand classique des récits d’horreurs majeurs et une recette qui marche souvent assez bien.

Ce scénario va impliquer pour le meneur une très bonne connaissance des plans de la plateforme, et bien sûr une maîtrise de tout le casting de PNJ présent. A partir de là c’est un cas typique de scénario par phase, qu’il faudra savoir adapter selon les actes souvent étonnants des joueurs.

Une aventure potentiellement assez longue par contre, qui devrait je pense tenir en haleine vos joueurs au moins durant 2 séances.

  • La voix au téléphone (36 pages)

Cette aventure est pour moi celle qui apporte le plus de nouveauté par rapport aux habitudes confortables des scénarios de L’Appel de Cthulhu. Les investigateurs sont membres d’un gang dans la ville de Dallas, et ils doivent faire face à une guerre des gang face à des rivaux que rien ne semble pouvoir arrêter… Ces derniers semblent toujours savoir à l’avance ce qu’il va se passer.

Ce scénario est un véritable bac à sable, guidé par des événements majeurs et surtout ces fameux appels énigmatiques qui donnent son titre à cette histoire. Que ce soit par sa structure et ses thèmes, cette aventure se démarque pas mal des autres scénarios de ce recueil.

C’est par contre, je pense, le scénario le plus complexe à mener de tous ceux présentés ici. Il faudra gérer la totale liberté des joueurs dans un environnement urbain moderne, une intrigue assez difficile à mettre entre leurs mains avec ce syndrome de l’ennemi qui vous nargue et vous renseigne à la fois (attention au syndrome du meneur/sauveteur qui donne toutes les étapes du récit aux joueurs via le PNJ).

La fin du scénario nous ramènera vers des éléments plus classiques du Mythe, pour un final assez digne de ce qu’on attend des récits de ce jeu de rôle. Par contre attention, la durée de cette aventure autour de la table sera difficile à maîtriser, et je doute que cela puisse tenir sur une seule séance.

Conclusion : Un bel outil pour animer des soirées horrifiques

Comme indiqué dans l’introduction de cet article, j’ai lu Les Abominations de Petersen avec le regard sûrement un peu daté d’un très ancien meneur de L’Appel de Cthulhu revenant sur des rivages qu’il a tant aimé.

Mais, au delà de la nostalgie positive que j’ai pu ressentir face à des scénarios revenant parfois à des récits fondateurs de ce jeu de rôle, ce qu’il est important de noter ici c’est que ce recueil nous propose des aventures souvent très faciles à prendre en main et qui transpirent le Mythe et ses spécificités à chaque page.

Je mettrais juste quelques nuances à cet aspect “clé en main” que ce recueil de scénarios de convention semble promettre de façon absolue. D’abord, certaines de ces histoires prendront clairement plus d’une séance de jeu pour être menées à terme. Ensuite, certains de ces scénarios sont plus ambitieux et complexes à prendre en main que d’autres. Enfin, de façon assez étonnante, les investigateurs fournis pour chaque scénario ne sont pas “complets”, il faudra en effet les terminer en finissant de répartir des scores entre des compétences au choix. Un choix de design que je peux comprendre mais qui comporte un risque évident de faire dévier les personnages de leur cohérence initiale (“oui, je mets 60% en Armes de poing à mon physicien nucléaire, il fait du tir sportif !”).

Pour le reste, nous sommes face à une proposition très typique de ce qu’on attend de L’Appel de Cthulhu, avec cet effort particulier sur les indices à donner aux joueurs et sur des structures de scénarios progressives privilégiant souvent la montée en puissance progressive de l’horreur.

En résumé, si Les Abominations de Petersen présente de prime abord des aventures qui semblent nous ramener aux origines ludiques d’un Mythe implacable, force est de constater que sa modernité dépasse le simple choix de notre époque contemporaine comme cadre. Ce recueil contient quelques éléments de jeu très modernes, venant lorgner vers une horreur et des structures de scénarios moins convenus.

2 pensées sur “Retour aux sources ludiques du Mythe, dans les pas de son créateur ? [chronique Les Abominations de Petersen – AdC]

  • 29 septembre 2023 à 20:08
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    Ça donne envie de jouer. Tout de suite !

    • 29 septembre 2023 à 22:49
      Permalink

      Et bien tant mieux !! Et j’avoue que ça m’a donné envie aussi à la lecture 🙂

Commentaires fermés.