Interview d’un [Game] Chef

Homme de bon goût derrière la version française de The Sprawl, vainqueur du Game Chef 2017, ancien Di6dent mais qui est donc ce Khelren dont on commence à parler un peu partout dans le microcosme ? Nous sommes allés toquer à la porte de ce rôliste en chef pour en apprendre plus sur lui et sur ses projets à venir.

 

1- Bonjour Khelren. Tout d’abord, félicitation pour ta victoire au Game Chef 2017. Maintenant que tu as gagné le concours, doit-on t’appeler Monsieur Khelren ?

Ça sonne bien. Mais hé, vu qu’on est entre nous, on peut se passer des formules de politesse, non ?

2- Plus sérieusement, tu as déjà participé à de nombreux concours en terminant souvent parmi les finalistes, mais sans jamais obtenir la première place. Alors, heureux de cette victoire ?

Les équipes d’investigation du Fix font moins bien leur boulot qu’avant, dis donc. Histoire de mettre vos dossiers à jour, j’ai remporté la seconde édition du concours « Vieux Pots Nouvelles Soupes » avec une modernisation d’Ambre intitulée Neuf Princes, puis le 24-hour RPG Geek avec The Journey, un jeu intimiste pour deux joueurs, et enfin le One Page Dungeon Contest en 2016 avec Orient Express, un scénario/donjon en une page très librement inspiré par la campagne Terreur sur l’Orient Express.

Je dois avouer que remporter la Game chef cette année est un peu étrange : il y a eu des problèmes d’organisation qui font que le délibéré a longuement traîné (la phase nationale était finie en août 2017). J’ai dû personnellement relancer les organisateurs au sujet de la seconde phase (l’internationale). Je ne veux pas jouer le blasé ou le pisse-vinaigre mais disons que ça a un peu entaché ma joie de découvrir le résultat. En fait, j’avais fini par faire mentalement une croix dessus.

3- Qu’est-ce qui te plaît dans ce genre de concours ? La contrainte du thème, l’opportunité de tester des nouvelles mécaniques, tout autre chose ?

Toutes ces raisons, oui. La contrainte est mère de créativité. Et ces concours permettent d’expérimenter pas mal. Le but n’est pas forcément, pour moi, de faire un jeu que je reprendrais après le concours et que je peaufinerais, mais bien de sortir de ma zone de confort et de m’essayer à de nouvelles choses. La créativité et l’innovation auxquelles on peut assister lors de ces concours sont toujours impressionnantes et fortement inspirantes.

4- Et sinon, tu sais pas que le jeu de rôle se joue avec des dés ? Pourquoi y a que des cartes dans ton jeu ?

La part d’aléatoire est en effet gérée par des cartes dans Dans les brumes. C’est amusant, on m’a récemment fait la remarque que je retire la saveur du rebondissement en optant pour un système diceless dans Godsend (un hack de Legacy 2e édition) au lieu du 2d6+stat en vigueur dans tout PbtA classique. Sur les différentes options qui peuvent remplacer l’aléa du dé, je conseille un petit article sympathique, publié dans le Di6dent#13, intitulé Alors à quoi ça sert la frite, si t’as pas la moule ?

Le jeu de rôle s’enrichit d’autres formes de jeux et s’hybride : on peut aller piocher des mécaniques issues des jeux de plateau notamment, et toujours faire du jeu de rôle. Il n’y a pas de barrière infranchissable entre les différents mondes (platistes, rôlistes,…) alors autant incorporer les aspects intéressants qu’on trouve ailleurs, si ceux-ci peuvent être adaptés au jeu de rôle.

5- On connaissait déjà des JDR compétitif comme Bimbo, mais Dans les brumes va encore plus loin, à savoir jusqu’au conflit. Est-ce que cette approche passe bien auprès des joueurs ? Tu as perdu combien d’amis pendant les phases de test ?

En fait, les réflexions qui ont précédé la création de Dans les brumes sont issues d’une partie de Dream Askew où l’un des joueurs avait naturellement poussé au conflit (ce qui avait amené des choses très intéressantes dans la fiction), puis, lors du debriefing, il avait dit… qu’il n’aimait pas de tout le conflit.

Pas mal de jeux de rôle récents, notamment tout le courant des PbtA, placent au centre de leurs histoires les personnages des joueurs, et en raison de ce paradigme, forcément des oppositions peuvent naître. Mais les conflits se situent entre les personnages, pas entre les joueurs. C’est une évidence, certes, pourtant, consciemment ou non, on veut éviter les conflits, vu qu’on doit en gérer tellement dans nos vies de tous les jours. En conséquence, les tables ont souvent du mal à gérer ça : le PvP est perçu négativement et frustre les joueurs, qui prennent les conflits à cœur.

Paradoxalement, dans beaucoup de jeux de rôle, quand il y a un conflit, c’est très mal géré en ce que le perdant se voit imposer les conditions de sa défaite. En quelque sorte, il y a double défaite : le joueur et le personnage perdent le conflit. Respecter le perdant, par exemple en lui laissant décider de ce qu’il accepte de concéder, est un bon premier pas pour rendre ces conflits moins frustrants et pour les rendre amusants pour tous. Les joueurs devraient continuer à collaborer lors d’un conflit, quand bien même leurs personnages sont en train de s’entre-tuer. C’est plus facile à dire quand le jeu offre des moyens de se protéger et que toute la table a à cœur l’amusement de tout le monde.

Dans les brumes s’intéresse à une petite communauté où les tensions vont aller grandissantes. Chacun essaie de survivre face à une menace surnaturelle mais pour cela, il faut collaborer, il faut se mettre d’accord. Le problème est que tout le monde est à couteaux tirés. L’union fait la force, soit, mais vous, vous savez sans doute mieux que les autres ce qu’il faut faire pour s’en sortir. Aussi, le jeu tourne autour de débats d’opinion et de cliques qui se forment et se séparent.

6- Pour moi, le Game Chef est l’occasion de proposer des mécaniques originales et intéressantes qui peuvent s’insérer dans un jeu de rôle plus classique. Un peu comme un jeu dans le jeu. Tu penses que la mécanique de Dans les brumes peut s’insérer dans d’autres jeux pour simuler certaines situation ? Si oui, lesquels et comment ?

Je ne suis pas fan de vouloir composer des créatures de Frankenstein avec des bouts par-ci et des bouts par-là. Ce n’est pas impossible, il doit être possible d’utiliser Dans les brumes, en l’incorporant dans un autre jeu pour simuler ce jeu politique et ces débats conflictuels, mais ça demanderait, je pense, pas mal de travail pour faire rentrer ces mécaniques dans un jeu qui n’a rien à voir. Je suis peut-être feignant mais pour moi le travail n’en vaut pas la chandelle : je préfère jouer à Dans les brumes tel quel ou carrément à un autre jeu, sans chercher à composer un amalgame. Les mécaniques au sein d’un jeu sont très souvent liées entre elles et viennent renforcer une proposition ludique qui peut ne pas s’intégrer dans le concept d’un autre jeu.

On trouve de telles mécaniques sous différentes formes dans d’autres jeux : la confiance dans Tenga, les Hx dans Apocalypse World, etc. Toutes viennent simuler cet aspect et, là aussi, c’est compliqué de vouloir les extraire et les appliquer à un autre jeu.

Ceci dit, je ne décourage personne à vouloir tenter une telle expérience, simplement ça ne viendra pas de moi !

7- Le Game Chef est un concours qui suscite beaucoup d’intérêt quand il se déroule. Mais beaucoup restent au stade de « spectateur ». Quels conseils donnerais-tu pour inciter les rôlistes à se lancer ?

J’ai eu l’impression que cette année, il y a eu pas mal de participants qui ont franchi le pas, en tout cas pour le versant francophone. Il y a même eu une jolie diversité, bien plus que ce qu’on avait pu voir auparavant, ce qui est une bonne chose là aussi pour la richesse des jeux proposés.

Plus que les spectateurs, je pense qu’il y a pas mal de gens qui participent mais ne rendent pas leur jeu. Or, dans tous les cas, il faut bien voir que ce qui est important, ce n’est pas tellement de remporter un concours honorifique ou même d’écrire un bon jeu, l’important, c’est de se lancer. C’est en forgeant qu’on devient forgeron et il n’y a pas de meilleur moyen pour comprendre comment écrire un jeu que d’en écrire un. (En fait, si, un autre très bon moyen, c’est d’en lire beaucoup, avec un œil critique, comme lorsqu’on est organisateur d’un tel concours.)

Si je devais donner un conseil, c’est de penser avec humilité. Ne pas visualiser un jeu de 300 pages, quadrichrome, qui viendra détrôner Donjons et Dragons. Il vaut mieux partir d’une idée, d’un concept auquel on tient, de quelque chose sur lequel on a buté récemment ou de quelque chose qui nous tient à cœur. Quelque chose de restreint, de bien limité, et construire la base de sa proposition là-dessus. Sinon on peut rapidement s’étouffer et mal gérer le temps qui nous est imparti. La Game Chef est un concours à forte connotation « indie » ou alternative, je ne pense pas que quiconque y attende un gros jeu. Vous avez quinze jours pour écrire une proposition de jeu, pas plusieurs années. Donc, il faut ne pas se comparer aux jeux de rôle édités, qu’on lit et auxquels on joue, et avoir honte de sa proposition.

C’est un atelier d’expérimentation, le but est de s’améliorer : rendre son jeu permet d’avoir des retours, du jury évidemment, mais aussi des autres participants, voire du public. Et ce sont ces retours qui sont le véritable prix de ce type de concours.

8- En dehors de ton jeu, Dans les brumes, quel jeu issu du concours t’a particulièrement marqué cette année ? Que ce soit pour le thème abordé ou la mécanique, la réponse m’intéresse.

Je n’ai pas eu le temps, contrairement aux autres années, de lire la plupart des jeux. Le piratage du site Tartofrez n’a pas aidé : il est devenu difficile de trouver les jeux issus du concours. Du coup, je ne mentionnerai que ceux qui m’ont intrigué par leur pitch.

Il y a tout d’abord La cigarette d’après l’amour de Leïla Teteau-Surel. C’est un jeu de rôle grandeur nature pour deux personnes qui vise à « questionner sur la différence entre intimité physique et intimité émotionnelle et les passerelles qui existent ou non entre les deux (…). Le jeu propose une expérience de nudité, et interroge par là même sur la frontière entre joueuse et personnage ».

Il y a aussi TorTURING de Steve Jakoubovitch. « Un GN interrogatoire où un agent torture son amant(e) pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un robot ».

Il y a enfin Un beau petit pays de Guylène Le Mignot qui propose d’émuler le jeu vidéo Papers, Please si j’ai bien compris. Et ça, à mes yeux, c’est un gros argument de vente ! C’est un jeu freeform où « les joueurs incarnent trois fonctionnaires de l’administration (…) qui doivent sélectionner les candidats à l’immigration qui obtiendront un visa ».

Et si vous êtes plus intéressés par les VIP du concours, à part Guylène, Manuel Bedouet a rendu Al otro lado et Le Grümph a rendu Soulfire.

9- Tu penses participer à l’édition 2018 ou à d’autres concours de création ou tu préfères rester sur une victoire ?

 Si j’ai le temps de participer, si j’ai l’inspiration (et si j’en ai le droit, après avoir été lauréat l’année d’avant, va falloir que je me renseigne), très probablement, oui.

10- L’année dernière, tu as aussi fait parler de toi avec l’édition française de The Sprawl. Où en es-tu sur le jeu ?

Le manuel de base est sorti depuis la rentrée et il est disponible en version numérique et en POD sur Lulu (en couverture souple, rigide, au format pdf ou epub).

Avec le succès de la campagne de financement participatif, de nombreux paliers ont été débloqués et je travaille en ce moment même sur les suppléments, notamment celui qui va contenir plusieurs univers de jeu. J’ai commencé à faire des livraisons partielles aux souscripteurs au fur et à mesure que les auteurs ont rendu leurs textes. On devrait également voir à terme arriver les bouquins en POD sur Lulu.

Je suis très soucieux de la qualité de ce qui est publié, du coup il y a un gros travail éditorial à faire, et tout ça prend pas mal de temps. Mais ça vaut le coup, je pense : les retours sont largement positifs.

Je viens sinon de sortir Réalité augmentée, qui est un supplément pour tout jeu cyberpunk et qui fournit au MJ plus de 50 listes et 250 PNJ pour détailler son monde cyberpunk. Il s’agit d’un bonus débloqué grâce au financement participatif de The Sprawl. Il est lui aussi disponible sur Lulu (en version imprimée ou numérique).

11- Prévois-tu d’autres traductions ? Voire des créations ?

Je voudrais d’abord finir de m’occuper de The Sprawl avant de me lancer sur d’autres projets en tant qu’éditeur. Ceci dit, dans mes projets à venir, je pense proposer en financement participatif une seconde édition de Dominion, un PbtA qui propose de se placer à la tête d’une maison noble et de s’immerger dans des intrigues politiques machiavéliques, avec comme influences principales le cycle de Dune (et Imperium le jdra d’Olivier Legrand) et Game of Thrones.

La mise à disposition du SRD de Blades in the Dark de John Harper m’a aussi pas mal attiré. J’aime beaucoup certains aspects de ce jeu, mais par certains côtés BitD ne correspond pas à ce qui m’intéresse le plus, notamment quand il se transforme en une sorte de jeu de gestion décorrélé de la fiction. Je pense offrir fin avril la traduction du SRD sur mon Tipeee, afin de me faire la main sur le système, avant de proposer à terme en financement participatif un hack soit de wuxia soit de pirates, soit, soyons fous, des deux.

En tant qu’auteur, j’ai plusieurs projets qui viennent de se concrétiser ou qui ne devraient pas tarder. Il y a Godsend, un hack pour la deuxième édition de Legacy, qui devrait bientôt être disponible où on incarne des dieux et leurs avatars qui tentent de précipiter ou de prévenir la fin du monde. Il est en anglais mais, à terme, je proposerai une édition française.

Tschaï World , un hack de Dungeon World qui permet de jouer dans l’univers du cycle de Tschaï de Jack Vance, a été édité à la rentrée dernière par 500 nuances de geek.

Enfin, toujours chez 500 nuances de geek, la quatrième édition de Berlin XVIII (qui sera un PbtA mais qui se verra aussi doté d’une version alternative motorisée par FATE) devrait débarquer en foulancement cet été.

 

https://www.tipeee.com/khelren

2 pensées sur “Interview d’un [Game] Chef

  • 20 avril 2018 à 14:43
    Permalink

    Hello

    heu…
    BitD ? Base industrielle et technologique de défense ?

    Et clack ! référencé à la DGSE !

    • 21 avril 2018 à 23:43
      Permalink

      BitD : Blades in the Dark, le jeu de malfrats de John Harper

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