Dominion : Jeux de pouvoir et Maisons nobles [chronique]

Un jeu de rôle édité par Studio Absinthe
260 pages N&B au format A5, sous une couverture rigide
En PDF ou en impression à la demande sur Lulu 

Espace, frontière de l’infini… euh non, c’est pas ça. Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine… Rah, non plus ! Décidément, il est vrai qu’un commencement est un moment d’une délicatesse extrême – même pour une critique de jeu de rôle.

Celle-ci concerne Dominion : Jeux de pouvoir et Maisons nobles, œuvre de Khelren au sein de son label Studio Absinthe. L’univers dépeint un empire stellaire teinté de féodalisme qui n’est pas sans rappeler le Dune de Franck Herbert – et cela tombe bien, puisque l’adaptation de ce monument de la science-fiction au cinéma et en jeu de rôle fait l’actualité. Mais il ne s’agit pas de la seule inspiration : le Dominion puise également dans des éléments aussi disparates que l’empire romain historique ou les intrigues tortueuses du Trône de Fer, pour un résultat qui possède sa propre identité – laquelle se verra d’ailleurs grandement influencée par les joueurs.

Propulseur hyperdrive

En effet, le jeu est propulsed by the Apocalypse (PbtA), un système de jeu créé par Vince Baker et dont la grande plasticité lui permet de motoriser des univers et genres très divers – citons Apocalypse World, Monster of the Week, Masques une Nouvelle Génération ou même tout récemment l’adaptation d’Avatar le Dernier Maître de l’Air. Et Khelren profite de la grande adaptabilité de ces règles pour apparier au mieux la mécanique à sa proposition ludique.

Revenons un peu sur ce qui fait la spécificité du PbtA. Généralement, l’univers y reste peu défini afin de favoriser son émergence à travers les idées et envies de tous les joueurs de la table. Ceux-ci interprètent des personnages qui endossent un archétype typique du genre traité et agissent dans la fiction à travers de Manœuvres (certaines générales et d’autres réservées à chaque archétype) : des actions ouvertes débouchant sur des réponses à adapter à la situation – brisant ainsi la dichotomie réussite / échec. L’histoire se construit donc peu à peu à partir du postulat de départ et des rôles de chacun, sans besoin d’un scénario scripté. « Jouer pour voir ce qui va se passer » est le crédo du PbtA et même le meneur de jeu peut se voir surpris par la tournure des évènements.

La façon dont Dominion s’empare de ce postulat se révèle plutôt brillante. Présentons déjà la proposition du jeu : au sein de l’empire galactique décrit, les joueurs incarnent les membres d’une Maison qui se voient jetés dans un écheveau d’intrigues impitoyables. Leur but : parvenir à faire prospérer leur domaine en nouant des alliances ou en neutralisant les plans de leurs adversaires. Il s’agit donc d’un jeu à haut niveau : les personnages ne sont pas de simples aventuriers – ils incarnent les dirigeants de leur Maison, qu’ils soient princes, généraux, éminences grises, conseillers spirituels ou intrigants. Leurs actions impactent la vie de milliers, voire de millions de citoyens et pèsent sur le destin du Dominion tout entier. Lourdes responsabilités en perspective, mais ils disposent de nombreux moyens pour les assumer.

Les archétypes que les joueurs peuvent incarner comprennent ainsi un panel qui répond exactement aux besoins du genre « space opera médiéval » : il est possible d’interpréter le seigneur de la Maison, son champion, le connétable, le scientifique en chef, le pontife, etc. En tout, dix Dignités sont ainsi proposées et couvrent bien des possibilités – on reconnaît de plus certaines inspirations, qui permettent de se glisser dans la peau du personnage au plus vite. Chaque Dignité possède ses propres Manœuvres spécifiques, qui typent bien le rôle à tenir dans la Maison et au sein du Dominion. Subtilité supplémentaire : les personnages peuvent être nobles (patriciens) ou issus du peuple (plébéien) et des Manœuvres particulières rendent aussi compte de l’origine choisie.

En sa qualité de méta-personnage, la Maison doit également être créée par l’ensemble des joueurs. À eux de lui choisir un nom, un statut (est-elle en pleine ascension ou aux portes du déclin ?), une devise, des traditions… Il faut également en créer le fief et pour cela choisir des ressources, des alliés et ennemis, des personnalités majeures… Une fois tout cela défini, les joueurs peuvent enfin se lancer dans le bain des intrigues du Dominion – forts des Manœuvres de leur Maison qui permettent de gérer les finances (important quand il s’agit de payer un espion ou de corrompre un dignitaire impérial), de mener une guerre, d’envisager d’infiltrer une Maison rivale, etc.

Dominion permet donc au groupe de disposer de nombreux moyens dès le début de la campagne. Entre les Manœuvres des Dignités, des origines (patricien ou plébéien) et de la Maison, la possibilité d’agir à plusieurs échelles est parfaitement rendue. L’équilibre entre le poids de la Maison et les volontés individuelles s’ajuste de lui-même et peut réserver bien des surprises au cours des parties – une grande force des PbtA encore amplifiée ici par les multiples niveaux d’action. À ce stade, le jeu apparaît déjà comme une franche réussite – pensé et rédigé pour servir au mieux sa proposition ludique.

L’univers comme terrain de jeu

Si la plupart des PbtA se vouent à émuler un genre et laissent peu ou prou la définition de leur univers entre les mains du groupe, Dominion propose quant à lui de nombreux éléments concrets sur lesquels construire sa propre version de cet empire galactique.

En premier lieu, l’introduction présente les dimensions fortes du décor de jeu : l’immensité du Dominion (que l’on ne peut parcourir que grâce à une espèce de baleines hyperspatiales), la forte caractérisation féodale (une noblesse régnant sur le peuple au sein de systèmes stellaires entiers qui font office de fief), l’importance des machinations politiques pour renforcer sa Maison, le posthumanisme prégnant à travers la génétique et enfin la religion basée sur le respect des mânes des ancêtres.

Du corps est donné au Dominion au travers de la description d’une vingtaine de Maisons nobles. Pouvant servir de « prétirées » aux groupes qui souhaitent se lancer sans tarder dans le nid de vipères que constitue le jeu politique, elles permettent tout autant au meneur de jeu de disposer d’alliés et antagonistes à mettre en scène à mesure de l’avancée de la campagne. Chacune de ces Maisons est détaillée (origines, ressources, objectifs, place dans l’échiquier des intrigues…) et surtout suffisamment typée pour donner une idée des ambiances qu’il est possible d’aborder (entre la Maison constituée de courtisans ayant les faveurs de la famille impériale, celle qui tire sa puissance de son complexe industriel, une autre dont les activités se réduisent au mercenariat et à la piraterie… Il y a de quoi faire).

Il en est de même pour le niveau technologique du Dominion : outre les détails distillés au fil du texte, un chapitre de matériel (à la gestion mécanique élégante) permet d’appréhender ce que permet la science. Si les duels à la rapière restent populaires au sein de la noblesse, les fusils-lasers règnent quant à eux sur les champs de bataille. De même, les manipulations de l’ADN permettent de créer des humains adaptés à leur environnement ou à leur tâche – comme des mineurs nyctalopes aux muscles surdéveloppés.

Ainsi, si le groupe garde la possibilité de typer l’univers en fonction de ses idées et des évènements auxquels il faut réagir, le jeu propose tout de même un socle solide permettant de bâtir un ensemble aussi cohérent qu’inspirant.

La voix des mânes

D’autant que meneur de jeu et joueurs ne sont pas lâchés dans le jeu sans filet.

Khelren propose ainsi tout un chapitre de conseils et d’outils destinés à construire des parties dans le ton voulu. Préparation des parties, session zéro, gestion du rythme, évolution du Dominion en fonction des actes des personnages… sont décortiqués et permettent au meneur de jeu notamment d’aborder sereinement sa campagne.

Un autre chapitre fournit quant à lui des éléments encore plus concrets : types de parties possibles, intrigues quasi clés en main sous la forme de tableaux, canevas de scénarios, etc. L’auteur a conscience que l’immensité de son univers (tant en termes de dimensions que de possibilités narratives) peut intimider et il prend à cœur sa fonction d’accompagnateur au sein de celui-ci.

Qu’y a-t-il dans la boîte ?

D’un point de vue éditorial, Dominion n’a guère à rougir. Le livre se présente sous un format compact et aisément transportable, mais qui reste solide grâce à son épaisse couverture. La mise en page – sobre et claire – met en valeur le texte et les illustrations (pour la grande majorité de belle qualité). Quant à la rédaction, elle se veut d’un grand didactisme : ainsi, il n’y a aucun élément technique (Manœuvres, matériel…) qui ne soit illustré par un exemple éclairant.

En résulte un ouvrage des plus agréables à lire et propice à faire voguer l’imagination. Pour peu que les influences revendiquées (Dune, Fondation, Fading Suns, le Trône de Fer, les Rois maudits, l’histoire des grands empires de notre monde…) vous parlent, vous serez saisi par le désir de lancer rapidement une campagne au sein du Dominion. La lecture du jeu est en effet inspirante et l’on sent bien que Khelren met tout en œuvre pour en faciliter la prise en main.

Ulysse revient !

Dominion : Jeux de pouvoir et Maisons nobles regorge encore de nombreuses et excellentes idées qui poussent l’immersion assez loin (citons par exemple le jeu en saga, où l’on interprète différentes générations de dirigeants de la Maison ; ou encore la possibilité pour un joueur d’interpréter un lieutenant quand son personnage est absent de la scène) mais toutes les égrener reviendrait à dresser une liste à la Prévert.

Mieux vaut conclure en vous conseillant de vous procurer ce jeu de rôle, au coût modique en regard de sa très grande qualité. Il transpire la passion et l’amour du travail bien fait. Et après tout, il existe peu d’univers du même genre disponibles sur le marché – une raison supplémentaire de craquer sur cette perle.