Jadis

Nous avons poussé un peu les meubles du Fix pour pouvoir accueillir en interview dans ce numéro non pas un, non pas deux, non pas… enfin, bref : pour accueillir pas moins de cinq auteurs. Rare. Et en plus, tout ça, c’est même pas pour du jdr. Enfin, pas encore pour du jdr. Voici venir à nous les cinq créateurs à l’origine de Jadis, un livre-univers du label Ourobores édité par Mnémos : Charlotte Bousquet, Nicolas Fructus, Raphaël Granier de Cassagnac, Mathieu Gaborit et Régis Antoine Jaulin.

D’habitude, nous ne parlons guère dans le Fix (essentiellement pour des raisons de temps et de place) de ce qui n’est pas 100 % jdr. Nous faisons exception pour le projet Jadis notamment au regard du lourd passif de l’ensemble des auteurs (et de l’illustrateur) : vous êtes en effet tous favorablement connus de nos services. En guise de présentation, pourriez-vous rappeler à nos lecteurs vos liens, passés ou présents, avec le jeu de rôle ?

mg Je suis venu au JdR avec Ecryme, un jeu de rôle d’inspiration steampunk publié en 1994 (d’ailleurs, une nouvelle édition se prépare !). Ensuite, ce sera des incursions dans Casus Belli et surtout des jeux chez Multisim avec des collaborations plus ou moins poussées  (Agone, Dark Earth et Guildes notamment) en, plus récemment, Chroniques des Féals chez Sans Détour.

nf J’ai officié du côté de Rackham dans les années 2000 sur Arklash, le JdR Cadwallon, il y a aussi Wasteland aux Sombres Projets, Les Féals avec Mathieu chez Sans Détour, de petites incursions sur la refonte de Laelith chez Casus en 2000, un poil de tentacule pour Cthulhu, même un peu de Metabaron… enfin bref, que du bonheur !

cb J’ai fait de la traduction pour Hexagonal (Le Monde des Ténèbres) et Asmodée (Les Secrets de la septième mer), participé à l’écriture de COPS et plus récemment de Nécropolice et Islendigar, de Fabien Fernandez, respectivement parus aux XII Singes et chez CDS éditions.

ra Pour ma part, en jeu de rôle papier, j’ai essentiellement écrit pour Dark Earth, sur la première et la seconde édition, en ayant le plaisir au fil des scénarios d’écrire un grand feuilleton axé autour d’une campagne intitulée La Croisade de la ville mouvement. Elle n’a pas dû être très jouée, mais elle a, je crois, durablement marqué ceux qui s’y sont aventurés. Côté jeu vidéo, toujours avec Multisim, j’ai eu le plaisir, il y a quinze ans maintenant, de développer l’univers de « Ryzom », un MMORPG toujours en ligne et en vie.

rg Régis, j’ai joué et adoré La Croisade ! Pour ma part, j’ai participé au JdR Agone, en particulier en écrivant avec Raphaël Bardas sa grosse campagne La Sentence de l’Aube. J’ai aussi eu des contributions mineures à Capharnaum et Retrofutur. Et pour l’anecdote, j’ai rencontré Mathieu et commencé à écrire grâce à Ecryme. Enfin et surtout, je joue tous les jeudi soir.

Vous êtes donc invités dans ce Fix pour nous parler d’un crowdfunding (ici, on dit foulancement…) en cours visant à financer la publication d’un ouvrage de type « beau livre » (collection Ourobores chez Mnémos) consacré à la cité imaginaire de Jadis. Dîtes-nous en plus. Pourquoi notamment nos lecteurs rôlistes seraient-ils susceptibles d’être intéressés par ce projet ?

nf Eh bien déjà parce que l’expérience de ce livre est une plongée onirique. Et en quelque sorte, elle me fait rêver comme une partie de JdR. Jadis reste un livre, mais tant de choses sont pétries de notre manière de jouer au JdR, qu’en fin de compte, le médium importe peu. Ou si, il importe, mais c’est notre préoccupation d’auteurs. Quand on en vient à faire des jets de dés, à passer des coups de fils sibyllins aux auteurs, à livrer des images en main propre, et à ne révéler aux auteur que la partie des informations limitées à la connaissance de son personnage, je pense que l’architecture d’un tel projet doit bien intriguer les rôlistes ! Et ça transpirera à la lecture.

ra Peut-être aussi parce que c’est un univers créé par Frédéric Weil, le co-créateur de Nephilim ? D’aussi loin que je me souvienne, Frédéric m’a toujours parlé de Jadis. Dès 1994 ou 1995, on en discutait ensemble de longues heures – c’est je crois son second « grand œuvre ». On retrouve dans cette Renaissance réinventée sa passion pour l’Histoire et les arts, ici couplée avec les récits picaresques et les romans de cape et d’épée, au sein d’une mythologie particulièrement élégante. Elle est axée autour de Dame Fortune, qui tisse sur son rouet solaire la tapisserie du monde et les destins de ses habitants. Cette mythologie, c’est évidemment une métaphore de ce qu’est le jeu de rôle : les habitants, grâce à différentes fantasia souvent liées aux arts, peuvent agir sur la Tapisserie et la modifier, alors que la façon dont Dame Fortune tisse les destins renvoie à la création de personnages et imbrique dans l’univers des logiques de réincarnation extrêmement fertile du point de vue des histoires. On peut se souvenir, dans Jadis, de ses destins passés et d’autant de compétences… Bref, Jadis a dès l’origine été pensé pour le jeu, tout en donnant à voir des images qui appellent le roman, la bande dessinée, le dessin animé, le cinéma ou le jeu vidéo.

mg Oui, et le processus de création qui a accouché de Jadis est une démarche viscéralement rôlistique. Brosser un univers et ses enjeux avant tout. Si l’univers posé a une cohérence et une richesse suffisante, tout est possible en terme d’expression. Le JdR, à mon sens, reste le plus beau et le plus exigeant parce qu’il pose le principe d’une appropriation par les joueurs.

Pour écrire ce livre, chaque auteur impliqué a endossé le rôle d’un personnage qu’il a choisi parmi 32. Et ce choix s’est fait à l’initiative d’un commanditaire curieusement appelé Maestro. Hmm, hmm. On y voit clair dans votre jeu ! En fait, Jadis, c’est la mise en forme littéraire d’une de vos parties de jdr, c’est bien ça ?

rg Non, non, non, nous n’avons jamais joué ensemble à ce que je sache, ni tous ensemble, ni même deux par deux ! Mais notre expérience rôlistique nous a évidemment inspiré pour construire le jeu littéraire qu’est la création de Jadis. Le jeu de rôle, il est vraiment dans l’élaboration du bouquin elle-même. Quant à Maestro, je crois que c’est moi qui ai choisi son nom. Je pensais aux maîtres de la Renaissance, mais tu as raison, j’ai du inconsciemment intégré le fait que c’était lui qui menait le jeu…

nf (qui est Maestro) En fait, dans les livres que nous avons précédemment écrits à plusieurs mains,  il manquait juste cette immersion supplémentaire où le jeu est une partie intégrante de l’écriture (graphique ou littéraire), et non pas l’inverse !

cb … et nous avons finalement joué, mais après avoir choisi nos personnages – nos « plumes » comme les appelle Raphaël – et commencé à écrire leur histoire. Mathieu et moi nous nous sommes croisés « dans le livre », parce que que nos récits se rejoignaient à ce moment-là, et cela a donné lieu à un échange « roleplay » entre nos personnages… et pas le contraire !

Soit. Bon, si on garde tout de même l’idée d’une certaine filiation entre jdr et processus d’écriture de Jadis, peut-on alors considérer que Raphaël a joué en quelque sorte le rôle du MJ ?

nf Ah ben non, Raphaël est plutôt un « premier couteau complotiste » ! Plus sérieusement, on a tous deux mené un protocole de travail qui imposait aux écrivains des temporalités et des spatialisations. Donc oui, de ce point de vue-là, on avait le rôle de MJ. Maintenant, Raphaël est aussi l’un des écrivains, donc il est aussi Joueur. La construction de l’ouvrage, elle, est très JdR. Des écrivains-joueurs ont avancé dans un monde dont ils construisaient le récit sans le savoir, et nous, forts de garder les rênes et les codes de ce monde, nous faisions croire au passage qu’il existait des dossiers de mille pages sur telle ou telle chose, pour que l’histoire gagne en tensions. En gros, ça définit plutôt le JdR, non ? Sans oblitérer le jeu littéraire.

rg Oui, si maître il y avait, c’est une espèce de tandem entre Nicolas et moi. Mais on a surtout subi les histoires imposées par nos joueurs.

Dans la présentation du projet sur la plate-forme de foulancement Ulule, il est évoqué le fait que l’univers de Jadis pourrait être développé à travers d’autres médias. Le dessin animé et le jeu vidéo sont cités. (…) Bon, allez, nos lecteurs n’en peuvent plus : venons-en au fait ! Un jeu de rôle dans l’univers de Jadis est-il une option envisageable ?

ra Pour la petite histoire, on avait travaillé à faire de Jadis un dessin animé d’action-aventure au tout début des années 2000. On avait créé de beaux personnages (le Don Desiderio que j’incarne dans le livre vient en partie de là) et inventé des dizaines d’histoires. Malheureusement, le producteur avec qui nous nous étions associé a tant multiplié les erreurs, autant dans le développement graphique que littéraire, qu’on a fini par laisser tomber. Sans regret, d’ailleurs : le résultat aurait certainement été décevant… Mais l’aventure a quand même été belle. Elle m’a pour ma part permis de rencontrer des belles personnes avec qui je travaille encore aujourd’hui, dans la production de dessins animés. C’est aussi une façon de dire l’attachement personnel que je porte à Jadis, et ma joie de voir aujourd’hui cet univers prendre enfin vie.

rg C’est hyper envisageable, plus rapidement qu’un dessin animé ou un jeu vidéo en tous cas. Il y a déjà des gens intéressés, plein de pans de l’univers qui ne seront pas ou peu évoqués dans le livre !

cb C’est plus qu’hyper envisageable, même ! Jadis est un univers tellement riche, tellement complexe, qu’il donne envie de s’y plonger, d’y vivre et faire vivre des histoires ! Je ne sais pas pour vous, mais je vois bien un livre de base, des suppléments décrivant chaque Hanse, et assez de matos pour y mener un nombre infini de campagnes !

Bien, bien, bien… et est-ce une idée « comme ça » pour le très long terme ou bien peut-on espérer quelque chose de concret dès le foulancement en cours en cas de gros succès (pour information, le livre est déjà financé à plus de 250 % au moment où on a lieu cet entretien…) ?

rg Comme Dame Fortune a un rôle prédominant dans l’univers de Jadis, nous étudions la possibilité d’utiliser son tarot comme système aléatoire et ludique. Tarot dont les arcanes majeures sont déjà en cours d’illustration et qu’on pourrait proposer comme futur palier de réussite, si le financement participatif explose. Tiens, le temps d’écrire ces réponses, et on est déjà à 300 %.

cb J’adore l’idée, Raphaël. Un tel système de jeu rendrait bien compte des trames de l’univers, du rôle du destin et de la volonté de certains habitants de Senanq de s’en affranchir…

OK. Une petite inquiétude de rôliste tout de même. Compte tenu du rôle joué par Dame Fortune qui tisse sur son rouet solaire les fils des destinées de chaque individu arpentant Jadis, une partie de jeu de rôle sera-t-elle alors vraiment intéressante à vivre ?

rg Bien entendu, mais je laisse la parole à la grande spécialiste de Dame Fortune, la Sélène Charlotte.

cb C’est un peu comme se demander si une chronique Vampire, sachant qu’il y a derrière des Mathusalems qui ricanent et tirent les ficelles, c’est intéressant ! À Vampire, en plus des jeux politiques et des amours impossibles, l’enjeu, c’est quand même la liberté, non ? L’indépendance ? Eh bien, là, c’est pareil, sauf que ce n’est pas Ménèle et Montano qui tirent les ficelles, c’est Dame Fortune. Dame Fortune tisse la destinée des habitants de la Ville infinie, mais de même que l’interprétation d’un tirage de tarot est soumise à la subjectivité du cartomancien, à Senanq les gens ont finalement toujours le choix… Y compris celui de tout mettre en œuvre pour s’affranchir de l’influence de la Tisseuse : ceux-là, on les appelle les Picarès, et ils sont libres de leur destin.

mg La conclusion du bouquin va redistribuer les cartes (sans jeu de mot, ou presque :p) et très clairement faire valoir tout l’intérêt qu’il pourrait y avoir à jouer dans cet univers. Difficile d’entrer dans les détails sans spoiler mais en fait, ce livre pose très clairement la naissance d’un univers jouable. Du point de vue du joueur, le pourquoi et le comment.

rg T’as raison, c’est une super idée Mathieu, on change la fin pour les rôlistes !

Autre (légère) angoisse. J’ai fait l’acquisition du binôme Abyme, le Guide de La Cité des Ombres et son supplément jdr paru chez les XII Singes. Il s’agissait déjà d’une ville imaginaire mystérieuse, déjà d’un beau livre de la collection Ourobores de Mnémos, déjà d’une mise en jeu de rôle a posteriori, avec déjà les plumes de Mathieu et Raphaël… risque de redites ? 

mg Aucune redite pour une raison essentielle : nous n’avons pas créé cet univers, nous ne l’avons pas mûri pendant des années. Lorsque nous avons été invité à travailler dessus, nous avons eu entre les mains une bible bien dodue qui posait déjà les grandes lignes de force de l’univers, les méta-rouages de Jadis. Frédéric Weil a créé un cadre cohérent avec un imaginaire singulier et surtout assumé : pas moyen de louvoyer. D’où la nécessité de le respecter pour se permettre de créer dans la foulée. La richesse de Jadis est inépuisable parce qu’elle a ses évidences. Et ces évidences (la Renaissance, la Ville Infinie, Dame-Fortune, etc.) sont particulièrement fertiles. Un méta-rouage définit un cadre et force ton imaginaire. Il y a une violence extrêmement jouissive dans ce processus. Alors, on ne peut se renier, soyez honnêtes. Quand j’écris dans Jadis, je viens avec mes valises. Seulement, en l’occurrence, je n’ai pas choisi comment j’allais voyager ni où j’allais. C’est Jadis qui l’a fait pour moi.

rg Oui, et je rajoute que Mathieu n’a pas écrit dans l’Ourobores Abyme, mais y a joué le rôle d’inspirateur d’Univers assumé dans Jadis par Frédéric Weil. Les deux univers ont quelques points communs mais restent fondamentalement différents, et les processus d’écriture n’ont rien à voir. Et puis tu parles de jeu de rôle a posteriori, mais dans le cas d’Abyme, le jeu de rôle pré-existait (Agone aux éditions Multisim, et en particulier la boîte Abyme). Non, je ne me fais aucun souci, la ressemblance entre les bouquins ne va pas au delà de « ce sont de très beaux livres avec beaucoup de textes et d’illustrations » 😉

Revenons sur un sujet que (hélas…) nous maîtrisons sur le bout des doigts nous autre rôlistes : le crowdfunding. Selon vous, n’est-ce que du positif de voir un solide éditeur hors-jdr se mettre à ce genre de financement ?

rg Je croyais que tu disais foulancement 😉 Le label Ourobores est passionnant à faire vivre mais chaque ouvrage, du fait de sa complexité et de sa nouveauté, représente une prise de risque qui dépasse de loin les standards de rentabilité d’un roman francophone de genre, la spécialité de notre éditeur. Un des gros avantages du crowdfunding, c’est de rencontrer une partie de ton public pendant que tu fais ton bouquin. Ça m’inquiète plus quand le crowdfunding est utilisé pour des projets évidemment mainstream et immédiatement rentables… Personnellement, je trouve notre foulancement plus légitime et positif que celui de la nouvelle édition de l’Appel de Cthulhu, par exemple.

nf Oui, Raphaël a tout dit. Je rajouterai juste (donc il n’a pas tout dit) que réussir une belle levée de fond, si l’univers porté par un médium le vaut, peut permettre le développement de ce même univers sur d’autres supports. Si tu vends dix exemplaires de ton splendide livre, c’est dur de vendre l’idée d’en faire une adaptation JdR, par exemple, alors que quand tu as un beau crowdfunding, tu peux commencer à te poser sérieusement la question !

ra Il faut aussi dire que l’idée de recourir à une souscription s’est faite jour alors que l’écriture était déjà très engagée. Le but du financement participatif, dans ce cas, ce n’était pas tant de sortir le livre, il aurait été publié de toute façon, mais de pouvoir prendre le risque de le publier dans une version « luxueuse », sur un beau papier, avec un signet, une couverture à rabat, etc. En fait, le crowdfunding permet à l’éditeur d’assumer ce risque sans augmenter le prix de l’ouvrage. Et bref, sans cette souscription, soit le livre n’aurait pas été aussi beau, soit il aurait été mis en vente à un prix prohibitif… L’autre avantage, que nous découvrons jour après jour, c’est la publicité et l’engouement que cela provoque, notamment autour d’une possible ou probable déclinaison en jeu de rôle…

cb … ainsi, peut-être, qu’en romans ^^ ! Il ne faut pas oublier, également, que si le crowfunding porte ses fruits comme nous l’espérons tous, tous les auteurs de Jadis toucheront un intéressement sur le bébé – ce qui n’est pas non plus négligeable.

Concluons en revenant vers le jdr. Avez-vous actuellement d’autres projets en rapport avec le jdr ?

nf Oui, un vieux serpent de mer, qui est l’adaptation en BD d’un univers que je joue avec un groupe d’amis depuis pas mal d’années !

rg Malheureusement non, essentiellement par manque de temps. Si j’ai du temps pour écrire, je le consacre à la collection Ourobores (je viens de boucler l’édition de la France Steampunk) et à mes romans (il faut que j’écrive la suite et fin de mes deux Eternity).

mg Non, par pour le moment. Je suis le travail sur Ecryme II avec admiration et si Jadis doit devenir JdR, j’adorerais y participer.

ra Rien… À moins que Jadis nous entraîne dans une telle aventure !

cb Oui pour moi, avec Fabien Fernandez, nous travaillons à des suppléments pour Islendigar et je suis aussi impliquée, bien entendu, dans un prochain (enfin, pas si proche niveau sortie…) opus de Nécropolice.

Note : attention, il ne reste plus que quelques de jours pour participer au crowdfunding de ce projet. Si nos amis auteurs ont su vous convaincre, ne perdez pas de temps !