Vas-y Vaesen ! [chronique livre de base Vaesen]

J’emprunte en guise de titre cette puissante contribution de Thierry Ardisson à l’imaginaire des jeunes gens de ma génération pour tout ce qui touche de près ou de loin à la Suède. Fort heureusement, pour les rôlistes actuels, la Suède, c’est désormais plutôt l’autre pays du JdR, celui qui, dans le sillage de Fria Ligan, a su imposer de nouveaux standards éditoriaux très élevés (notamment dans la direction artistique mais pas que) et qui s’est frotté avec ambition à un nombre considérable de licences prestigieuses que l’on aurait cru inaccessibles aux acteurs de notre loisir (Blade Runner, Alien, The Walking Dead, etc.).

Mais Free League sait aussi se faire plus discret et miser sur de la création locale, les deux pieds solidement ancrés dans son contexte régional. C’est exactement le propos de Vaesen, un jeu scandinave sur le légendaire scandinave. Bon, pour le reste, cela ne nous change pas beaucoup de la tradition FL : c’est très très beau, c’est carré de chez carré et c’est motorisé par le Year Zero Engine. Svensk kvalitet, pour rester dans le registre des slogans publicitaires à la con.

Alors, les plus fidèles des lecteurs du Fix s’en souviendront peut-être : votre site d’infos préféré (bah quoi ?) vous a déjà proposé une chronique de Vaesen mais c’était, une fois n’est pas coutume, pour de la VO et c’était signé Romuald. Maintenant que la VF éditée par Arkhane Asylum est là, on ne va pas se priver de vous donner un second avis.

L’idée de base de Vaesen pourrait être résumée par « Maléfices chez les Suédois ». En très gros. Cela se passe dans un XIXème siècle fantasmé (non-précisé mais plutôt la fin du siècle vu le niveau technologique évoqué), les PJ appartiennent à une société qui se donne pour mission d’examiner les faits occultes qui échappent à l’entendement du reste de la population et, le cas échéant, pour conjurer les êtres surnaturels (les fameux Vaesen) qui seraient trop pénibles aux humains. C’est à la fois la même chose (si on admet le léger décalage temporel et géographique) mais aussi beaucoup plus procédural, les aventures de Vaesen étant définies de façon très carrées, bien loin du flou artistique très narratif des aventures de Maléfices. On va le voir mais dans Vaesen les PJ ont également des motivations beaucoup plus claires et, enfin, la société qui les réunit a une importance beaucoup plus cruciale que la coquille vide (en attendant, un jour, la publication d’un supplément dédié ?) du Club Pythagore cher à Maléfices. Bref, c’est un peu le Maléfices de chez Ikéa : ça porte un nom chelou, il faut suivre un chemin prédéfini mais c’est aussi très efficace et ça fait bien le job avec un investissement minime.

L’autre grande caractéristique qui fait la différence en faveur du jeu suédois est que, comme pour Tales from the Loop, les illustrations préexistent au jeu. Il s’agit en fait de l’adaptation en JdR d’un ouvrage sur le folklore scandinave. L’illustrateur en question, Johan Egerkrans, livre donc la totalité des illustrations (somptueuses), ce qui donne une direction artistique très forte au jeu et à sa gamme. On peut y ajouter une mise en page d’une rare sobriété et élégance dans le domaine de notre loisir : un des livres les plus agréables à lire, visuellement parlant, de ces dernières années, assurément.

Après les présentations d’usage, le premier gros morceau est la création de personnages. Les habitués des productions Free League seront en terrain connu. Elle se base donc sur l’usage de sortes der playbooks en version minimaliste : on choisit son archétype, on fait quelques choix, on note quelques stats… et hop. Les choix à faire ici reposent sur l’identité profonde des personnages de Vaesen. On découvre qu’ils ont tous eu une interaction traumatisante avec les Vaesen, c’est ce qui leur a donné leur don de vision des êtres surnaturels : il faut choisir ce traumatisme. Dans le même temps, il faut également décider de la motivation qui fait que le personnage a choisi de continuer à se confronter aux Vaesen et à rejoindre la Société aux côtés des autres PJ. A chaque fois, le choix dépend de l’archétype et se fait entre trois propositions. Même chose également pour le sinistre secret qui contribue à donner une ambiance gentiment sombre (à défaut d’être réellement désespérée ou même horrifique) à la proposition de jeu.

La surprise de cette phase de jeu repose plutôt sur l’existence d’un système – certes optionnel – de pathlife, un peu à la Cyberpunk. A l’aide de quelques jets sur les tables appropriées, on peut donc construire le parcours de son personnage depuis sa jeunesse jusqu’au choix d’une profession et, éventuellement, son vieillissement. Les tables ne sont ni très nombreuses ni très fournies mais cela a le mérite d’exister et d’être à peu près compatible avec les fiches d’archétypes (sauf pour les stats dont l’attribution diffère).

De la même façon, les habitués du Year Zero Engine ne seront pas déstabilisé par les règles de base. Le principe est toujours de jeter une poignée de D6 en fonction des attributs et des compétences appropriées en espérant obtenir au moins un 6 synonyme de succès. Si ce n’est pas le cas, il reste possible de forcer son jet en relançant le tout. Dans cette version des règles, la contrepartie est automatiquement de souffrir d’un état négatif, soit physique, soit mental selon les circonstances. On le voit : les personnages peuvent vite être cassés dans tous les sens (on peut cumuler trois états de chaque type avant d’être hors-jeu, mort ou fou à lier) et ne devront pas espérer jouer les héros face à une adversité qu’il faudra souvent combattre par d’autres moyens. Heureusement, les PJ disposent tout de même de talents (en plus des compétences, donc) qui sont autant d’exceptions aux règles qui leur permettent de briller en fonction de leur archétype (Rat de bibliothèque, tireur d’élite, œil de lynx, etc.).

Comme toujours dans les jeux sous YZE, le MJ n’est pas laissé sans cadre et chaque compétence est accompagnée d’une description minutieuse qui donne toutes les clefs pour savoir comment attribuer des succès supplémentaires à ceux qui auraient plus d’un 6, y compris en situation de combat (+1 aux dégâts, repousser l’ennemi, etc.).

La section suivante est consacrée à la Société. Elle mélange des informations de type background mais en quantité très raisonnable (histoire et valeurs de l’organisation) et une partie règles que l’on retrouve aussi assez souvent dans les jeux FL (comme pour l’Arche dans MYZ) permettant aux PJ de gérer eux-mêmes leur quartier général. La petite originalité ici est que, non seulement ils peuvent customiser leur QG en lui adjoignant des installations ou du personnel qui apporte toutes sortes de bonus et d’avantages, mais ils peuvent aussi explorer à leurs risques et périls les passages secrets, pièces cachées et sombres souterrains de ce vieux manoir gothique afin d’y découvrir de nouvelles possibilités ou de réveiller de sombres menaces. Un jeu dans le jeu qui entre bien dans le découpage des aventures voulu pour Vaesen et qui devrait créer du jeu tout seul, comme ça, entre deux scénarios.

Le chapitre suivant est consacré à l’environnement du jeu, la Scandinavie fantasmée du XIXe siècle. C’est très beau, avec notamment deux chouettes cartes, l’une de la Scandinavie et l’autre en guise de plan de Uppsala, ville universitaire suédoise où se trouve le QG des PJ. Il reste donc à peine une dizaine de pages pour le texte et, on ne va pas se mentir, ça risque de faire court pour nous autres, Français plus ou moins béotiens en la matière. C’est à la fois très intrigant car on adore découvrir des environnements qu’on connaît mal voire pas du tout et, en même temps, cela risque quand même d’être le principal frein à la pratique du jeu sous nos latitudes : comment rendre compte d’une ambiance qu’on ne connaît pas directement par nous-même et qui ne peut décemment pas être distillée en 10 pages, aussi bien faites soient-elles ? Les éditeurs, VO et VF, sont bien conscients du problème et ont donc prévu des déplacements du setting, soit vers les îles britanniques (seulement en VO pour le moment) ou vers… l’Alsace. Mais ça, on y reviendra dans le cadre de la chronique de la suite de la gamme.

Le chapitre suivant est le climax du livre de base, chose plutôt inhabituelle pour un livre de JdR puisqu’il s’agit du « bestiaire ». Entre guillemets puisqu’il s’agit de la description, d’abord générale puis type par type des fameux Vaesen qui sont, forcément, au cœur du jeu : chaque scénario doit permettre la rencontre avec un de ces Vaesen et la résolution du ou des problèmes qu’il pose aux humains. Le chapitre concerne aussi la magie, dont les Vaesen sont la source, et les objets enchantés. Le chapitre expose exactement 21 profils de créatures. Cela peut sembler peu mais chacune d’entre elles est représentée par une double-page magnifiquement illustrée (rappelons que c’est là l’origine du projet) qui vient avec ses pouvoirs magiques, ses secrets, des idées d’aventure, etc. Les créatures sont parfois très classiques (loup-garou, sirène, etc.), très connues (les gnomes, les trolls…) et parfois délicieusement exotiques comme le Cheval des ruisseaux, l’Épouse du Frêne ou la Mara (pas vraiment des bois ^^). Ces dernières font une grande partie du charme du jeu et les rencontrer, pour le meilleur et pour le pire, une des motivations pour jouer à Vaesen dans son environnement d’origine.

L’avant-dernier chapitre est très important lui aussi puisqu’il est consacré au découpage narratif d’un scénario de Vaesen, appelé Mystère pour l’occasion. Comme déjà dit plus haut, c’est très procédurier. Ainsi, toute aventure jouée a pour but la rencontre avec un Vaesen. La Société des PJ est donc prévenue des manifestations de celui-ci, des problèmes qu’il crée et l’aide des PJ est sollicitée d’une façon ou d’une autre. Comme Sherlock Holmes, ceux-ci sont donc tranquillement installés dans leur QG quand l’aventure vient à eux sous cette forme. Commence alors un premier tout de jeu composé de scènes durant lesquelles les PJ doivent se préparer au voyage qui les attend vers la ville ou la contrée éloignée dans laquelle le Vaesen sévit. C’est l’occasion pour eux de glaner des bonus utilisables ultérieurement selon qu’ils s’équipent, se renseignent à la bibliothèque, rencontrent un témoin importent, etc.

La seconde étape est donc le voyage vers l’inconnu. L0 aussi, les PJ peuvent jouer des scènes leur permettant d’obtenir encore quelques avantages avant qu’il ne soit trop tard. Cela passe cette fois plutôt du côté de la discussion, entre eux ou avec de mystérieux passagers ou même du côté de l’introspection. Rappelons que les PJ ont tous une faille et de sombres secrets qui les font avoir souvent une relation ambivalente au monde des Vaesen.

Arrivés sur place, les PJ découvrent les problèmes qui sont formalisés sous la forme d’un compte à rebours. Chaque étape de celui-ci distille des indices que les PJ vont devoir collecter dans des lieux ou en rencontrant des personnages. Tôt ou tard, il faudra se confronter au Vaesen en espérant avoir accumulé toutes les bonnes infos et tous les avantages possibles car celui-ci, d’essence magique, possède des pouvoirs considérables et ne peut jamais être éliminé par un tir de fusil de chasse ou une explosion de caisse de dynamite (honneur aux spécialités locales ! ^^).

Le retour au QG s’accompagne d’un bilan dans lequel chaque PJ peut conserver des avantages ou des séquelles. Enfin, le QG peut éventuellement être amélioré ou faire l’objet de menaces (ou les deux) comme on l’a vu ci-dessus.

Cette procédure peut sembler rigide mais elle a le mérite d’être une vraie proposition de jeu et d’offrir un cadre clair à Vaesen. Son chapitre est d’ailleurs accompagné de nombreux conseils de mis en œuvre et de multiples tables et listes permettant d’écrire assez rapidement son propre Mystère sur ces bases. Bien sûr, le problème de l’aspect répétitif se pose. Seul le reste de la gamme (y compris la campagne au long cours qui vient de sortir en VO) pourra répondre ou non à cette légitime interrogation sur la durée de vie du jeu.

Pour l’instant, on passe aux travaux pratiques avec un scénario clef-en-main qui parachève ce livre de base bien fourni. Ce La danse des songes est sans surprise puisqu’il suit très scrupuleusement la procédure précédemment décrite. Son ambiance est bien restituée et confirme la proximité du jeu avec les thèmes chers à notre Maléfices national : revenants, sombres histoires de famille, théâtre de marionnettes (plutôt que maison de poupées ou mannequins de cire ^^), journal intime torturé, etc. Une belle démonstration, d’autant que le scénario est richement présenté avec plan, portraits des PNJ et même indices matériels à distribuer aux joueurs (tiens, tiens…).

En dehors des doutes légitimes que soulèvent la minceur du background régional et historique ainsi que le risque de répétition dans la structure des récits, Vaesen est une franche réussite qui donne immédiatement envie de jouer. Au-delà de la somptuosité du livre et de ses illustrations, on retrouve une belle maîtrise de son sujet, marque de fabrique de Free League : loin d’être une vague compilation entre de l’ambiance, des règles à la va-comme-je-te-pousse et des histoires à raconter, Vaesen apparaît comme un tout très structuré où chaque élément occupe la place qu’il doit occuper, ni plus, ni moins. Je crois qu’en fait on appelle ça le game design.

6 pensées sur “Vas-y Vaesen ! [chronique livre de base Vaesen]

  • 1 mars 2024 à 15:43
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    C’est marrant de considérer qu’il y a un manque de background alors que c’est totalement revendiqué par le jeu et que foule d’autres jeux nous proposent de jouer dans ces contextes autrement exotiques (pour ne pas dire totalement fantastiques) avec encore mois que ça, sans que ça pose problème (cf certains PBTA par exp).
    C’est expliqué texto dans le bouquin : le BG, en gros, on s’en moque. On joue dans notre Nord Mythique fantasmé, qu’on se construit nous même avec nos représentations et nos archétypes (plus les bonnes infos fournies par le bouquin et les élément des scénars)… ce n’est pas le cœur ni le propos du jeu.
    Pour la répétition de la structure des mystère, c’est un peu la même. Le bouquin dit clairement que la structure est la pour donner un guide, et que ce n’est pas une loi universelle. La structure est faite pour être chamboulée, remodelée… l’immense avantage est qu’ici on nous donne une structure de base sur laquelle s’appuyer avant de faire à notre sauce. Alors que bien souvent on n’a rien en matière de structure narrative de base.

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  • 11 mars 2024 à 07:39
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    En quoi le fait que ce soit écrit dans le bouquin invalide la critique ?

    L auteur d une campagne Pathfinder a volontairement mis pleins de combats et l auteur de rolemaster a volontairement écrit 500 pages de règles pure.

    Pour autant on est le droit d avoir un avis.

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    • 18 avril 2024 à 03:20
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      Et bien, c’est un peu comme si l’on reprochait à la choucroute, clairement annoncée par le menu, de ne pas être un cassoulet.

      La critique pertinente s’arrête dès lors qu’elle s’éloigne de l’objet qu’elle se proposait d’analyser, pour faire place aux projections personnelles. À cet instant, on ne parle déjà plus du sujet initial, mais de celui que l’on fantasme.

      Je comprends ce qu’écrit Hiver et partage son avis.

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      • 18 avril 2024 à 11:20
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        Et bien c’est un peu comme si l’on reprochait à la chronique, clairement annoncée par le titre, de ne pas être une critique, non ?

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        • 18 avril 2024 à 15:24
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          Rubriques et tags mentionnés : « Actu » « Critiques ».

          Bonne journée et excellentes parties !

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