L’Italie, la nouvelle Suède ?

Il y a environ 3-4 ans, la France qui joue a découvert les jeux suédois. Des systèmes éprouvés, des propositions de jeu qui font la part belle aux spécificités locales (Tales from the Loop, Trudvang, Vaesen…) mais qui savent aussi s’approprier les ambiances de la pop culture internationale (Mutant : Year Zero, The Troubleshooters, Alien...) et, surtout, surtout, des directions artistiques ambitieuses et cohérentes qui font mouche au moment où le jeu passe au foulancement et que, par définition, il n’a guère que quelques illustrations et un extrait de maquette pour se faire vendre à ce moment là.

Mais le monde va vite. En trois ans, quasiment tous les jeux suédois ont été traduits ou sont en passe de l’être dans la langue de Guiserix (il n’y a guère que Vaesen qui fait de la résistance, non ?). Fin du filon suédois ?

Qu’à cela ne tienne, un frémissement venu de l’autre côté des Alpes semble indiquer que la nouvelle hype internationale pourrait bien se situer chez nos amis italiens. Si l’Italie a pris tôt le virage du JdR (on se souvient d’une antique critique du jeu I cavalieri del Tempio dans un Old Casus), elle ne passait pas jusqu’à présent pour particulièrement créative ou innovante dans ce domaine. Or, force est de constater que nous allons voir arriver sur le marché plusieurs jeux traduits de l’italien et que cela pourrait ne pas s’arrêter là.

Les premiers à dégainer sont… tiens donc ! … Arkhane Asylum, qui s’était précédemment distingué en se faisant justement spécialiste de la veine suédoise. L’année dernière, AAP a surpris son monde en participant en tant que partenaire traducteur au financement du jeu Historia dont on vous a parlé à plusieurs reprises en ces pages grâce aux bons soins de Xaramis. Là, une présentation du kit de découverte du jeu : http://lefix.di6dent.fr/archives/9869. Et, là, une interview de l’auteur principal : http://lefix.di6dent.fr/archives/10571. Vous avez la flemme de cliquer ? Pfff, je vous résume. La Renaissance. Mais avec des chatons. Et des dogues. Et des cochons bien sûr.

Depuis ces news, Historia semble avancer vite et bien et devrait être livré en version numérique dès ce mois de décembre et en version physique en janvier ou février 2021… mais seulement en italien et en anglais. La version française semble être à la ramasse (logique : elle se fait à partir de la version anglaise qui s’est faite elle-même à partir de la version italienne originale CQFD). L’éditeur (Mana Project Studio) assure  » Nous restons en contact avec [Arkhane Asylum] pour essayer de réduire au maximum l’attente ». Rassurant ou pas ? Je ne me rends pas compte.

Cet été – et donc cela vous avait peut-être échappé – c’est Agate qui lui a emboîté le pas en annonçant avoir acquis les droits de traduction (auprès de Acheron Books) d’un surprenant projet nommé Brancalonia. Le jeu adapte aux codes du JdR (et, par la même occasion, aux règles de la 5ème édition d’un célèbre JdR) un style typiquement italien né dans une série de films des années 1960 à peu près inconnus de ce côté-ci des Alpes, dont L’Armée Brancaleone (avec Vittorio Gassman quand même). On peut définir ce style comme un pastiche médiéval quelque part entre Rabelais, Don Quichote, le western spaghetti et… euh… Shrek ?

Franchement, disons le tout net : on est intrigués. Et on se demande bien ce que le projet va donner en terme de game design tant cet équilibre entre parodie et aventures est difficile à tenir autour d’une table de jeu. On ne devrait plus avoir très longtemps à attendre puisque, là aussi, le jeu est désormais dispo en langue italienne et c’est probablement à partir de cette version que Agate va traduire le jeu qui devrait être proposé en foulancement début 2021. On va suivre ça avec attention.

Bon, OK, deux jeux, c’est bien mais, avant de pouvoir parler de filon italien, il faut sonder. Alors, sondons ! Il semble bien, en effet, qu’il y ait de quoi faire encore dans la langue de Dylan Dog.

 

Ainsi, tout récemment, c’est le foulancement très réussi du jeu Broken Compass qui a attiré l’attention. Ce jeu de Two Little Mice (c’est l’éditeur, pas la proposition de jeu, suivez un peu, quoi !) se place dans une veine assez peu italienne puisque, cette fois-ci, on lorgne clairement vers le pulp, les jeux vidéo Uncharted,  Indiana Jones et ce que les auteurs nomment « l’aventure cinématographique ». Le pitch est classique, le système à base de D6 semble de bon aloi mais… non, encore une fois, c’est du côté de la forme et de l’aspect graphique qu’il faut aller chercher le truc original.

 

Ainsi, le livre de base, financé deux fois (en VO italienne puis en version anglaise, en PDF pour le moment) prend la forme d’un très chouette carnet d’aventurier façon Indy dans la Dernière Croisade avec le crayon sur le côté et tout. De façon plus générale, tout, l’écran du MJ, les posters façon affiches de films pulp, dés spéciaux… font envie malgré la multiplicité des jeux dans la même veine (ne serait-ce que de nombreux suppléments AdC finalement…).

Un mot quand même sur le système de jeu. Il est basé sur le poker d’as, ce qui semble, curieusement, assez inédit en matière de JdR. On détermine une main de D6 en fonction de ses stats et on lance, cherchant à obtenir des « matchs » façon paire, brelan, carré voire poker, représentant des réussites de plus en plus qualitatives. Peu importe le chiffre indiqué par les dés, d’ailleurs (contrairement au One Roll Engine qui me semble ce qui s’en rapproche le plus). Le tout est mâtiné d’un peu de Year Zero bienvenu compte tenu du thème : si votre résultat est décevant, vous pouvez relancer certains dés mais… attention aux conséquences !

En France, on semble pas mal friand de pulp depuis quelques années alors… peut-être une prochaine traduction, qui sait ?

D’autres jeux italiens semblent avoir également un potentiel de traduction assez élevé. On peut penser à Lex Arcana (Quality Games) qui, toutefois, se trouverait chez nous en concurrence avec de nombreux projets dans le créneau très étroit des jeux antiquisants. Qui plus est, Lex Arcana est un jeu assez ancien (1993) alors… pourquoi l’évoquer ? Et bien, ce jeu semble assez emblématique de cette vague italienne qui est le sujet de cet article puisqu’il vient de faire l’objet d’une réédition sur deux piliers : une refonte graphique impressionnante et un bon Kickstarter bilingue (italien/anglais) des familles. A priori, LA recette italienne en matière de JdR.

L’autre intérêt de Lex Arcana, c’est qu’il s’agit d’un jeu signé Marco Maggi et Francesco Nepitello, connus par la suite pour avoir créé L’Anneau Unique, le jeu dans l’univers de Tolkien. Le pitch du jeu semble être une mauvaise blague de nationaliste italien : l’Empire Romain a survécu à travers les siècles et continue à la fin du Ve siècle de se dresser du haut de sa superbe face aux hordes barbares qui menacent l’occident civilisé. Mouais. Bon, heureusement, le jeu incorpore les mythes et légendes et fait naître des tas d’images inspirantes, finalement matérialisées dans la très belle direction artistique de cette réédition.

Côté système de jeu, on est plutôt sur du classique avec une combinaison de dés pour surmonter une difficulté mais le jeu est bien enrichi par des petits apports sympathiques qui mettent dans l’ambiance comme le recours à des cartes pour représenter les petits coups de pouce que peuvent apporter les dieux, les amulettes, les sacrifices, etc.

A l’heure où l’Imperator de Bruno Guérin, est en passe de sortir chez JDR Editions, il semble improbable qu’un éditeur francophone se mette sur Lex Arcana. Pourtant, le jeu, vraiment très beau et doté d’un game design solide et éprouvé, mériterait sans doute sa chance chez les Gaulois.

Chez le même éditeur, le prochain projet, semble avoir une meilleure carte à jouer pour flatter notre goût de l’exotisme transalpin. Intitulé Malavita, il est le jeu qu’on attendait tous sans le savoir : le jeu sur le crime organisé italien. Situé dans les années 1970 pour un peu de folklore et une distanciation bienvenue, le jeu se propose de mettre en scène les guerres des gangs et les flirts malsains que ceux-ci entretiennent avec les mouvements extrémistes des deux bords dans l’Italie urbaine des Années de plomb. Un terrain un peu délicat à emprunter pour un jeu (c’est pour ça qu’à l’époque de Di6dent – le #14 -, on a mis fièrement les pieds dans le plat en publiant le Lady Rossa de Benjamin Kouppi ^^) mais un horizon tout de même bien excitant pour tout amateur de gialli. Est-ce que ce sera bien fait ? Impossible de le savoir puisque le jeu sera lancé dès que Lex Arcana sera entièrement publié donc dans quelques mois sans doute.

Clairement, il y en a d’autres.

On peut citer Dura-Lande. Comme assez souvent avec les éditeurs italiens dont on parle, il s’agit de l’unique projet rôlistique d’une petite maison d’édition (Asterisco Edizioni ) multi-genres (ici, c’est doublement le cas de le dire puisqu’il s’agit d’un éditeur politiquement engagé, notamment sur les questions de genres). Parmi leurs titres, ils proposent donc curieusement un JdR qu’ils qualifient d’Ecopunk. Compte tenu du profil des auteurs et éditeurs, on peut dire que le JdR est utilisé ici à des fins politiques pour dresser à grands traits le portrait d’une société utopique née sur les décombres de la société industrielle. On est en effet supposé être 301 ans après le Polyorcèse, une guerre effrayante entre multinationales, qui a eu lieu en 2051, a fragmenté l’humanité et a réduit le monde à l’état de quasi-mort. Dura-Lande raconte les civilisations qui se sont épanouies sur les décombres du monde précédent : de nouveaux groupes humains, aux caractéristiques nouvelles se sont rassemblés dans de nouvelles structures corporatives, les Clade. Dura-Lande vous emmène dans un monde où tout le monde produit, tout le monde consomme, mais où quelqu’un produit et consomme davantage. Et quelqu’un utilise quelqu’un d’autre pour produire. Une utopie anarchiste, en somme.

On ne se rend pas bien compte si ce jeu a un réel potentiel ludique mais voir ainsi le JdR utilisé comme outil pour exposer des idées politiques n’est finalement pas si fréquent et intrigue d’emblée. Dura-Lande (Les Terres Durables ?) utilise un système de jeu dédié à base de mots-clefs non-chiffrés et du lancer d’un seul D6. Visiblement épuré. Comme d’ailleurs les couvertures, très chouettes, des deux livres : univers et règles.Celui-ci, pour le voir arriver en France, il faudra sans doute un beau concours de circonstances mais, en tout cas, on aimerait vraiment en savoir plus.

Encore un petit mot sur le pas très italianisant Not the End de Fumble GDR (aaaah, enfin un éditeur 100 % rôliste vu le nom ^^). Côté univers, on est dans du medfan assez classique mais qui met l’emphase sur le côté déterminé de héros prêts à tout risquer pour réussir (quelle qu’en soit la raison). Le jeu se distingue plutôt ici par son système de jeu. Not the End utilise HexSys, un système qui n’utilise pas de dés pour résoudre les conflits et les situations dangereuses, mais des jetons de différentes couleurs qui représentent les succès et les complications et qu’il faut placer au fur et mesure sur une grille d’hexagones qui tient lieu de feuille de PJ. Intrigant.

Ce qui ne gâche rien, une fois de plus, c’est le soin apporté à l’objet avec un joli format carré pour un élégant livre de base d’environ 200 pages. Le jeu a été financé en quelques dizaines de mn sur Kickstarter en début d’année 2020. Et le livre est déjà dispo. Au format physique, oui. Alors, on se moque toujours de la dolce vita italienne ?

 Bon, clairement, on ne va pas réussir à être exhaustif. Terminons juste en mentionnant le très mignon. Household (créé par les Two Little Mice et là on comprend mieux le nom !) qui semble être une sorte de clone de Les Oubliés avec des êtres fées minuscules et des rongeurs qui se battent pour le contrôle d’une vaste maison abandonnée. Il existe toute une petite gamme et c’est indéniablement très joli.

Allez, on finit pour la bonne bouche par Primi Re (également par Acheron Books) qui est *encore* un jeu antiquisant mais qui, lui, a la bonne idée de se focaliser sur les temps  primordiaux de la civilisation romaine avec des sombres histoires de louves qui élèvent des jumeaux turbulents et autres histoires fantastiques. Signe de temps foisonnants, le jeu est en précommande mais ne sortira que début 2021. Eh, ça fait pas mal de sorties sur 2020-21, non ?

Pour résumer, la vague italienne – si elle existe – semble reposer sur quelques piliers faciles à identifier :

  • des éditeurs le plus souvent transmedia (Acheron Books, par exemple, publie essentiellement des romans de fantasy en tous genres)
  • l’usage de Kickstarter
  • des foulancements le plus souvent bilingues pour drainer plus large que le seul public des amateurs italiens (en anglais et parfois, donc, en français)
  • une direction artistique très solide qui attire immédiatement l’œil du rôliste en goguette prêt à dégainer la CB au moindre CF un peu sexy

Alors, rendez-vous dans un an ou deux pour voir si oui ou non la vague italienne aura déferlé sur la France.

Chiche ?

6 pensées sur “L’Italie, la nouvelle Suède ?

  • 27 novembre 2020 à 11:55
    Permalink

    c’est un examen très approfondi (Je suis italien, bien sûr) 🙂

    • 28 novembre 2020 à 08:39
      Permalink

      Grazie mille ! Tu as d’autres jeux italiens à nous conseiller ?

  • 27 novembre 2020 à 16:43
    Permalink

    Aux éditeurs : si vous avez besoin d’un traducteur ITA -> FRA (parce que traduire par le truchement de la version anglaise : ITA -> ENG -> FRA, franchement quelle idée) je suis votre homme 🙂

  • 27 novembre 2020 à 19:46
    Permalink

    Dommage d’avoir oublié Vulcania qui a l’air très sympa.

Commentaires fermés.