Ils sont plusieurs dans son jeu [chronique – Le Cabinet des Murmures]

Le Cabinet des Murmures ?

Vous n’en avez pas entendu parler par le bouche à oreille ? C’est étonnant. Vous auriez dû tendre l’oreille.

Bon, OK, je vous fais l’article. Il s’agit d’une des dernières productions livrées par les prolifiques XII Singes, éditeur devenu quasiment maître incontesté de la création francophone et des foulancements livrés à l’heure. Là, de fait, le jeu est une création totalement inédite : pas une VF, pas un reboot, pas un bricolage sur un système indé américain, rien. Une vraie pépite issue de la créativité des auteurs francophones (un peu comme pour Les Oubliés, par exemple, chez ce même éditeur) en l’occurrence, Matthias Haddad (contributeur aux œuvres collectives Capharnaüm ou encore le sous-estimé AmnesYa 2k51). Le Fix avait d’ailleurs interviewé Matthias quelques temps avant le foulancement de son jeu : http://lefix.di6dent.fr/archives/9261

Ce CF s’est déroulé fin 2019 et avait réuni une somme relativement modeste compte tenu des standards actuels (un peu moins de 200 % de l’objectif) suffisante toutefois pour doter le jeu d’un embryon de gamme avec un livre de base, un écran du MJ, des accessoires (on y reviendra) et même un supplément, unique certes, mais disposant malgré tout d’un mélange contexte + scénario idéal pour compléter le livre de base relativement compact (256 pages) prévu. La situation économico-sanitaire a fait subir un peu de retard à tout ça mais, finalement, le jeu a été livré, complet, avec environ… 2-3 mois de retard. On en connaît qui s’en contenterait !

On s’en doutait un peu avec les images dévoilées lors de la campagne de financement mais on en a maintenant la certitude avec les livres entre les mains : c’est de la très, très belle ouvrage. Les XII Singes ont bien progressé sur la qualité formelle de leurs ouvrages depuis leurs débuts avec leurs fameux petits formats noir & blanc et couverture souple. D’ailleurs, si vous en étiez resté là et que vous n’avez pas la chance de pouvoir vous rendre dans une boutique physique, cela mérite d’être signalé. Désormais, les XII Singes éditent des jeux aux formes plus conventionnelles : A4, couverture rigide, papier glacé, tout couleur, etc. On peut d’ailleurs discuter de la pertinence de cette mise au pas de l’originalité des Singes. Certes, les bouquins sont magnifiques mais est-ce si indispensable  que cela pour jouer au JdR ? De plus, les prix, eux aussi, ont tendance à monter en gamme. On a rien sans rien. Les réponses, ce sont les rôlistes eux-mêmes qui les ont mais on peut penser que le foulancement continuera à l’avenir d’entretenir cette spirale vers le mieux-disant esthétique au détriment du prix et de l’accessibilité. C’est comme ça.

Là, ce qui fait la différence entre la gamme du Cabinet des Murmures et le reste des productions des XII Singes, c’est l »identité visuelle. Matthias Haddad est, à l’image du Grümph, par exemple, un heureux multi-classé. Il écrit son jeu mais aussi l’illustre, le met en page et, évidemment, en assure donc la direction artistique de A à Z. Peu de productions rôlistes peuvent se permettre un tel luxe. La vérité en la matière est toujours très subjective mais, de mon point de vue, c’est une réussite totale : un des plus beaux livres de JdR que j’aie eu en mains. La gamme obscure des couvertures et des pages de chapitre est convenue mais graphiquement très réussie. Elle a surtout l’heur de contraster avec un intérieur étonnamment clair ; cela offre une lecture très agréable, pas perturbée par des fonds obscurs ou trop présents. L’ambiance 19ème siècle offre bien sûr la facilité d’utiliser abondamment des photos d’époque mais leur usage ici confine à l’excellence : très belle sélection, bon travail graphique pour les personnaliser et habile inclusion dans le reste de la maquette. Ça passe crème.

L’autre point fort évident du jeu est sa proposition de départ : les PJ incarnent des esprits défunts qui animent ensemble un corps unique. Si elle n’est pas unique dans l’histoire du JdR, la proposition de jeu est pour la première fois ici « prise au sérieux ». Les autres jeux de ce type sont plutôt des jeux humoristiques qui envisagent tout le sel drôlatique que l’on peut imaginer de cette situation incongrue (tenez, bien qu’on ne soit pas lundi, voilà la VF du mini-Everyone is John). Le Cabinet des Murmures, lui, tire parti de la vogue du spiritisme au 19ème siècle pour l’intégrer pleinement à son univers macabre (eh, on joue des morts, les gens !). C’est d’emblée un jeu dont on peut se dire : malgré les centaines (milliers ?) de jeux déjà en circulation, Le Cabinet des Murmures mérite d’exister. C’est déjà beaucoup.

Reste à voir ce que cela donne concrètement à la découverte de ce livre de base. Nous dirons quelques mots du supplément à la fin de cette chronique.

Le Cabinet des Murmures utilise un système dédié mais assez classique et simple à prendre en main. Chaque PJ en situation de faire agir le corps possédé mobilise une qualité (courage, attention, sensibilité, etc.) qui lui permet de lancer le nombre de D6 correspondant. On en retient le résultat le plus élevé et on y ajoute divers bonus provenant des autres stats, soit de l’esprit, soit du corps possédé. Le tout doit se retrouver supérieur ou égal au seuil de difficulté fixé. Et hop. Simple et fonctionnel.

Évidemment, là où ça se complique un poil, c’est pour la gestion des spécificités du jeu, tous dans un même corps. Le choix qui a été fait est de superposer les deux couches de règles. D’un côté, on a donc des règles classiques pour gérer le corps et le recours aux spécificités de chaque esprit (pour des tests de connaissance, par exemple). Cela a le mérite de faciliter l’appréhension de ces règles par tous ceux qui ont déjà fait un peu de JdR. En pratique, on pourrait très bien jouer au Cabinet des Murmures avec plusieurs corps ou même avec des personnages classiques. Pourquoi voudrait-on faire pareille chose, me direz-vous ? Et pourquoi pas, en fait ? Nous y reviendrons.

La contre-partie, c’est donc que toute la gestion de l’animation du corps par les esprits fait l’objet d’une surcouche de règles qui s’inspire un peu du jeu de plateau puisque, de fait, il y a besoin d’un plateau de jeu (au minimum le poster fourni ; si vous êtes riche, le plateau en dur et les pions cartonnés en vente sur le site de l’éditeur) et de pions à positionner dessus. On ne vas pas se mentir : c’est un peu déstabilisant. Cela rend le jeu assez velu en règles.

Ainsi, il va falloir déterminer grâce au plateau de jeu quel esprit occupe quelle sphère de qualité. Cela lui permettra de faire agir le corps en accord avec ses propres points forts et d’obtenir notamment des « embellies », c’est-à-dire de potentielles réussites critiques sur un « 6 » sur au moins un dé. Or, il ne peut y avoir qu’un seul esprit sur une même « case » et, en cas de conflit, il faut s’en remettre à un duel entre PJ avec lancer de dés et tout. Le « player versus player », rare en JdR, peut être amusant mais cela multiplie tout de même les jets et, on le sait tous, cela peut aussi vite partir en vrille, pas vrai ?

Dans ce cadre déjà contraignant de ces règles un peu inhabituelles, la multiplication des termes ésotériques empruntés à la Kabbale (Netzach, Malkuth…) a tout de la fausse bonne idée. Ils ajoutent, il est vrai, une bonne dose d’ambiance bien dans l’esprit de l’occultisme fin de siècle qui est le fond de commerce du jeu. Mais il rend encore plus compliquée la compréhension et la mémorisation de la partie « jeu de plateau » par les joueurs moyennement impliqués. Attention au risque de décrochage.

N’ayant pas pu, dans les délais qui sont les nôtres et compte tenu des circonstances actuelles, faire jouer le jeu, je vous livre là – que ce soit bien clair – uniquement les impressions de lecture. Certes, celles d’un MJ expérimenté en ce qui concerne le JdR à connotation historique, plus particulièrement fin 19ème (Maléfices, Crimes, etc.). Mais quand même uniquement des a priori avant de passer au seul juge de paix : l’efficacité en jeu. Le gameplay, diraient certains. Or, j’avoue un petit doute là-dessus : j’ai la sensation, peut-être fausse donc, que bien des joueurs vont se lasser de l’idée de départ. Animer à 4 ou 5 un corps unique semble troublant et amusant au départ. Mais, compte tenu de l’exigence que cela impose niveau règles, je ne serais pas surpris que le dispositif spécifique s’efface après les 2-3 premières heures de jeu devant une gestion plus classique du tour de table dans lequel les joueurs plus passifs ne contestent plus le rôle de Marionnettiste (l’esprit qui fait agir le corps à un moment donné) au joueur le plus pro-actif et se contentent d’émettre des idées pour conseiller celui-ci en off plutôt que de prendre leur part dans la gestion du destin du corps. A voir.

De touts façons, au pire, Le Cabinet des Murmures a fait le choix de ne pas limiter son originalité à sa proposition de jeu initiale. En effet, l’ambiance de l’univers du jeu est grosso mode celle à laquelle on peut s’attendre dans notre monde tel qu’il était vers la fin du XIXème siècle. On est a priori en terrain familier si on connaît déjà Maléfices, Crimes, Cthulhu by Gaslight, etc. Oui. Mais en fait non. Le Cabinet des Murmures est également une uchronie que l’on pourrait se hasarder de qualifier de « bonapartiste » : elle part de l’idée que Napoléon Ier a gagné la guerre en 1814 et que la France de la fin du XIXe siècle est encore un puissant empire paneuropéen gouverné par le fils de Bonaparte. Si certaines choses n’ont pas beaucoup changé par rapport à la réalité historique, d’autres, bien entendu, notamment la politique et les relations internationales ont été de ce fait profondément bouleversées.

En elle-même, cette uchronie est tout à fait intéressante. D’abord, elle est bien écrite et ça, c’est déjà beaucoup. Surtout, elle nous amène à fréquenter des terres ludiques peu arpentées tant la période Napoléonienne et même le XIXème siècle pré-Belle Époque est peu fréquent en JdR depuis le projet avorté Élégie. La question, toutefois, que pose ce choix est : était-ce bien raisonnable ? La proposition de jeu est déjà plutôt déstabilisante et nécessitera autour de la table un temps d’adaptation que, donc, on pressent délicat. L’ambiance fin-de-siècle est indispensable au propos (la vogue du spiritisme), c’est entendu, mais elle n’est pas toujours si évidente à retranscrire pour un MJ ou des joueurs qui peuvent manquer de repères en la matière. La problématique est la même pour tous les jeux « historiques ». De ce fait, la surcouche uchronique ne me semble ici pas vraiment indispensable et même, je l’avoue, vaguement effrayante. Devoir expliquer aux joueurs que c’est comme dans Vienna Blood, L’Aliéniste ou Adèle Blanc-Sec mais en fait non pas vraiment parce que Napoléon II est au pouvoir et qu’il y a des dirigeables au-dessus des toits de Paris risque encore une fois d’entraîner un surcroît de complications pour la bonne mise en œuvre du jeu. On peut légitimement se demander si cette belle uchronie n’aurait pas mérité un jeu à part.

La complexité d’aborder un jeu aussi pluriel se révèle lors du passage obligé de la création des PJ. Mais, pour tout dire, on s’attendait à être un peu plus déstabilisé que cela à sa lecture. Eh, quand même, c’est un PJ mort que l’on crée ! Seulement, au final, on se retrouve avec des caracs assez classiques (Courage, Coordination et même Charisme !) définis par un nombre de dés associés ainsi que d’autres attributs classiques en JdR comme des acquis (des sortes de champs d’expérience assez larges) et même des contacts (si !). Il faut dire que, par défaut, les Esprits sont morts depuis peu et ont donc encore des connaissances du bon côté de la porte des enfers.

Il s’en suit une belle liste d’archétypes (pas moins de 38 !), très joliment illustrée et, en effet, tous correspondent au contexte des années 1880 uchroniques du jeu. Certains ont même été visiblement conçus pour exposer en souplesse les particularités de cette Histoire alternative comme le garde du corps néo-helvète, le garde aérien, le néo-scientifique ou, bien sûr, le spirite. Curieusement, la possibilité de jouer un Esprit plus ancien (un viking ou un petit marquis) est expédiée en un court encadré alors que cela semblait devoir être l’idée qui aurait pu décupler les possibilités d’interprétation pour les joueurs, à charge ensuite à chaque table de régler ce paramètre selon ses envies ou sa capacité à faire face à encore plus de complexité.

Du coup, on en revient à mon idée saugrenue risquée plus haut dans cet article : si on enlève l’entrée « Mort » ( = comment le PJ est mort) de chaque profil, les archétypes peuvent être parfaitement utilisés dans une proposition de jeu alternative : jouer des PJ bien vivants en 1880 dans une Europe des Aigles envahie par les Esprits !

En effet, Le Cabinet des Murmures n’est pas seulement uchronique. Il est aussi fantastique (sans blague !?). Sur ce point, le background proposé est une pleine réussite. Par bien des aspects, ce que j’ai lu de plus réussi dans la volonté de rationaliser tout le légendaire et le folklore occultiste de la fin du XIXe siècle. En effet, pour résumer à l’extrême le propos de l’auteur, tout le fantastique présent dans l’univers de jeu peut être ramené à une seule chose : les Esprits et l’Ether dans lequel ils se meuvent. Les sociétés occultes ? Elles en savent plus que les autres sur les Esprits. Les fantômes ? Des Esprits sans corps. Les médiums et autres devins ? Ils sont en contact avec les Esprits qui les renseignent. La magie ? Une manipulation de l’Ether dont sont capables les magiciens et les Esprits eux-mêmes.

Même le principe des sciences et technologies uchroniques, très bien développé dans son chapitre propre repose sur les Esprits qui servent, en quelque sorte, de « carburant » pour faire fonctionner ces machines qui ne devraient pas exister. Le tout forme un ensemble très cohérent qui, pour le coup, rend l’appréciation du fantastique par les joueurs beaucoup plus pratique que dans les jeux qui se contentent de mettre en scène tout ce folklore du « fantastique 1900 » sans se risquer à en apporter la moindre explication (comme Maléfices, typiquement). Pour résumer, j’ai trouvé cette partie du jeu passionnante et particulièrement convaincante. Encore une fois, cela m’a donné envie d’écrire et raconter des tonnes d’histoires à propos des Esprits. Mais pas forcément d’en faire jouer à mes joueurs.

Et ce n’est pas l’unique scénario fourni dans le livre de base qui va me convaincre du contraire. Difficile d’en dire plus sans spoiler mais il présente un très gros défaut dont on s’étonne qu’il soit passé sous les fourches caudines de l’éditeur : il est, je cite, « atypique ». En fait, il est sûrement très bien. Il est même assurément présenté avec un luxe de détails très engageant. Mais, je suis têtu : ce que j’attends d’un livre de base, c’est qu’il m’offre un aperçu de ce que pourrait donner un scénario « typique » du jeu. Là aussi, cela me donne plus envie de reprendre des (excellents) bouts du jeu pour en faire ma propre sauce que de me mettre dans les pas – parfois difficiles à suivre – de l’auteur.

Un scénario, on n’en trouve hélas qu’un seul autre dans le matériel disponible à l’issue du foulancement : à la fin du livret accompagnant l’écran. Disons quelques mots de celui-ci pour finir. Le livret s’intitule Le Guide de Paris et se propose donc de nous décrire par le menu le cadre de jeu par défaut du Cabinet des Murmures : le Paris uchronique de 1880. Sur le plan formel, le livret est encore une fois une pure réussite. Certes sous couverture souple (et alors ?), il présente une centaine de pages de toute beauté richement illustrées de photos retouchées ou de gravures d’époque détournées. On y trouve aussi, bien évidemment, un plan de Paris.

La description de la capitale débute par quelques généralités sur les transports, les lieux de sociabilité, le port d’armes, etc. Elle se poursuit classiquement par un passage en revue assez dense des arrondissements parisiens avec pour chacun d’eux, la liste des lieux incontournables pour typer le quartier au cas où vos PJ iraient y traîner leurs guêtres… oups, je veux dire : les guêtres du corps possédé ! Les pages suivantes nous font repartir dans le même tour des arrondissements mais, cette fois-ci, dans une approche réservée au MJ qui fait la part belle aux mystères et aux intrigues propres aux thèmes spécifiques au Cabinet des Murmures.

Tout cela est très bien fait et souvent inspirant. Cela dit, cela ne parvient pas à solutionner le problème principal de la complexité de l’univers du jeu :  si vous ne connaissez pas Paris, si vous n’êtes pas trop calé en ambiance 1900… et qu’en plus il faut réussir à intégrer ce qui est spécifique à l’uchronie et au fantastique éthéré du jeu, cela rend l’approche de ce texte dense très complexe.

Près de la moitié du livret est occupée par un scénario, La femme coupée en deux. Aaaah, lui est « typique » du jeu. Tant mieux. Si on ajoute qu’il est placé dans une ambiance très attractive (le monde de la magie du XIXe siècle comme vous pourrez aisément le déduire du titre), qu’il est bien détaillé, présenté avec un luxe de détails et même accompagné de prétirés optionnels… et bien, on ne peut que regretter que cet excellent scénario n’ait pas été proposé dans le livre de base. Pas grave pour les souscripteurs mais plus embêtant pour ceux qui achèteront le livre de base en boutique.

Pour résumé, Le Cabinet des Murmures est un jeu à la fois original, bien écrit, superbement présenté et – c’est important – très généreux (en textes, en idées, en pistes de scénarios, etc.). Vous pouvez y aller les yeux fermés : vous en aurez pour votre argent.

Il faut simplement bien prendre en compte le fait que suivre l’auteur à la trace risque parfois d’être difficile tant la proposition de jeu est spécifique et présente des difficultés de mise en œuvre. Rien d’insurmontable si vous (et vos joueurs !) êtes motivés mais mieux vaut être prévenu tout de même. Cela dit, au pire, vous aurez quand même du très beau matériel de JdR que vous aurez certainement à cœur de vous réapproprier en le mettant à votre sauce. Eh, après tout, n’est-ce pas là l’un des plus grands plaisirs du JdR ?

Une pensée sur “Ils sont plusieurs dans son jeu [chronique – Le Cabinet des Murmures]

  • 30 avril 2021 à 15:13
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    Merci,
    Super critique, curieux de savoir ce que ça peut donner autour de la table.

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