Cantonais l’élu des dieux [critique des Chroniques de l’Étrange]

Originellement, avant d’être un jeu de rôle, Les Chroniques de l’Étrange est une trilogie de romans d’urban fantasy écrit par Romain d’huissier, parue entre 2015 et 2018. On y suit les enquêtes et les aléas d’un fat-si (terme cantonais qui signifie « exorciste »), Johnny Kwan, dans un Hong Kong moderne et occulte. Dépaysant, épique et bourré d’action digne des meilleurs films hongkongais, Les Chroniques de l’Étrange est une excellente série de romans que nous vous conseillons fortement.

Romain d’Huissier étant rôliste et auteur reconnu (Hexagon universe, La brigade chimérique, Mythic Battle Pantheon…) il y avait forcément dans cette saga un terreau pour en faire une déclinaison rôlistique qui coche beaucoup de cases. Jugez par vous-même : enquête occulte, action de film hongkongais contre les triades ou les fantômes chinois, dépaysement à travers la culture et les légendes asiatiques, objets magiques et potions pour booster ses compétences… Bref, que ce soit au niveau de l’univers ou de mécaniques (utilisation de potions, par exemple), tout était là pour en faire un jeu.

« Y’avait plus qu’à ! »

Oui, mais non.

Malheureusement, l’auteur avait du mal – malgré son C.V bien fourni – à « vendre » son jeu auprès des éditeurs (Cf. notre interview). Et c’est finalement Antre Monde, jeune éditeur connu pour le très bon Knight qui a offert au jeu l’écrin qu’il pouvait espérer. Et pour l’occasion, Romain d’Huissier s’est associé à Cédric Lameire pour la conception et la rédaction du jeu.

Concentrons-nous donc maintenant sur le jeu, sorti fin 2022, pour voir si cette longue attente valait le coup.

Les aventures d’un Fat Si dans les griffes du mandarin

Comme je le disais plus haut, on sentait déjà le potentiel ludique à la lecture de certains passages des romans. Lisez par exemple cet extrait issu des 81 frères (p.138 aux éditions Critic) et dîtes-moi si vous ne voyait pas toutes les possibilités rôlistiques et les « classes » de personnages en sous-texte, hein ?

Quand aux exorcistes comme moi, ils ont pour mission de débusquer et d’affronter les êtres surnaturels qui menacent les humains – jiugwaai, fantômes, démons ou morts-vivants sont nos adversaires les plus courants. Pour les combattre, nous utilisons des techniques et des sorts, des objets enchantés et des talismans. Bien qu’il s’agisse d’un rôle guerrier par essence, être exorciste implique aussi de connaître et comprendre les créatures auxquelles nous avons affaire. Parfois, un combat peut être évité ou un malentendu surmonté.

[…]

Bien sûr, cette catégorisation est simplifiée : en réalité, ce n’est pas aussi tranché. Tout fat si connaît au moins les bases théoriques des voies ésotériques qu’il ne pratique pas. Et nous sommes nombreux à maîtriser certains procédés mystiques hors de notre spécialité – sans même parler des domaines qui se recoupent. Ainsi, les rituels de purification des exorcistes et des géomanciens sont la même finalité et présentent bien des points communs. Pour ma part, et bien que je ne sois pas guère doué pour ça, j’usais parfois de divination. De même, je connaissais la recette de certaines potions très utiles.

Et donc, sans surprise, dans Les Chroniques de l’Étrange – Hong Kong, les joueurs incarnent des Fat Si, que l’on peut traduite par exorciste ou moine bouddhiste. Après l’usage du terme « Exorciste », même si c’est une bonne traduction, est un peu biaisé. Comme expliqué dans l’extrait, leur rôle n’est pas d’éradiquer les esprits, mais plutôt de travailler à maintenir la meilleure harmonie possible entre le ciel et la terre, trouver le parfait équilibre entre le yin et le yang. L’une des particularité des Fat Si, c’est qu’ils ne sont pas rattachés à une structure d’enquête officielle, ce qui les rend libres d’accepter aussi bien les contrats venant des forces de l’ordre (qui possèdent un département secret dédié au monde surnaturel) ou des triades (très croyantes et pratiquantes). La encore, à eux de trouver le bon équilibre dans leurs relations.

Mais quel que soit le terrain de jeu sur lequel ils opèrent, leurs actions, voire leur existence, restent inconnues du grand public.

Et justement, du terrain de jeu, parlons-en.

Car la ville portuaire de Hong Kong joue un rôle central et omniprésent dans l’univers et les intrigues proposées dans le jeu. De part sa situation géographique au carrefour de l’orient et de l’occident, de part son passé et son fonctionnement actuel qui en découle, l’ombre du pouvoir continental ou les manigances des triades… Bref, Hong Kong est un nid à conflits, d’intrigues et d’intérêts opposés. Et quand vous saupoudrez le tout d’influence céleste, de possession démoniaque et d’objet magique aux pouvoirs aussi variés que puissants, vous obtenez un terrain de jeu riche et diversifié.

Et il faut ici féliciter les auteurs du jeu qui arrivent à retranscrire toute cette culture, cette histoire et cette géographie de façon parfaitement synthétique. Offrant la connaissance générale nécessaire au meneur pour qu’il puisse s’approprier l’univers et être « à l’aise » avec ce dernier. Les auteurs vont même jusqu’à fournir des petits détails, tels qu’un lexique ou une liste de plats des restaurants locaux, pour offrir de la matière au meneur afin de rendre ses descriptions plus crédibles.

Bien évidement, Les Chroniques de l’Étrange reste un jeu. Même si l’exposé qui est ici fait de la ville, ou de la culture chinoise de façon plus générale (religion, triades) est passionnant (si vous êtes un tant soit peu amoureux de la culture asiatique), les éléments décrit restent largement inventés dans l’intérêt du jeu, que ce soit des lieux, des PNJ ou des légendes.

L’fat-si fait le moine

Avant d’aborder la mécanique de jeu, voyons un peu de quoi est composé notre personnage. Car une chose est sûre : la feuille de perso intrigue autant qu’elle peut intimider. Et pourtant, une fois qu’on a les explications, celle-ci s’avère être très lisible et compréhensible.

Il y a d’un coté les compétences, accompagnées de leurs spécialités (exemple : enquête avec une spécialité filature ou scène de crime), les pouvoirs – représentés sous forme de cases à cocher, les aspects – qui correspondent à la manière dont on va aborder une action, les ressources (contacts, revenus, …) et ce qui est nommé « les trois trésors », qui correspond aux points de vie, à la santé mentale et au Hei, qui est l’énergie qui circule dans le corps.

On peut tout de suite remarquer que l’ambiance du jeu imprègne fortement la feuille de personnage. Que ce soit à travers les notions de Yin et Yang ou des cinq éléments qui s’oppose ou s’accorde.

Et même si tous les joueurs incarnent un Fat Si, au final, le système de création offre beaucoup de variété pour rendre son personnage unique. Que ce soit à travers son élément principal (qui définira son caractère), ses compétences magiques, ses contacts et surtout son objet Sanhei ; un objet magique au pouvoir unique qui symbolise le mandat céleste qui lui incombe.

Un autre élément de la feuille de personnage a son importance : la notion de groupe. En effet, durant la création de personnage il faut décider ce qui unit les PJ (même sifu ? Même famille ? Employés d’une même agence ?) et décider d’un commun accord quel sera leur « rituel » qui permettra de renforcer l’unité du groupe et ainsi ajouter des dés au Loksyu (cf. plus bas) ou de regagner des points de SAN (ce qui est, pour moi, tellement plus parlant qu’un « repos long »). Ce rituels peut être de manger dans un restaurant particulier, prier dans un temple ou de danser dans un night club.

Et là, je croise fort fort les doigts pour que mes joueurs choisissent « Karaoké » comme rituel. Et je pourrai alors leur proposer à table un vrai karaoké chinois qu’ils devront chanter. Epic Roleplay !

Une délicieuse fondue chinoise

Maintenant que les éléments de la feuille de personnage sont définis, voyons ensemble comment s’en servir.

La base de la mécanique est simple : le joueur choisit ce qu’il veut faire comme action à travers une compétence (enquêtes, sciences, kung fu) ou une ressource (solliciter un contact chez une triade par exemple) et l’accompagne d’un aspect pour savoir comment il veut le faire (Feu pour inspirer ou Métal pour agressif par exemple). La somme de ces deux valeurs indique le nombre de D10 à lancer. Et il faut obtenir un nombre de réussites fixé par le meneur pour réussir l’action. 1 réussite étant une action moyenne et 3 réussites correspondant à une action difficile.

Une fois les dés lancés, c’est sur leur « lecture » que ça se complique un peu. En effet, le résultat de l’action ne se lira pas immédiatement. Après le lancer, il y a une étape intermédiaire qui consiste à placer les dés lancés sur sa feuille de personnage.

Reprenons l’exemple du livre de base qui sera plus parlant. Admettons que je lance 6dés et que le résultat obtenu est : 1 – 6 – 9 – 2 – 5 – 9. La répartition sur la feuille de personnage correspondrait donc à ceci :

Si j’ai entrepris mon action en Terre, cela me fait 1 réussite (car j’ai un dé en Terre grâce à mon 5).

Ensuite, selon les résultats obtenu, il y a deux mécaniques qui rentrent en jeu.

La première : tous les dès qui sont sur les éléments adjacents au mien (ici en l’occurrence : Feu) génèrent des avantages ou des désavantages narratifs. Un peu comme les dés de fortunes/infortunes dans Star Wars ou les aubaines/conflits dans la dernière édition de L5A.

Pour reprendre l’exemple ci-dessus, les dés en Feu sont des dés néfastes et génèrent des complications. Les dés présents en Métal sont des dés fastes, soit des dés bénéfiques (pouvant aussi servir à augmenter les dégâts ou à utiliser des techniques de combat). Malheureusement ici, il n’y en a pas.

La première lecture se fait dont de façon circulaire. Les dés avant mon élément d’action sont des dés-néfastes, ceux après sont des dés-fastes.

La seconde mécanique utilise les flèches de couleur au centre du Ng Hang. Là encore, la lecture se fait de la même manière : les dès qui sont dominés par mon élément (ici, la terre domine l’eau par la flèche jaune) sont bénéfiques. Les dés positionnés dans l’élément qui domine mon action son « négatif ». Comme mon action se fait sous Terre, ce sont les dés placés en Bois qui seront négatifs.

Mais contrairement aux dés-fastes et aux dés-néfastes, qui ont une utilisation narrative, ici les dés ont une utilisation « mécanique ». En effet, tous les dés « positifs » seront placés dans un pool utilisable par tous les joueurs (moi compris) et les dés « négatifs » positionné en…. bois – c’est bien vous suivez – seront mis à la disposition du meneur pour qu’il nous complique la tâche.

Tous les jets se font de la même manière, que ce soit pour les actions, les combats ou la magie.

Il est à noter que le MJ ne lance pas les dés. Si un jet doit être fait en opposition, les caractéristiques des PNJ sont définies en aptitudes. Chacune étant un seuil de difficulté à battre. Simple.

Parmi les bonus débloqué durant la souscription, il y avait une roue d’initiative imprimée en A3. Même si son utilité est assez évidente, l’initiative servant pour le combat, vous vous demandez probablement comment s’en servir ?

Au début d’un combat, les fat-si déterminent leur initiative en additionnant leur valeur en prouesse plus la valeur de leur action choisie (combat au corps à corps ou à distance par exemple). Cette somme déterminera leur initiative et donc leur position sur la roue. Il n’y a pas de jet de dés à ce stade.

Une fois l’initiative définie pour tout le monde, c’est le personnage qui est le plus loin dans le sens-anti-horaire qui commence. Et l’action qu’il va entreprendre lui coûtera un certain nombre de « crans » qui le feront avancer. Par exemple, une attaque simple coûte 3 crans et lancer un sort peut aller de 3 à 12 crans. Il faut savoir que se défendre coûte 1 cran également. Donc si un personnage passe son temps à se défendre, il reculera d’autant son tour d’action.

Un système qui nécessite là encore une petite période d’apprentissage (« Rappelle moi combien de crans il faut pour boire une potion ? »), mais qui au final se révèle être aussi dynamique que tactique.

Pour ma part, j’avoue qu’il m’est difficile de donner un avis objectif sur ce système car je suis assez client des mécaniques de jeux qui permettent de « jouer avec le système » pour orienter le résultat sans être tributaire d’un D20 (exemple choisi presque au hasard).

Déjà très inspirant et généreux en descriptions d’univers, l’ouvrage se paye le luxe de se conclure par trois scénarios (dont deux débloqués grâce à la souscription). Dans le premier, de Cédric Lameire, les PJ devront aider un collègue plus expérimenté et combattre le plan machiavélique d’un fat-si déchu.

Dans le deuxième scénario, de Julien Moreau, les PJ devront contrer les plans d’un sorcier maléfique tout en découvrant une nouvelle faction néfaste.

L’avant dernier scénario, d’Antoine Bauza, monte clairement l’aspect enquête d’un cran. Voire même de trois crans puisqu’il met en jeu 3 enquêtes distinctes. Enfin, sont-elles vraiment si distinctes ? Aux fat-si de le découvrir.

En dehors de l’intrigue, que je ne détaille pas trop ici pour ne pas divulgacher quoi que ce soit, j’ai beaucoup aimé le folklore mit en avant, mais aussi les enjeux proposés alors qu’ils s’adressent à des fat-si débutants. Je suis curieux de voir ce que proposera un scénario pour fat-si confirmés.

Et si vous en voulez plus, sachez qu’à l’heure où j’écris ces lignes, trois scénarios sont disponible gratuitement (un dans le kit de découverte, et un dans les deux premiers Taonet sortis pour le moment)

Conclusion

Je me dois d’être un minimum objectif, mais je ne peux pas. J’ai beaucoup aimé les romans, j’adore l’Asie et son folklore, j’aime les jeux d’enquêtes (et encore plus quand il y a des triades). Bref, je suis le cœur de cible parfait pour le jeu et mes attentes étaient tout aussi grande. Et une chose est sûre, je ne suis pas déçu. Les Chroniques de l’ÉtrangeHong Kong est un véritable coup de cœur.

Tant sur sa proposition ludique, la description de son univers, son système dédié, ses conseils, sa mise en page claire et ses petites attentions qui sont là pour aider le meneur à s’approprier tout ça et faire de Les Chroniques de l’Étrange ce qu’il est avant tout : un excellent jeu.

Et même si c’était long, ça valait le coup d’attendre.

4 pensées sur “Cantonais l’élu des dieux [critique des Chroniques de l’Étrange]

  • 7 avril 2023 à 08:33
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    Une bonne surprise rôlistique et un grand jeu en effet découvert en avant premières sur Octogones 2022 après une partie test avec l’un des auteurs. Je suis d’ailleurs content de voir que ce jeu passe sous les feux des projecteurs car il n’a pas eu à mon sens l’exposition média qu’il méritait à sa sortie fin 2022.
    Bien que client de l’ambiance et le thème (folklore chinois et surnaturel), c’est le système de dés faste / néfaste/ de flashback narratif/ magie improvisé et la Loksu qui m’ont fait plonger !! Pour ce coup, on a VRAIMENT un système novateur (que l’on peut aimer ou pas d’ailleurs)
    Bien que n’ayant pas pu trouver des joueurs pour tester ce jeu, à la lecture pour un MJ il y a beaucoup de possibilités « de système » pour créer un mélange de narration partagé impliquant énormément les joueurs sans que le MJ soit obligé de faire des « règles maisons » ou d’improviser constamment.
    Bref une belle réussite pour ma part, la lecture des romans (promis je ne touche aucune contrepartie) est aussi un gros plus pour s’imprégner des thèmes, us et coutumes qui permettront en partie d’ajouter ces éléments de description pour créer une ambiance nécessaire (ex : le soin par injection d’alcool de riz, l’usage des composants, les descriptions des sorts, les rencontres avec les Jiugwai, etc.).

  • 8 avril 2023 à 14:20
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    Merci de cette super critique !

    Attention par contre, le second scénario est signé Julien Moreau (auteur de Meute) – nous ne savons pas qui est ce Thomas. :p

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