Qui va à la chasse … devient la proie ! [Chronique Hunter, le Jugement]

On ne va pas se le cacher, à moins d’avoir suivi de très près toutes les péripéties des dernières années, il est un peu difficile de s’y retrouver dans l’histoire récente de la VO du Monde des Ténèbres. Cet univers célèbre du jeu de rôle, création originale du défunt éditeur White Wolf, a été en son temps l’incarnation d’un renouveau de notre loisir surfant sur la grande vague de la mode gothique.

Si vous ne vous êtes pas mis à la page depuis cette grande époque, il est fort probable que Vampire, Werewolf et consorts soient toujours pour vous des ouvrages sombres au style très littéraire et au décorum assez extrême … une identité visuelle pas toujours pratique cachant des jeux de rôle se voulant ancrés dans la narration et le drame, tout en permettant le déchaînement incroyable de pouvoirs pour des joueurs ne boudant pas un certain plaisir coupable.

Si c’est toujours ainsi que vous voyez ce fameux World of Darkness (Monde des ténèbres), un seul conseil avant de lire cet article : oubliez tout ça ! En effet, la gamme actuelle menée en VO par Renegade Game Studios et qui regroupe Vampire la Mascarade, Werewolf l’Apocalypse et Hunter le Jugement n’a plus grand chose à voir avec ces souvenirs lointains.

Pourquoi insister sur cela ? Tout simplement parce que Hunter le Jugement (notre sujet du jour) incarne tout particulièrement dans son ADN ludique les principes majeurs de cette nouvelle approche. Une nouvelle identité qui traverse toute la gamme traduite en français par Arkhane Asylum Publishing et qui pourrait surprendre de nouveaux arrivants.

Ces quelques éclaircissements étant faits, il est temps de plonger dans le monde de la Chasse. Nous allons voir comment nous est présenté visuellement le jeu, avant de plonger dans les rouages de ce qu’il propose sans omettre d’analyser son lien (ou absence de lien …) avec le reste des gammes partageant avec lui l’actualité du Monde des Ténèbres.

Un jeu pas si sombre au premier regard ?

Hunter le jugement se présente au premier abord sous l’aspect d’un ouvrage de 287 pages doté d’une solide couverture à l’illustration rougeoyante. Cette dernière porte déjà les codes visuels de ce que l’intérieur du livre va nous proposer … nous devinons donc tout de suite que la noirceur des ténèbres ne sera pas le thème visuel de ce recueil.

Et en effet, le contenu de Hunter le Jugement va être dans la continuité de cette première impression. Si vous avez lu mes articles précédents sur le suppléments de Vampire La Mascarade (V5) vous ne serez peut être pas surpris par ce qui va suivre : Le livre propose une mise en page très classique (police de caractère noire très lisible sur un fond blanc immaculé, textes sur deux colonnes sans effets de marge) relevée par des illustrations couleurs pleine page. Par contre, la comparaison s’arrête là car Hunter le Jugement va nettement plus loin. En effet, la police de caractère de grande taille ainsi que les titres très colorés parfois de taille disproportionnée sont autant d’éléments qui donnent un aspect terriblement “magazine sur papier glacé” à l’ensemble.

Nous sommes donc un cran au-dessus de ce qui a été fait jusqu’alors dans ce traitement moderne du Monde des Ténèbres. Clairement ici, si ténèbres il y a, ce n’est pas dans la structure visuelle de l’ouvrage.

Côté prise en main cependant, difficile de ne pas voir à quel point ces titres massifs et hiérarchisés apportent un confort immédiat pour retrouver une notion dans le livre en le feuilletant. Avec l’apport complémentaire d’un Index condensé mais efficace, nous sommes devant un ouvrage qui s’aborde avec un réel confort d’usage.

Proposition ludique : La Chasse en coeur narratif dans une structure déjà vue

Il est donc temps de regarder le contenu apporté par Hunter le Jugement, et je vais commencer tout de suite par un point pouvant surprendre : Nos fameux chasseurs se basent sur une structure, une offre ludique, extrêmement proche des Vampires dans le jeu cousin de cette gamme traduite par AAP. En effet, le combat contre un démon intérieur et la répartition des profils jouables dans des familles idéologiques bien nettes rappellent ici fortement l’appel du sang et les clans de la Mascarade. Au premier abord cette structure peut sembler un peu artificielle et forcée sur le sujet des Chasseurs, mais il faut bien admettre que d’un point de vue purement ludique cela promet un confort et des repères pour les conteurs et leurs joueurs. Voyons un peu dans le détail comment tout cela se met en place.

  • Construire son propre Monde des Ténèbres ?

Commençons par le point le plus étrange et le plus perturbant à mes yeux dans la proposition de jeu de Hunter le Jugement : l’absence quasiment totale de passerelles entre ce jeu de rôle et ses cousins partageant le Monde des Ténèbres.

En effet, dans un jeu nous invitant à pourchasser les créatures de la nuit, le croisement avec les jeux de rôles permettant d’incarner dans le même univers lesdites créatures semblait presque une évidence. Soyons clairs tout de suite, il n’en est rien, du moins il n’y a quasiment aucune référence claire aux gammes Vampire la Mascarade ou Werewolf l’Apocalypse dans Hunter le Jugement.

Il est facile de supposer les choix pragmatiques qui ont guidé ce choix de contexte, il est de nos jours en effet peu performant en termes de marketing de demander à vos conteurs et joueurs de devoir connaître deux gammes de jeu de rôle pour pouvoir en maîtriser correctement une troisième. Cela nous donne cependant un jeu qui nous explique qu’il se déroule dans un univers nommé Monde des Ténèbres, qui le qualifie de cadre gothique-punk en prenant soin de nous expliquer les contours de ces thèmes, mais sans pour autant assumer l’accès à la richesse des autres gammes partageant cet univers.

La conséquence de cela est que ce Monde des Ténèbres, pour Hunter le Jugement, reste extrêmement insaisissable. Cela peut être perçu comme un défaut, mais il faut bien avouer que pour moi les auteurs ont utilisé plutôt intelligemment cet aspect dans la structure de leur jeu. En effet, le jeu prend le parti de faire créer une cellule de Chasseurs aux futurs joueurs en donnant juste quelques clés de contexte assez libres pour se situer. Ainsi Hunter le Jugement propose d’un côté des profils détaillés de créatures individuelles redoutables, et d’un autre côté les Orgas qui sont les organisations gouvernementales impliquées à leur manière dans la chasse. Le croisement de ces deux axes, dans un univers défini basiquement par ses thèmes et sa similitude avec notre époque contemporaine, constitue un cadre en fait très libre pour les conteurs. Un cadre qui veut visiblement se construire par le récit et qui va surtout, finalement, beaucoup se structurer à travers la création des personnages. En effet, chaque Chasseur va être partiellement défini par son entourage et les forces/faiblesses qu’il tire de ses contacts et de ses ressources… chaque Chasseur va participer par sa création à construire simultanément l’univers de jeu qui les entoure.

Finalement Hunter le Jugement se révèle être un jeu de rôle massivement Character Driven. La personnalité, le passé, les contacts et les ressources matérielles des Chasseurs vont être les facteurs majeurs de construction de l’univers qui les entoure … remplissant le vide laissé par l’absence de passerelles entre ce jeu et Vampire La Mascarade ou Werewolf l’Apocalypse. Cet axe pourra surprendre ou décevoir, mais il a pour moi le mérite de laisser à ce jeu sa totale liberté d’offre ludique indépendante.

Et d’ailleurs, le jeu étant mécaniquement totalement compatible avec les autres jeu de rôle du Monde des Ténèbres de AAP, chaque meneur le souhaitant pourra faire de lui même le crossover de rêve si cela lui convient plus.

  • Construction des Chasseurs :

Il est temps d’en venir au cœur de notre affaire, car un jeu de rôle Character driven implique une importance clé dans la création et l’utilisation des personnages.

Il faut d’ailleurs noter que les règles de création de personnages (y compris les listes de capacités que l’on peut prendre) tiennent sur un peu plus de 50 pages, alors que la description des menaces surnaturelles et des organisations rivales dont je parlais plus haut va elle s’étendre sur plus de 100 pages. Comme je le dis souvent, la table des matières d’un jeu de rôle est pleine d’enseignement, et ici il est vite évident que la création mécanique des Chasseurs va rester relativement sobre en terme de complexité … laissant surtout une place importante au worldbuilding qui va se développer entre ces quelques choix et les éléments disparates mais assez nombreux de background fournis par le jeu.

La construction des Chasseurs dans Hunter le Jugement se fait par les étapes suivantes :

  • Choisir le concept, l’Ambition, le Désir, les Attaches :

Ces éléments, souvent avec assez peu d’impact en termes de règles, structurent la narration et l’univers autour du Chasseur. Qui est-il ? Quels sont ses buts et ses motivations ? Qui sont ses proches ? Ce dernier point est très intéressant car il oblige le joueur à avoir des relations avec des gens “normaux”, sous peine de malus mécaniques notables.

  • Choisir le Credo et la Pulsion :

Pouvant ressembler aux points précédents, ces deux éléments sont par contre plus structurants en termes de règles en plus de leur intérêt narratif.

Le Credo est le choix de vie du Chasseur, sa manière d’entreprendre la Chasse. On comprend ici que les Credo sont exactement comme les Clans à Vampire la Mascarade, ils regroupent une philosophie du mode de vie particulier de ce type de personnes (ici comment on vie et pratique la Chasse), mais vont aussi orienter la suite de la création de personnage par des choix mis en avant. En effet, chaque Credo est relié à des Pulsions, à des Ascendants et à l’usage des dés de Détresse (nous y reviendrons)

La Pulsion est la motivation personnelle du Chasseur pour entreprendre cette vie de chasse. Cupidité, Serment, Expiation sont des exemples de Pulsions proposées par le jeu. Cette Pulsion va permettre d’utiliser la mécanique des dés de Détresse qui permet d’augmenter les jets du Chasseur, et elle est aussi liée à une Rédemption qui permettra au Chasseur de récupérer l’accès à ces dés de Détresse après avoir sombré dans le Désespoir (nous en reparlerons plus bas).

  • Allouer les points d’attribut :

Les personnages sont structurés basiquement par 9 attributs : 3 en Physique (Force/Dextérité/Vigueur), 3 en Social (Charisme/Manipulation/Sang-froid) et 3 en Mental (Intelligence/Astuce/ Résolution). Le joueur va répartir des scores fixes entre ces attributs allant de 1 minimum à 4 au maximum (le score maximum possible dans le jeu étant 5)

A partir de ces valeurs le joueur peut ensuite calculer les scores de Santé et de Volonté.

  • Allouer les points de compétences :

Le joueur peut ensuite choisir entre trois modes de distribution de points fixes (Touche-à-tout, Équilibré, Spécialiste) pour répartir les valeurs proposées dans des compétences parmi les 27 disponibles dans le jeu.
Les valeurs à répartir vont là aussi être de 1 minimum à 4 maximum, comme pour les attributs (avec aussi un maximum de 5 pouvant être atteint plus tard)

  • Allouer les points d’avantages/handicaps/ascendants :

En rapport avec la structure narrative de son personnage, et tout particulièrement son Credo de préférence, le joueur va ici gérer un budget de points pour donner de la profondeur à son Chasseur :

Les avantages et désavantages sont dotés comme les compétences et les attributs d’une échelle allant de 1 à 5 maximum. Une Apparence particulièrement belle ou au contraire repoussante, des Alliés, des Contacts, des Ressources matériels supérieures ou une pauvreté totale … autant d’exemples de ce que ces éléments peuvent apporter à la structure du personnage.

Il faut noter que Hunter le Jugement invite à construire un véritable schéma des relations des chasseurs à partir de ces éléments, insistant sur le point que je mettais en lumière plus haut : la création des personnages est aussi ici un élément de worldbuilding.

Les ascendants sont eux des avantages d’un niveau supérieur aux précédents. Ils vont marquer profondément les méthodes du Chasseur et sont normalement liés à son Credo. Leur description laisse d’ailleurs une marge d’interprétation assez large aux joueurs et meneurs pour les adapter à chaque table. L’accès à un Arsenal ou une Flotte de véhicules, la possession d’un Artefact ou d’un pouvoir contre le surnaturel … Les ascendants donnent des outils puissants au Chasseur pour agir, et ils peuvent être renforcés par des Extras les rendant encore plus impressionnants.

Tout cela va aussi permettre de déterminer le matériel auquel un Chasseur aura accès, et donc ce qu’il peut logiquement avoir dans son équipement.

  • Système de résolution, un grand classique déjà vu :

Si vous connaissez déjà des jeux de rôles du Monde des Ténèbres, vous aurez certainement reconnu dans la structure des personnages les poncifs très classiques du système de règles imaginé dès l’origine par l’éditeur White Wolf … et repris encore aujourd’hui en grande partie sur toutes ces gammes traduites par AAP :

Hunter le Jugement se base sur un principe de groupement de D10. Le nombre de D10 à lancer est égal au total des scores de l’attribut et de la compétence correspondant à l’action tentée. Chaque D10 faisant 6 au plus est une réussite, sachant que plus l’action est difficile plus il faudra de réussites pour que l’action soit un succès.

A partir de cette base assez simple, le jeu décline bien sûr des variations donnant de la profondeur. Une paire de 10 obtenue sur les dés amène un résultat critique, les réussites en plus du nombre demandé vont amener des effets supplémentaires au résultat de l’action. Pour les jets en opposition il faudra basiquement comparer les résultats de deux groupements de dés, mais il faut noter ici la volonté des auteurs de réduire autant que possible les jets de dés effectués par le conteur. L’opposition pourra donc se gérer face à une difficulté fixe plus directe.

Cette mécanique est utilisée de façon strictement identique pour les affrontements, la marge obtenue par l’assaillant sur le jet d’opposition par rapport au défenseur indiquant le nombre de points de Santé ou de Volonté perdus (avec un bonus apporté par les armes le cas échéant bien sûr). Au fur et à mesure qu’un personnage remplit ces jauges avec des blessures, il perd des D10 dans ses groupements ce qui représente son affaiblissement. Un point intéressant d’ailleurs dans ce système est que les attaques “mentales” (Volonté) sont traitées exactement comme les attaques “physiques” (Santé).

Point majeur à prendre en compte sur ce jeu de rôle Hunter le Jugement, son système de règles n’est pas conçu pour donner une importance majeure aux combats. Le jeu invite d’ailleurs à étoffer les affrontements par des descriptions narratives, car nous ne sommes pas du tout ici dans une proposition ludique donnant un éclairage particulier aux combats. Les options techniques accessibles restent limitées pour rendre les affrontements dynamiques, et le jeu en est conscient puisqu’il a l’excellente idée de proposer des outils pour une résolution des conflits en trois tours maximum.

Mais au-delà de ces quelques mécaniques, il y a une autre facette des règles de Hunter le Jugement qu’il faut mettre en avant : les jauges de Danger et de Détresse.

Allant elles aussi de 1 à 5, ces jauges sont des marqueurs mécaniques de l’ambiance autour de la cellule de Chasseurs formée par les personnages. Plus la situation devient grave et difficile, plus la jauge de Détresse va augmenter. De même, plus le scénario avance et plus les personnages se font remarquer, plus la jauge de Danger augmente.

Attention, ces jauges ne sont pas des éléments esthétiques ! La jauge de Danger implique un renforcement chiffré des difficultés et de la puissance des opposants, la jauge de Détresse elle ouvre l’accès à des dés supplémentaires pouvant augmenter le groupement de D10 des personnages … mais avec le risque que des résultats de 1 sur ces dés amène à augmenter la jauge de Danger ou à faire sombrer un personnage dans le Désespoir (état très pénalisant dont il ne pourra sortir que grâce à la Rédemption de son Credo).

Conclusion : Une proposition à part dans un univers connu ?

Hunter le Jugement est un jeu de rôle qui peut laisser dubitatif après une première lecture. Il est censé être l’une des facettes du Monde des Ténèbres mais il se tient largement à part des autres gammes de cet univers (que ce soit par son esthétique ou par son contenu d’ailleurs).

Et pourtant, j’ai le sentiment que les auteurs sont partis de cette étrange dualité pour structurer une proposition qui a vraiment du sens par rapport aux idées que le Monde des Ténèbres a toujours voulu porter dans son offre ludique. En effet Hunter le Jugement se focalise énormément sur la narration et sur les éléments de contexte autour de la vie de ses protagonistes. Il semble conscient que son système de règles ne peut pas lui permettre de faire de l’affrontement physique le point majeur de cette fameuse chasse.

Tout le sel des histoires à construire dans ce jeu passe clairement par les méandres de la psychologie des Chasseurs, leur adaptation et leur confrontation avec le monde contemporain qui les entoure … tout cela venant donner un relief et des enjeux à la chasse que la nature très détaillée des menaces surnaturelles va venir sublimer avec une idée claire de crescendo du Danger et de la Détresse.

Bref, Hunter le Jugement n’est surtout pas pour moi un objet ludique classique qui se prend en main sur un coin de table. Chaque chronique va devoir être structurée et réfléchie par rapport aux personnages et la menace prévue. Cela explique en partie l’absence de scénario dans cet ouvrage, cela étant judicieusement remplacé par la multitude de conseils et d’accroches d’histoires fournis à travers les paragraphes de ce livre.

Peut être une proposition pour conteurs et joueurs avertis … dans tous les sens du terme.

2 pensées sur “Qui va à la chasse … devient la proie ! [Chronique Hunter, le Jugement]

  • 8 septembre 2023 à 22:13
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    Hunter est l’un des rares livres de JDR dont je n’ai pas réussi à finir la lecture : les 50 premières pages sont pour moi un blabla insipide et les 100 suivantes qui détaillent le système,les compétences, etc, n’ont vraiment pas réussi à me donner envie de m’investir dans cet univers…qui n’est d’ailleurs jamais décrit sauf par un « bestiaire » et des orgas en toute fin de livre… C’est probablement la partie la plus intéressante, mais je trouve que la reléguer en fin d’ouvrage est réellement une erreur car le lecteur est noyé sous de généralités et des platitudes en début d’ouvrage, avant d’en prendre une autre couche avec le système qui, en ce qui me concerne, m’a assommé plus qu’autre chose.
    Bref, dans mon cas une réelle déception…

    • 9 septembre 2023 à 19:07
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      En effet l’absence est très factuelle , comme je le relève dans l’article le propos du jeu est clairement de créer l’univers de jeu plus à travers les aspects des personnages…
      La lecture ne m’a pas autant choquée en terme de texte, en effet le jeu trace des contours d’ambiance et de thèmes plutôt larges … mais c’est une conséquence normale du 1er point pour moi

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