D’Assouan à Farce Macabre : Itinéraire édifiant d’un personnage

Note de la rédaction : La semaine prochaine, nous allons publier une chronique complète du supplément pour L’Appel de Cthulhu, Farce Macabre. Ceci n’est donc pas une critique de ce (long) scénario, mais plus, disons, une entrée en matière accompagnée d’un regard historique. Que ce soit sur des personnalités qui ont inspiré des PNJ ou sur la gamme de L’appel de Cthulhu en général.

Mise en garde : l’article qui suit traite notamment de racisme, de grossophobie, de transphobie et de proxénétisme de mineures. Il contient des extraits de texte anciens et récents qui sont parfois eux-mêmes choquants. Par ailleurs, il divulgue des éléments du scénario Farce Macabre pour l’Appel de Cthulhu. Ils me semblent secondaires, d’ailleurs je les ai écartés de ma partie, mais vous voilà prévenus.

Ibrahim al-Gharbi

Né dans la région d’Assouan, Ibrahim al-Gharbi arrive au Caire vers 1890 où il commence par diriger un music-hall. Puis il y ouvre rapidement sa première maison close, une activité alors légale. En 1912, il en possède 15, pour la plupart dans le quartier de Wagh al-Birka. À la fin de sa vie, une douzaine d’années plus tard, son réseau aurait été constitué de 54 établissements étendant son influence bien au-delà de la capitale.

Loin de rester dans l’ombre, Ibrahim al-Gharbi est une personnalité publique. Thomas Russell, un aristocrate britannique qui officie alors en tant que chef de la police du Caire [1], le qualifie dans ses mémoires de Roi de Wasa‘a [2]. Une anecdote raconte d’ailleurs que ses comparses l’auraient réellement coiffé d’une couronne d’or pendant les festivités qui marquaient la fin d’une courte détention et l’abandon des poursuites judiciaires contre lui (il sera condamné par la suite pour avoir acheté des fonctionnaires). Plus couramment, on peut le trouver chaque soir, assis sur son banc, devant chez lui. Les témoignages occidentaux y voient un monarque trônant au milieu de ses courtisans, voire un dieu païen (ce qui n’était pas un compliment). Un spectacle si notoire et si mémorable qu’il en serait devenu une attraction sulfureuse. William Nicholas Willis, un auteur douteux de l’époque va jusqu’à dire que « pendant la saison touristique, les guides gagnent presque autant d’argent en présentant l’abject Ibrahim al-Gharbi aux globe-trotters qu’en leur montrant les pyramides » [3].

Mais en 1923, Ibrahim al-Gharbi est arrêté. Malgré sa fortune et son réseau de soutiens, il est condamné en 1925 à cinq ans de travaux forcés pour corruption et incitation à la prostitution de sept mineures. Il meurt en 1926 alors qu’il purgeait sa peine.

Pourtant, si la presse a bien commenté ses activités criminelles, ce n’est pas ce qui a été le plus retenu et utilisé contre lui hors des tribunaux. D’origine nubienne, la couleur de sa peau est systématiquement mentionnée et donne lieu à de nombreux propos racistes. Par ailleurs, comme si ses méfaits envers des adolescentes égyptiennes ne suffisent pas, c’est sous le titre de l’« Affaire de la traite des Blanches » [4] que l’on couvre son procès. Malgré le démenti de la justice coloniale elle-même, les journaux alimentent à cette occasion une des psychoses racistes majeures de l’époque et l’accusent d’avoir fait enlever, séquestrer et se prostituer de jeunes filles européennes. Enfin, et surtout, Ibrahim al-Gharb s’habille en femme [5]. Sur son banc, comme ailleurs, il porte un voile blanc, se drape de tissus vaporeux pailletés d’or et d’argent, se maquille, et se pare de la tête aux pieds de bijoux en or sertis de pierres précieuses.

Pour tout cela, plus encore que pour ses activités criminelles, il est insulté, humilié et érigé en symbole du mal. Pour la presse, c’est le diable fait homme. Pour les nationalistes, il est le symptôme de la corruption occidentale (une bonne partie de sa clientèle est issue des garnisons des armées coloniales). Pour les Britanniques, il incarne tous leurs préjugés négatifs sur l’Orient.

Et l’on touche ici à la difficulté de ce portrait. Car la très grande majorité de sources dont nous disposons provient précisément de ceux-là mêmes qui l’ont dépeint en monstre, non pour ce qu’il faisait, mais par rejet de ce qu’il était et par opportunisme politique. Ainsi, il convient de rester aussi prudent que possible en étudiant ces textes manifestement partiaux et à charge.

Le roi de Wasa

Soixante-dix ans plus tard, en 1995, Chaosium publie Le Guide du Caire sous la plume de Marion Anderson. C’est un supplément pour l’Appel de Cthulhu qui dépeint, très classiquement, le contexte historique, les quartiers, les factions, une galerie de PNJ, etc.

Dans la bibliographie proposée par l’autrice, on retrouve les mémoires de Thomas Russel. Celui-ci apparait d’ailleurs dans la liste des personnalités importantes du Caire, puisqu’il est le chef de la police de l’époque. Mais on trouve aussi, dans cette même liste, le « Roi du Wasa ». Il est décrit plus en détail, toujours sans lui donner de nom, dans un encart « Prétexte à scénario ». En voici la traduction proposée par Jeux Descartes l’année suivante.

« Le “Roi de Wasa”, un Nubien énorme et adipeux qui contrôle toute la prostitution organisée et la vente de drogue, se tient tous les jours devant l’un de ses palais de la Sharia Abd el-Khaliq. Il est assis en tailleur sur un banc, vêtu en femme et voilé des soies les plus raffinées. Cette idole d’ébène est vénérée par ceux qu’il fait travailler, lesquels tournoient autour de lui comme des guêpes autour d’un pot de miel. Il fait parfois un geste d’une main couverte de bijoux à l’intention des passants qu’il reconnait. Quand il voit quelqu’un qui lui plaît, il l’invite chez lui pour prendre un rafraichissement ou pour lui faire admirer sa remarquable collection d’objets anciens ; la plupart ne réapparaissent jamais. Il dirige et alimente la traite des blanches et fournit les cultes en jeunes femmes occidentales pour les sacrifices rituels. La police a tenté de mettre fin à ses activités mais, pour l’instant, en vain : beaucoup de juges haut placés sont ses débiteurs. »

L’inspiration n’est pas difficile à trouver. Il s’agit, parfois mot pour mot, d’une des descriptions que faisait Thomas Russel d’Ibrahim al-Gharbi dans ses mémoires [6]. Le roi, la corpulence, le lieu, la posture, les vêtements, l’idole d’ébène, le geste de la main, son influence, tout ça est écrit par notre chef de la police des années 20.

On ne s’encombre guère ici de précautions quant à la fiabilité de cette unique source, au contraire. Marion Anderson retire la mention du nom, simplifie celui du quartier à la manière des soldats britanniques, nous épargne les qualificatifs injurieux et rallonge un peu la sauce. Pour cela, elle ajoute le trafic de drogue à la prostitution, la maison se transforme en palais, les passants se muent en adorateurs fervents, le proxénète gagne une de ces collections d’objets anciens chères à l’Appel de Cthulhu, le baisemain devient une funeste invitation, et le spectre de la « traite des Blanches » ressurgit avec même une branche consacrée aux sacrifices rituels.

Pourquoi est-ce le seul de la liste des personnalités historiques du Caire qui est résumé à son surnom ? Peut-être parce que c’est le seul criminel de ce Who’s Who et qu’il est décrit pire qu’il n’était ? Pour éviter d’éventuelles, quoique très improbables, poursuites judiciaires malgré l’avertissement légal en début de recueil « Toute similitude entre des personnages de cet ouvrage et des personnes existantes ou ayant existé serait purement fortuite » ? Pourtant ce Roi de Wasa figure aux côtés de Lloyd George, Howard Carter et Winston Churchill. Aucun d’eux n’a vu sa biographie modifiée, d’ailleurs. Et l’on ne doute pas de leur similitude avec des personnes ayant existé. Ou alors est-ce par respect ? Ou juste parce que ça sonnait mieux ? Quoi qu’il en soit, bien que ce ne soit pas officiel, impossible de ne pas reconnaitre Ibrahim al-Gharbi pour qui en a déjà entendu parler.

On ne reconnait pas que lui, d’ailleurs. On retrouve également les lunettes du chef de la police à travers lesquelles on l’observe. Par exemple, la corpulence, que Marion Anderson reprend de Thomas Russell, constitue un élément aussi caractéristique que douteux. D’une part, on ne le trouve que sous sa plume. D’autre part, ça ne correspond pas à la photo du proxénète. Plus qu’une description fidèle, il est probable que ce soit surtout l’expression d’un conformisme homophobe, une exagération insultante envers une personne dont il veut se montrer dégouté comme l’ont fait la plupart de ceux qui ont écrit sur Ibrahim al-Gharbi en son temps. Dès la phrase suivante, il le qualifie d’ailleurs de « pervers répugnant ».

Bien entendu, le Guide du Caire n’a pas vocation à décrire un cadre rigoureusement historique. Au contraire, il s’agit de proposer une ville où l’aventure comme l’horreur peuvent surgir à chaque coin de rue. Un environnement, certes vraisemblable, mais qui pourrait avant tout inspirer des scénarios de l’Appel de Cthulhu. Bien qu’on lui ait justement reproché de trop s’attarder sur le contexte historique aux dépens du fantastique, c’est l’idée qui fait passer d’Ibrahim al-Gharbi à ce roi de Wasa.

Mais le faire figurer au milieu d’une liste de personnages célèbres, décrits avec rigueur, est très ambigu. Et surtout, en écrivant ce personnage en collaboration avec le chef de la police coloniale, on retrouve en 1995 tous les stéréotypes utilisés au début du siècle contre l’original. Non seulement on continue de les alimenter, mais parfois, comme dans le cas de la « traite des Blanches », on les renforce dans une volonté d’emphase.

Abebaberk Selassie

Encore vingt-six ans plus tard, en 2021, près d’un siècle après la disparition d’Ibrahim al-Gharbi, Edge publie La Broma Macabra pour l’Appel de Cthulhu. Il s’agit d’un scénario de comédie horrifique écrit par le cinéaste Álex de la Iglesia dont l’action se déroule en 1922 au Shepheard, le palace le plus prestigieux du Caire.

L’auteur se régale à mettre en scène des célébrités tant de l’Histoire que celles propres à l’univers de l’Appel de Cthulhu. C’est ainsi que parmi les 13 personnages principaux, nous retrouvons un certain Abebaberk Selassie, dit « le Gros Nubien », le roi des bas-fonds, tiré du Guide du Caire. Or Álex de la Iglesia propose du grand spectacle composé d’humour noir, de grotesque, d’irrévérence, de sexe et de violence. Il s’éloigne par conséquent du genre habituel du jeu. Pour ce faire, il tord donc ses références. Il reprend leurs descriptions en leur donnant une ampleur démesurée, volontairement déraisonnable, souvent jusqu’à la caricature. Tout se doit d’être pire que le matériau de base, pire que ce que l’on imaginait.

Malheureusement, associer l’outrance du cinéaste espagnol à un personnage bâti sur l’intolérance du siècle passé ne fait que multiplier les clichés les plus délétères. Car le roi de Wasa, en retrouvant un nom [7], n’est pas épargné. Il est non seulement détestable, comme la plupart des protagonistes du scénario, mais il est surtout affublé de nombreux stéréotypes, en particulier racistes et grossophobes.

Abebaberk Selassie est le seul noir du casting. C’est un cannibale [8], trafiquant de drogue et d’esclaves, qui enlève des femmes blanches, et n’hésite pas à recourir à la violence si d’autres que lui interagissent avec celle qu’il convoite. Présenté comme fondamentalement mauvais, il n’a guère d’autres ambitions dans cette histoire que de terrifier ceux qu’il croise, de voler, danser, baiser et se prélasser dans sa chambre. Outre la peur qu’il inspire, la façon dont il est mis en scène le réduit essentiellement à sa sexualité et son physique.

Et ce physique, c’est celui du « Gros Nubien » de 250 kg successivement qualifié d’obèse dépravé, de masse lubrique, de répugnant, d’infâme, de montagne de graisse au ventre gargantuesque (et je vous épargne les descriptions plus précises). En résumé, sa corpulence est utilisée à la fois comme ressort comique et comme objet de dégoût. Elle est censée faire de lui un monstre entre les mains des MJ.

Contrairement à son poids, ou à l’intérêt que portaient les contemporains d’Ibrahim al-Gharbi à la question, le fait qu’Abebaberk Selassie s’habille en femme est à peine évoqué. Dans le synopsis d’abord, qui indique qu’il arrive à un bal costumé « vêtu telle une odalisque et a le bas du visage couvert d’un voile (ce n’est pas un déguisement) ». Puis, plus tard, dans la scène elle-même, et en contradiction avec la mention précédente, il est simplement « déguisé en odalisque ». À l’exception des illustrations qui sont conformes à cette description, c’est tout. Pas de qualificatif, pas de jugement, pas même de réaction des autres personnages. Il scandalise l’assemblée, mais ça n’a pas l’air d’être pour ça. On notera tout de même que, dans la catégorie clichés associés aux hommes qui échappent aux normes de genre, bien que les joueurs aient peu de chance de l’apprendre, son point faible est son amour pour sa mère. Et qu’il est par ailleurs armé d’un Derringer (un pistolet de poche traditionnellement associé aux femmes) et qu’acculé, il poussera « un cri terriblement aigu qui se répercutera dans tout l’hôtel ».

Mais il y a un autre stéréotype récurrent tant des personnages noirs, gros, que LGBTQI+, c’est leur hypersexualisation. Et si sa façon de s’habiller ne semble pas spécialement intéresser l’auteur, il en est tout autrement de sa sexualité. Comme on l’a vu, il est régulièrement désigné par un double adjectif péjoratif l’associant à sa corpulence (obèse dépravé, masse lubrique). Mais elle est aussi abondamment mise en scène, dès son apparition, entouré de femmes et d’hommes élégants prêts à tout pour le satisfaire, mais surtout à travers le décor de sa suite au Shepheard. Une sexualité dépeinte comme débridée, contrariée, et malsaine au point d’être criminelle. Comme souvent, on associe ici un appétit sexuel important avec une multiplication des pratiques, mêlant allégrement jouets, drogues, ou relations BDSM à la nécrophilie, voire le viol et la pédocriminalité (qui, contrairement aux autres, ne sont que suggérés).

Enfin, le thème de la « traite des Blanches » est repris et amplifié au même titre que le reste du portrait. Dans sa description, on nous indique qu’il détient des touristes et de jeunes femmes blanches dans son palais. Un détail que les joueurs n’ont, encore une fois, que peu de chance de découvrir. Par contre, si rien ne se met en travers de leur route, Abebaberk Selassie repartira avec l’une des protagonistes principales (une grande bourgeoise allemande) qui ne réapparaitra que des années plus tard, « après qu’il se soit lassé d’elle », errant parmi les mendiants du Caire.

On pourrait cependant arguer que le personnage est plus complexe que ça. C’est notamment un homme de pouvoir, tellement craint que le roi d’Égypte comme l’aga khan [9] le vouvoient, voire lui font la révérence. Malgré cela, il aspire plus que tout à être considéré comme respectable, en sachant que ça n’arrivera jamais [10]. On le dit également conservateur, favorable aux Britanniques, protecteur pour ses proches (au point d’être un allié potentiel), traditionnel en matière de croyances, et un intellectuel à la formation académique solide. Mais si tout ceci est présent dans sa description initiale, ce n’est pas du tout ce qui est mis en scène et l’on peut parier sur la rareté des tables qui seront confrontées à autre chose que ce « Gros Nubien dépravé et ravisseur de Blanches ».

Le lourd fardeau de l’héritage

Si la filiation est évidente, Abebaberk Selassie n’est pas tant l’héritier d’Ibrahim al-Gharbi que du regard porté sur lui. Au point que, même si l’obésité monstrueuse est une figure déjà utilisée par Álex de la Iglesia [11], s’il est gros c’est probablement juste parce que le chef de la police britannique qui a fait arrêter Ibrahim al-Gharbi l’a insulté dans ses mémoires. Et si le PNJ ne peut tenir lieu de description du personnage historique, il est construit, certainement involontairement, en grande partie sur des stéréotypes issus de son temps et des discours coloniaux. Pire, il est ainsi car tous ces clichés ont traversé un siècle et raisonnent toujours à l’unisson dans nos propres préjugés.

C’est un des pièges classiques de l’Appel de Cthulhu, et plus généralement des jeux de rôle qui s’appuient sur l’Histoire. Pour présenter une période, il est tentant de se baser sur des sources d’époque sans suffisamment les réexaminer dans le contexte de leur production. Et ce faisant, nous adoptons leur point de vue. Ici celui d’un discours colonial intrinsèquement raciste et intolérant. Ce PNJ n’est qu’un exemple parmi bien d’autres. C’est ainsi que dans les premières versions des Masques de Nyarlathotep on dépossédait les Mau Mau [12] de leur lutte au profit d’une secte, les reléguant aux monstres à la violence aveugle de la propagande britannique. Ou, encore dans Farce Macabre, qu’on qualifie Saad Zaghloul [13] de terroriste pour en rire.

Mais les gammes comme celle de l’Appel de Cthulhu doivent également gérer leur propre histoire. Quarante ans de publications, c’est long. Autant d’années pendant lesquelles la société comme les connaissances historiques et l’accès à l’information ont énormément évolué. Alors rééditer ou faire référence à ses anciens succès, même débarrassés du racisme ou du sexisme de Lovecraft lui-même, c’est aussi délicat que de puiser dans les sources d’époque. Ils contiennent, voire sont conçus sur une pensée dépassée.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’abandonner. Les jeux historiques sont mes préférés. Et j’aime, à l’occasion, piocher dans de vieilles gammes. Mais nous devons avoir conscience du matériel auquel nous avons recours et ne pas nous laisser aller à croire que l’absence de mauvaises intentions suffit à nous éviter de perpétuer des horreurs. Si l’on ne veut pas que nos fictions entretiennent des stéréotypes qui alimentent des discriminations bien réelles, on doit prendre du recul sur ce que l’on utilise. Une version très déformée d’Ibrahim al-Gharbi aurait pu faire un personnage intéressant, pour peu qu’on ne l’affuble pas des stigmates dont ceux qui lui ressemblent sont encore victimes aujourd’hui. De la même façon, l’humour ou l’exagération peuvent aboutir à des parties géniales, mais pas si c’est pour reproduire les stéréotypes les plus abjects.


[1] Pendant toute la période d’activité d’Ibrahim al-Gharbi, l’Égypte était sous domination britannique.

[2] Le Wasa‘a désignait une partie en retrait du quartier Wagh al-Birka, à la limite de la zone de prostitution légale. C’est là que se trouvaient les maisons closes les plus modestes, occupées par les femmes en bas de l’échelle sociale et de la hiérarchie raciale de l’Empire colonial britannique. Les soldats anglophones le connaissaient sous le nom simplifié de Wazza.

[3] L’auteur en question est un politicien corrompu en exil, par ailleurs connu pour être aussi moralisateur que sensationnaliste. Son livre, sobrement intitulé Anti-Christ in Egypt, dédicacé au clergé anglais, entendait lutter contre la « traite des Blanches ». Il l’éditait lui-même. Une citation à prendre avec des pincettes, donc, mais qui montre néanmoins l’importance d’Ibrahim al-Gharbi dans le paysage de son temps.

[4] L’expression « traite des Blanches » est gênante à bien des égards. Elle repose sur un mythe qui a émergé à la fin du XIXe siècle : l’enlèvement en masse, la séquestration puis la prostitution forcée de jeunes filles européennes par des réseaux internationaux. La recherche a montré que la réalité relevait beaucoup plus simplement de la migration économique de femmes souvent déjà prostituées dans leur pays d’origine. S’il y a eu des cas d’enlèvements ou de séquestrations, ils sont restés marginaux et ne participaient pas d’un système à grande échelle.

Par ailleurs, cette expression est un abus de langage qui euphémise la traite des Noirs. Elle n’a ni les mêmes causes, ni les mêmes conséquences, ni le même soutien massif des états et des grandes fortunes. Enfin, elle est à nouveau raciste en différenciant explicitement les femmes blanches des autres, et en alimentant le stéréotype tristement classique des hommes racisés concupiscents qui rêvent d’enlever et violer les Blanches.

La Société des Nations a abandonné dès 1921 la notion de traite des blanches pour lui substituer celui de traite des femmes (qui sera étendu plus tard à l’ensemble des êtres humains). C’est toujours discutable, mais surtout, comme on le verra dans cet article, l’expression d’origine et les préjugés qui lui sont attachés sont malheureusement restés très ancrés dans notre imaginaire.

[5] Faute de disposer de son témoignage recueilli en dehors de toute contrainte (au cours de son procès, il dit que s’habiller en femme est un hobby), il est difficile de savoir comment Ibrahim al-Gharbi se percevait. Et il est probablement encore plus hasardeux de l’associer à notre conception actuelle du genre. C’est pourquoi j’ai choisi de conserver le masculin. C’est un choix par défaut, discutable, et qui ne doit pas éluder le défi qu’al-Gharbi a lancé aux normes de son époque.

[6] « Le Wasa’a avait son roi, un Nubien énorme et adipeux nommé Ibrahim el-Gharbi, que l’on pouvait voir tous les soirs assis les jambes croisées sur un banc devant l’une de ses maisons de la Shari Abd el-Khaliq. Vêtu en femme et voilé de blanc, ce pervers répugnant était assis comme une idole d’ébène silencieuse, tendant de temps à autre une main couverte de bijoux pour se la faire baiser par un admirateur de passage, ou donnant un ordre silencieux à l’un de ses fidèles. Cet homme avait un pouvoir étonnant sur le pays. Son influence s’exerçait non seulement sur le milieu de la prostitution, mais s’étendait également aux sphères politiques et à la haute société. » (Thomas Russell, Egyptian Service.)

[7] Je ne pense pas qu’Álex de la Iglesia sache que le Roi de Wasa du Guide du Caire correspond à Ibrahim al-Gharbi. Sinon je suis convaincu qu’il se serait empressé de lui redonner son identité. Il aime visiblement ces clins d’œil, son scénario en est bourré. Et il n’est pas du genre à s’encombrer de scrupules vis-à-vis des personnages historiques qu’il met en scène.

[8] L’auteur s’inspire encore ici du Guide du Caire. Plus particulièrement d’un passage atroce de déshumanisation dans lequel on nous dit que, dans un des quartiers sous la coupe du roi de Wasa, « la misère menace la vie des touristes car ses habitants préfèrent la viande humaine aux rats, qui constituent leur alimentation habituelle ». Álex de la Iglesia en conclut donc qu’il est « fort possible que la chair humaine constitue la base de l’alimentation de Selassie ». À noter cependant que l’anthropophagie est un motif récurrent de son œuvre, il place d’ailleurs un autre personnage de Farce Macabre dans une scène de cannibalisme.

[9] L’aga khan est le titre héréditaire de l’imam des ismaéliens nizârites. En l’occurrence, il s’agit de « Son Altesse Sir Sultan Mahomed Shâh Aga Khan III ». Originaire de Karachi, il est très actif pour la défense des droits des Indiens musulmans et leur développement économique dans le Raj britannique et en Afrique de l’Est. Il passe néanmoins l’essentiel de son temps en Europe dans le luxe de la haute société.

[10] Encore un cliché associé aux personnes racisées.

[11] Par exemple avec Mari, la déesse mère des Sorcières de Zugarramurdi.

[12] Mouvement insurrectionnel kenyan (indubitablement violent, mais le réduire à la violence aveugle et dénuée de fondement de la secte de la Langue Sanglante, c’est nier le contexte colonial à l’origine de cette violence).

[13] Leader de l’indépendance égyptienne, l’un des hommes politiques les plus populaires du XXe siècle dans son pays.

8 pensées sur “D’Assouan à Farce Macabre : Itinéraire édifiant d’un personnage

  • 22 mars 2024 à 12:40
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    Bigre, voilà un article très fouillé qui me rappelle ce que j’avais pu lire de mieux dans le regretté « D6dent ». Bravo et merci pour ce travail de recherche !

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  • 22 mars 2024 à 15:32
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    Article impressionnant. Quelle belle mise en perspective.

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  • 22 mars 2024 à 18:28
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    Excellent et salutaire article. Merci pour cette lucidité. Si seulement ce genre de lecture était plus courante dans le monde rôliste. Le Fix = incontournable.

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  • 22 mars 2024 à 18:32
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    Quid de la jouabilité du scénario ? De sa létalité ? De l’intrigue générale ? De la prise en main pour le MJ ? Des aides de jeu proposées ?

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  • 23 mars 2024 à 01:25
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    Quid de la lecture des toutes premières lignes de l’article ?
    « La semaine prochaine, nous allons publier une chronique complète du supplément pour L’Appel de Cthulhu, Farce Macabre. Ceci n’est donc pas une critique de ce (long) scénario, mais plus, disons, une entrée en matière accompagnée d’un regard historique. Que ce soit sur des personnalités qui ont inspiré des PNJ ou sur la gamme de L’appel de Cthulhu en général. »

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  • 23 mars 2024 à 18:20
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    Un article documenté et didactique fort bienvenu pour nous apprendre à séparer le bon grain de l’ivraie dans la désormais longue histoire des publications de jeu de rôle, et à nous débarrasser, donc de stéréotypes envahissants.
    Un seul bémol : le néologisme « racisé » me paraît devoir être évité, au profit de « victime du racisme ».

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  • 27 mars 2024 à 10:38
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    Merci beaucoup pour cet article.
    Le nombre et le détail des notes et des références listées en fin de l’article m’ont informé et appris beaucoup de choses. Suffisamment de choses pour je commente pour la première fois sur le Fix pour le préciser.
    L’effort d’information et contextualisation de cet article et impressionnant et vraiment agréable. La nuance et la mise en perspective sur ce genre de sujet sont des exercices complexes. Et vous avez le courage de vous y atteler.
    Chez le Fix vous écrivez de la qualité et c’est pour ça que je vous lis et que je continuerai à vous lire.
    Merci encore pour vos travaux.

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  • Ping : Farce Macabre, presque comme au cinéma [chronique] - Le Fix

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