Les Contrées du Rêve (4/4) : Le sens de l’escamoteur

Le sens de l’escamoteur

Où l’ouverture de la boîte contenant la Clé d’argent touche à sa fin.

Des cris déchirèrent l’éther tandis que des rubans de lumière repoussaient les démons venus de l’extérieur. Et Nodens le chenu poussa un hurlement de triomphe quand Nyarlathotep, talonnant sa proie, s’arrêta, confondu, devant un flamboiement qui flétrit ses informes horreurs chasseresses et les changea en poussière grise. Et voici que Carter avait enfin descendu le vaste escalier de marbre qui mène à sa cité merveilleuse, car il était de retour dans la belle Nouvelle-Angleterre, le pays qui avait modelé son âme.

H.P Lovecraft. La quête onirique de Kadath l’inconnue

 

Il est peu de dire que les campagnes se déroulant toutes entières dans les Contrées du Rêve sont une denrée rare. Les amateurs des Contrées ont donc dû longtemps se contenter d’une seule campagne, La pierre onirique. La traversée du désert (du plateau de Leng) a duré plus de vingt ans. Certes, cette toute première tentative avait le mérite d’exister et d’indiquer aux meneurs quel type d’aventures le contexte offrait. Certes, elle présentait une combinaison de merveilleux et d’horreur adéquate – à défaut d’être toujours bien équilibrée -, du beau matériel et même des ambiances et des PNJ réussis. Hélas, l’ensemble péchait par une structure d’une rigidité cadavérique marquée par la répétition de séquences forcées et de situations où les PJ doivent faire le bon choix ou mourir. Disons pudiquement qu’elle nécessitait un gros travail de réappropriation et de réécriture pour être jouable. Soit dit en passant, cette campagne est inclue sous forme de livret dans la boîte des Contrées du Rêve et, plutôt que de la mener, il reste utile de la lire, ne serait-ce que pour la cannibaliser, y compris pour faire jouer Le sens de l’escamoteur.

Cette vieille déception à la lecture de La Pierre onirique soulevait bien des attentes chez l’ami des chats d’Ulthar que je suis. Le sens de l’escamoteur est venu relever le gant. Reste à savoir si elle tient ses promesses et réussit à où la campagne pionnière avait échoué.

Techniques oniriques

Le Sens de l’escamoteur s’ouvre sur des modifications des mécaniques régissant les compétences oniriques. Ici, les réactions des personnages et des joueurs au caractère changeant ou anormal de leur environnement leur donnent des encoches qui leur permettent de modifier leur environnement. J’ai mis un certain temps à comprendre l’intérêt de cette mécanique, mais il est manifeste. À moins que le meneur ne soit malveillant et qu’il ne profite de la mécanique pour priver les PJ du pouvoir de modifier les rêves, ce dernier va devoir constamment introduire des petits détails pour attirer l’attention de ses joueurs et maintenir une ambiance onirique grâce à des changements subtils. Une fois que les joueurs auront compris la mécanique (il sera par exemple possible de les aider par un système de jetons sonnant chaque fois qu’ils détectent les changements), elle est assez gratifiante et les amène à questionner leur environnement… ce qui est à double tranchant, certaines questions, ne serait-ce que formulées, déclenchant leur lot de complications. En somme, regarder les Contrées comme le ferait un natif ferme la voie aux modifications du rêve mais facilite la vie, tandis que le regard critique ouvre la voie au modelage au prix de désagréments, voire de dangers. Pour bien mettre en œuvre cette mécanique, le Gardien doit certes s’imposer une discipline, mais la campagne est bien conçue : au fil du texte, des micro-descriptions et des éléments de détail sont proposés en encart pour lui faciliter le travail.

Cette attention portée à l’onirisme est sensible partout dans la campagne : des conseils de mise en jeu insistent sur la gestion du temps et le travail sur les ellipses, sur le rôle des recherches et des désirs des rêveurs dans la survenue de dangers et d’opportunités, ou encore sur l’art et la manière d’altérer les descriptions pour obtenir des paysages spécifiques aux Contrées, par exemple une nature où les plantes ni ne poussent ni ne meurent. Cette boîte à outils complète utilement les conseils donnés dans Les Contrées du rêve. Elle est d’autant plus utile qu’elle est mise en pratique de façon claire au fil des scénarios et des descriptions de rencontres.

L’opium du peuple des rêves

Plutôt que de faire jouer des natifs des Contrées ou des rêveurs expérimentés, Le Sens de l’escamoteur prend le parti de projeter des investigateurs new yorkais dans le corps de natifs après la consommation d’une drogue psychopompe mal dosée. Tout Gardien qui a fait jouer les séquences oniriques de Terreur sur l’Orient Express se souvient forcément, à cette évocation, des réactions de rejet provoquées par ce genre de consommation forcée. La perspective a beau être originale, le procédé est brutal. Heureusement, les PJ ont une solide raison de vouloir inhaler le mélange, car la création de personnage prend soin d’en faire des opiomanes moyennant une compensation en points de compétences. Cette solution n’est pas parfaite mais elle a le mérite de faciliter la collaboration, voire la complicité des joueurs dans un scénario qui, autrement, aurait été subi.

Une fois dans les Contrées, les investigateurs n’en ressortiront plus avant la fin de la campagne, et ils auront tout intérêt à en ressortir au plus vite car l’essence de leur corps d’emprunt se délite. Ce transfert, en plus d’offrir des perspective de roleplay tout à fait séduisantes et des surprises à la découverte du profil de caractéristiques associé, offre un petit enjeu supplémentaire. La sublimation dans le rêve pourrait venir purger l’investigateur de sa dépendance à l’opium… s’il survit. En effet, une règle fondamentale des Contrées est modifiée : dans Le Sens de l’escamoteur, les corps physiques des rêveurs se sont évanouis lors de l’erreur de transfert, et la mort de l’avatar onirique est une mort au sens plein. Il s’agit donc d’une campagne dangereuse, d’autant qu’elle ne retient pas ses coups.

Heureux qui comme Carter a fait un beau voyage

Une fois la bywandine consommée, l’argument de la campagne est simple. Les investigateurs entrent dans les Contrées dans ce qui reste de la joyeuse Sarkomand, soumise aux bêtes lunaires. De là, ils doivent gagner une sortie physique, par exemple le Bois enchanté où se terrent les fourbes zoogs.  D’une certaine manière, Le Sens de l’escamateur est ici dans la droite ligne de La Pierre onirique, où l’artefact éponyme indiquait le chemin à suivre dans un long voyage jusqu’à la lune. La grande différence réside dans la grande latitude laissée aux PJ dans l’itinéraire et les moyens, et la grande force de cette campagne est d’offrir au Gardien les moyens de gérer cette liberté d’action et de mouvement. Que les PJ choisissent de quitter Sarkomand à pied, en volant une galère noire des hommes de Leng (audacieux) ou en empruntant les Dix Mille Marches menant au monde souterrain (téméraire), un scénario d’introduction est prévu et, à chaque étape, des encadrés précisent les adaptations et les enjeux spécifiques au moyen de transport choisi. Ainsi, arriver à Lhosk, cité marchande, sur une galère noire, c’est mettre la ville en émoi et la main dans un nid de guêpes.

Il est peu probable que les PJ passent par toutes les escales possibles, aussi chacune se voit-elle consacrer un scénario indépendant. Bien que les scénarios soient liés entre eux par le voyage des personnages, leur quête du retour sur Terre ainsi que la malveillance du Chaos Rampant, ils sont autonomes et peuvent ainsi être joués dans n’importe quel ordre. Ils ne le seront pas tous : a priori, seuls les groupes ayant choisi l’évasion de Sarkomand par le monde sous-terrain assisteront aux rites destinés à apaiser Bokrug à Sarnath. Pour autant, la campagne parvient à éviter l’écueil de présenter une série de scénarios déconnectés, et envisagent les conséquences de l’un sur l’autre récit plus ample.

Le voyage d’une escale à une autre est émaillée de multiples rencontres, présentées en début d’ouvrage en fonction du mode de transport. Très réussies et variées dans les problèmes qu’elles posent, elles n’aboutissent que rarement à un combat, ce qui creuse encore l’écart avec La Pierre onirique et ses faux airs d’hexcrawling. Certaines de ces rencontres sont merveilleuses, d’autres dangereuses, d’autres encore inquiétantes, mais toutes tiennent compte de l’étrangeté des Contrées du rêve. La galerie de portraits est attachante et contribue pour beaucoup au succès de la campagne : de l’adorateur de Nodens attendant les investigateurs depuis l’éternité au fonds d’un puits à l’archiviste venue des Terres de l’imaginaire en quête d’imperfection en passant par le géant asexué chasseur de bholes, le Gardien a une belle réserve de personnages et de mystères qu’il peut convoquer pour animer le voyage sans voler la vedette aux PJ ou les mettre systématiquement en danger. En outre, il ne s’agit pas seulement d’animer la partie : l’issue de certaines rencontres a des conséquences décisives lors de développements ultérieurs de la campagne et rend le monde d’autant plus vivant.

Escales en terres oniriques

Grâce au thème du voyage, de Sarkomand au Bois enchanté, les cités les plus emblématiques des Contrées du rêve sont l’objet d’un scénario, à l’exception de Céléphaïs. Passons les en revue :

  • « Réveil à Sarkomand » ouvre la campagne sur la vision terrifiante d’une majestueuse cité en ruines jonchée de cadavres qui respirent encore. Ce scénario d’exposition est un peu laborieux, dans la mesure où l’interrogatoire d’un PNJ, certes réussi, est la clé de l’ensemble du scénario et la seule source d’information des PJ. Reste que les choix que prendront les personnages au cours de ces premières heures sont décisifs, jusqu’aux risques qu’ils seront prêts à assumer pour récupérer des objets que l’on supposerait n’être que de commodes pièces d’équipement. Il prendra donc tout son intérêt rétrospectivement.

Rien de tel qu’un réveil sur une pile de cadavres qui n’en sont pas en bonne compagnie

  • « La galère noire » est un court scénario destinés aux rêveurs qui choisiraient de s’emparer de l’embarcation des hommes de Leng. En théorie, c’est une folie, et je doute que beaucoup de rêveurs s’y risqueront, mais en pratique, c’est plutôt facile. Surtout, les rencontres et enjeux sont diablement intéressants car elles ont été pensées en interaction avec chaque escale de la campagne.
  • « Errance » est destiné aux marcheurs et propose au Gardien une série de rencontres plus colorées les unes que les autres ainsi qu’une manière très particulière de narrer cette longue pérégrination. Ici, la merveille l’emporte sur l’horreur, sauf en cas de la traversée nocturne du plateau de Leng, mais l’étrangeté permet de conserver une ambiance onirique et de détacher les Contrées d’un médiéval-fantastique classique.
  • « Dans  les profondeurs du monde souterrain » est réservé aux téméraires qui ont choisi de dévaler la cascade huilée pour échapper aux hommes de Leng… ce qui les a poussés vers d’autres prédateurs, plus gros mais moins systématiques. La survie à ce jeu du chat (ou plutôt du gug) et de la souris repose presque entièrement sur l’aide d’un allié inattendu : là encore, le PNJ, une goule aussi sympathique qu’inquiétante, est très réussi, mais il a trop souvent la main sur le déroulement de l’action. Le scénario demeure cependant convenable grâce à de très belles ambiances morbides et une pression constante.
  • « Inquanok, la ville d’onyx » met le destin de la cité entre les mains des personnages, lesquels sont chargés d’arbitrer un conflit au cœur du pouvoir : les enjeux montent et la campagne commence à dévoiler son ampleur avec cette peinture d’une cité en proie à des luttes intestines, et une grande consistance avec tous ces personnages et leurs projets irréconciliables.
  • « Lhosk » est à coup sûr le morceau de roi de cette campagne. Cette fois, c’est tout une société qui est mise en scène, et les PJ y ont, sans le savoir, déjà une place : les effets du rêve transposent leur statut sur la ville tandis qu’il se retrouvent les détenteurs d’une fortune immense. Devenus parties prenantes de la vie urbaine, les PJ sont vite impliqués dans les intrigues politiques de la ville et peuvent la transformer en profondeur s’ils s’en donnent les moyens. Ils auront enfin fort à faire avec la corruption sous le vernis d’opulence et de justice – la part d’horreur n’est pas oubliée. En plus de ces trames, le scénario offre force détails sur la ville, avec des personnages tantôt attachants, tantôt d’une inquiétante étrangeté.

Mortimer est un marchand bien urbain. Avec « Chérie », ils forment un coupe fusionnel.

  • « Les tours de verre d’Ilek-Vad » offrent l’opportunité pour les investigateurs de se prendre pour Nodens en aidant Randolph Carter à se soustraire à l’emprise du Chaos Rampant. Outre l’enjeu, tout l’intérêt de ce scénario est que les investigateurs, après avoir subi la toute puissance (bienveillante) de Carter en première partie, se retrouvent dans une position décisive pour mettre en échec celui qui le tient en son pouvoir alors qu’il semble anéanti.
  • « La malédiction de Sarnath », le scénario où émergent ceux qui ont emprunté les voies du monde sous-terrain, part du principe que Bokrug n’a toujours pas fini de se venger de Sarnath et que les prêtres de la cité voisine d’Ilarnek l’apaisent par un sacrifice annuel. C’est une bonne idée, riche en dilemmes potentiels, mais les brumes vertes de la défunte Sarnath offrent au final trop peu de choix pour que le scénario soit intéressant à jouer. Il faudra le remanier, d’autant plus que les investigateurs ont été beaucoup téléguidés sous terre et qu’ils sont en droit d’attendre plus de liberté.
  • Le « bois enchanté d’Ulthar » rend les zoogs peu sympathiques. C’est une traque forestière d’un genre très particulier, riche de (mauvaises) surprises donnant quelques idées de la cruauté dont sont capables ces animaux pas plus gros qu’un chat.
  • « Dans une salle carrée », l’épilogue de la campagne, se déroule à nouveau dans l’Éveil. Il consacre la victoire des personnages, moyennant un dernier frisson, une dernière mauvaise surprise et une dernière horreur pour le moins inattendue sous la forme d’une petite promesse à tenir. Pour avoir défié Nyarlathotep et vaincu ses agents, c’est finalement un moindre mal, n’est-ce pas ?

Vous reprendrez bien une petite bouffée ?

Le bilan est très positif. Par une alternance habile entre le merveilleux et l’horreur, Le sens de l’escamoteur parvient à restituer l’outrance et la splendeur des Contrées du Rêve sans jamais sombrer dans le pathos, le kitsch, le ridicule ou l’heroic-fantasy de bazar. En plus d’être dans le ton, elle est exemplaire de rigueur dans sa construction : ses encadrés, variations et adaptations font gagner un temps considérable au meneur et le guident.

En plus de réussir à restituer l’ambiance des Contrées du Rêve et leur étrangeté, la campagne est écrite avec une grande rigueur qui permet de conjuguer la grande liberté de mouvement des personnages avec la préparation du MJ et des temps forts plus scénarisés  au cours desquels les Rêveurs tiennent le destin des Contrées entre leurs mains. Sur une décision malheureuse, ils condamnent Inquanok ou Ilarnek à la destruction. Avec un peu de réussite, ils sauvent Loth et Ilek-Vad des griffes du Chaos Rampant et lui infliger une défaite majeure. Ce travail sur les enjeux et les conséquences du passage des Rêveurs rend à lui seul la campagne précieuse.

Le Sens de l’escamoteur n’est certes pas sans défauts, mais elle se confronte avec brio avec l’onirisme et le voyage, deux thèmes difficiles à mettre en scène et s’offre de véritables moments de grâce. Aussi, avec cette bouffée de bywandine et le riche contenu de la boîte, je suis en mesure d’affirmer que j’ai retrouvé la Clé d’argent.

J’ai hâte de repartir.

Benjamin Kouppi

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