Farce Macabre, presque comme au cinéma [chronique]

Farce Macabre est un scénario pour L’Appel de Cthulhu du célèbre cinéaste espagnol Álex de la Iglesia, avec le soutien technique de Gustavo Díaz, traduit par Marion Carrière et édité par Edge. C’est une œuvre conçue en espagnol, publiée dans sa langue puis en français, sous licence Chaosium, mais qui ne fait pas partie de la gamme de ce dernier. C’est donc le premier scénario original produit par Edge, qui s’était jusqu’ici concentré sur la traduction de suppléments américains.

Mise en garde : cette critique divulgue de très nombreux éléments du scénario.

La promesse d’un film enthousiasmant

Álex de la Iglesia nous propose de jouer dans un de ses films. Si vous ne le connaissez pas, on peut rappeler ce qu’il disait il y a deux ans dans un entretien sur Arte : « Les deux thèmes qui me plaisent le plus, c’est la comédie et l’horreur. » […] « Le sang, tout ce qui est exagéré ou absurde, contradictoire, tout cela m’amuse beaucoup plus que le raisonné, l’intelligent, le réfléchi. Ça, je le garde pour ma vie privée ».

Ce sera donc une comédie horrifique à grand spectacle dont l’action se déroule en 1922 au Shepheard, le palace le plus prestigieux du Caire. Au cœur de la haute société coloniale, dans un hôtel qui fourmille de vie, de vice et de violence, d’étranges phénomènes surviennent depuis quelque temps. Les personnages disposent de deux jours pour mener leur enquête à bien.

L’auteur nous promet de l’humour noir, du grotesque et de l’irrévérence. Les puissants seront pathétiques, les méchants seront très très méchants, les monstres sacrés auront tombé le caleçon. Et, à ma connaissance pour la première fois dans un scénario officiel de l’Appel de Cthulhu, on pourra découvrir des godemichets dans les inventaires. Les personnages rencontreront un assortiment sans précédent de crapules en costume, plus méprisables les unes que les autres, pétries de leur avidité, leur veulerie et leurs mensonges.

Bien entendu, l’horreur ne sera pas en reste. La palette de l’auteur en la matière est extrêmement large. Il peut vous planter tranquillement une scène à peine dérangeante avant de vous en révéler progressivement toute l’atrocité, comme vous propulser au cœur d’un carnage grand-guignolesque. On croisera des monstres de toutes sortes. Certains terriblement humains, d’autres beaucoup moins. Ça va parfois être angoissant, ou drôle, mais ça va aussi gicler, suinter, et démembrer. Peut-être en même temps.

Et puis il va y avoir du beau linge. Fort de son décor de luxe, Álex de la Iglesia peuple son scénario de célébrités et multiplie les références tant historiques qu’internes à l’Appel de Cthulhu. Quasi la moitié des personnages principaux sont des sommités de l’époque, l’autre est issue des Masques de Nyarlathotep ou du Guide du Caire. Et il y en a encore parmi les personnages secondaires, attendez-vous à reconnaitre du monde. Sans compter que ces clins d’œil ne sont pas limités aux individus, il en va de même pour les évènements comme pour les objets. Nous aurons même droit à une mise en abyme au travers de la première d’un film sulfureux de cette année-là, en présence de son réalisateur star.

Le tout est enrobé dans une intrigue à tiroirs, où mille choses arrivent à la fois. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est très tentant. Vous l’aurez deviné, cette belle promesse représente un sacré défi à relever. Et je ne doute pas que ça se passe comme ça avec l’auteur. Mais que nous fournit-il, à nous qui n’avons pas son talent, et qui n’accueillons ni Rossy de Palma ni Carmen Maura à notre table, pour nous permettre de mettre son ton si personnel en scène ?

Comment tout ça se présente

Physiquement, Farce Macabre est un bel ouvrage de 21,5×28 cm avec une couverture rigide et 160 pages en couleur. Deux pochettes sont collées à l’intérieur de la couverture dans lesquelles sont glissés un grand (53×76 cm) plan recto verso de l’hôtel destiné aux joueurs, et une encore plus grande aide de jeu (53×95 cm) pour les MJ. Tous deux sont protégés par un pelliculage « soft touch » et par ailleurs disponibles gratuitement en numérique.

L’intérieur est très joli. La maquette, très proche des productions Chaosium, quoiqu’un brin plus élégante, est celle qu’Edge a utilisée pour les manuels du gardien et de l’investigateur. Agréable à la lecture et richement illustrée, sous la direction artistique d’Antonio Maínez, elle nous plonge déjà dans l’ambiance. Esthétiquement, c’est incontestablement très réussi.

La structure parait claire ; et même si elle implique parfois de disséminer l’information à plusieurs endroits, ça reste rare. Après une courte note d’intention, on nous présente le synopsis. En deux pages, on comprend l’origine de l’histoire, la place des protagonistes dans celle-ci, et ce qui va se passer si les joueurs n’interviennent pas. Puis les treize personnages principaux sont décrits en détail en une ou deux pages. Chacun est illustré façon portrait photographique d’époque. Le chapitre suivant est consacré à la chronologie des deux jours de l’intrigue. Puis ce sont les lieux qui sont décrits. Le chapitre final rassemble tout le reste sous forme d’annexes. On y trouve notamment le détail tant narratif que technique des artefacts, sorts, adversaires ; mais aussi d’une quinzaine de personnages secondaires supplémentaires et soixante-six figurants. Ces derniers n’ont qu’un nom et généralement quelques lignes de présentation et deux ou trois compétences là où les précédents ont quelques paragraphes, un bloc complet de caractéristiques et parfois une illustration. Oui, vous avez bien compté, ça fait près d’une centaine de PNJ…

Et pourtant, ça n’est pas fini. Quand un PNJ n’est pas appelé à circuler dans l’hôtel et qu’il est donc propre au lieu dans lequel on peut le rencontrer, c’est dans le chapitre qui concerne les lieux qu’il est détaillé. Je ne vous cache pas que ce ne sont pas les plus faciles à retrouver pendant une séance. Quoi qu’il en soit, vous pouvez en rajouter vingt-cinq. Bingo, on a dépassé la centaine !

Rassurez-vous, seuls les treize principaux tiennent un rôle dans l’intrigue. Bon, j’essaie de vous rassurer, mais c’est déjà beaucoup. Je vous rappelle qu’ils ont chacun une ou deux pages de description. Les autres sont des outils pour peupler l’hôtel. On nous a promis un huis clos dans un palace qui déborde d’activité, ils sont là pour ça. D’une part pour en occuper les principaux postes, de la réception au secrétariat du directeur (curieusement à l’exception de la maintenance, du ménage, de la buanderie, de ceux qu’on s’attend à croiser dans les couloirs et les chambres). Mais aussi pour incarner la foule des visiteurs hauts en couleur du Shepheard.

L’auteur met d’ailleurs à notre disposition un ensemble de tables aléatoires qui, associées, permettent de rendre une rencontre au restaurant ou un voyage en ascenseur intéressants et dans le ton. On pourra ainsi déterminer qui se trouve là, quel sujet d’actualité cette personne a à l’esprit, ou quelle rumeur sur l’hôtel et ce qui s’y passe elle connaît (ces dernières s’avèrent plus productives du point de vue de l’intrigue). À moins que vous ne préfériez dévoiler les évènements surnaturels qui troublent la tranquillité du palace. Il y en a une vingtaine. Attention cependant, comme les rumeurs, c’est très bien, on retrouve parfaitement l’esthétique recherchée, mais c’est aussi très écrit et leur forme de mini scènes n’est pas des plus simple à utiliser pendant la partie.

Mais c’est bien beau de connaître tout le monde, encore faut-il se pencher sur ce que font ces gens. Et, après nous l’avoir présenté dans le synopsis, c’est ce qu’explicite le troisième chapitre, intitulé « Deux jours au Shepheard ». En une quarantaine de pages, les évènements et les agissements des personnages principaux sont soigneusement décrits, demi-heure par demi-heure. C’est très complet, et dans le style caractéristique de l’auteur. Ce qui s’avère une aide précieuse pour donner le ton de la mise en scène.

Pourtant, cela prend parfois une forme peu commune ; ou trop commune. En premier lieu, parce qu’Álex de la Iglesia s’amuse avec les codes du jeu de rôle, et de l’Appel de Cthulhu en particulier. À travers les multiples références déjà évoquées, bien sûr, ou de clichés tel ce télégramme d’introduction si familier qu’il en rappellera bien d’autres, mais aussi dans l’écriture elle-même. C’est ainsi qu’on croise de nombreuses quantités exprimées sous forme de jets de dés, comme on en voit souvent dans les discussions rôlistes. Le roi arrive accompagné d’1D6 soldats, 1D10 membres de sa garde royale et 1D3 secrétaires, ce qui fait accourir 2D10 grooms. Il y a 1D6 cafards par-ci, 2D10 employé à faire le ménage par-là, et cette chambre est décorée avec 1D20 figurines d’Anubis, 1D12 figurines en bronze d’Apep, d’1D10 statuettes polychromes, 1D10 tablettes d’argile de Bès, 1D20 statues de Thot et 1D100 ânkhs. Et ainsi de suite. Précisons qu’il ne s’agit pas ici de gérer des variations utiles, par exemple sur l’adversité de potentielles rencontres tactiques, ou d’objets dont la quantité pourrait avoir une importance. Ça n’a pas le moindre intérêt ludique. Alors c’est vrai que c’est volontairement idiot, et donc un peu amusant à la lecture. Et que ça crée une certaine forme de chaos, un élément cher à l’auteur. Mais ça n’est guère pratique pour un scénario déjà bien exigeant.

D’autre part, et c’est le plus déconcertant, les investigateurs sont absents de ces quarante pages d’intrigue détaillée. Ce n’est pas un contexte dont on décrirait l’état de départ et les réactions à leurs actions, ni une enquête définie comme une succession d’indice en indice. Ce n’est même pas l’exemple d’un chemin que pourrait emprunter le scénario. C’est plutôt le script des personnages principaux, conçu, à quelques exceptions près, sans anticiper l’intervention des joueurs. Ou tant qu’ils n’interviennent pas, si vous préférez. Et l’on ne peut nier que, comme je le disais précédemment, Álex de la Iglesia transmet parfaitement son style. On imagine le film sans difficulté. Mais sans les personnages des joueurs.

Et pour relier tout ça, il y a la fameuse aide de jeu glissée dans la couverture. C’est un gigantesque chronogramme qui indique la position de chacun des personnages principaux en fonction de l’heure.

Et il est bon, ce film ?

Comme promis, la rupture de ton est très nette avec ce à quoi Chaosium ou les productions françaises nous ont habitués. Elle semble même si importante qu’on aurait gagné à ce qu’elle soit plus clairement présentée avant l’achat. Le titre ne se réfère pas qu’à l’intrigue, c’est une farce macabre au sens dramatique du terme. Et comme vous l’aurez remarqué quand j’en évoquais les promesses, il explore des registres où ses voisins s’aventurent rarement. Je ne vous cache pas que ça a été un vrai défi pour moi qui suis plus habitué à des scénarios au premier degré et à l’ambiance pesante.

Pour commencer, il ne se prend pas une seconde au sérieux. Ses personnages hauts en couleur forment une collection invraisemblable de crapules toutes plus méprisables les unes que les autres. Beaucoup sont des figures historiques ou sont issus de la gamme de l’Appel de Cthulhu. Mais Álex de la Iglesia aime trop l’irrévérence pour ne pas s’attacher à déboulonner ces idoles. Ils sont tous caricaturés, et leurs défauts soigneusement soulignés les ramènent pour la plupart à une humanité médiocre. Celle dont il nous invite à nous moquer avec lui. C’est pourquoi vous pourrez croiser le roi ou l’aga khan, tous deux coureurs et pleutres, en train de faire la révérence à un proxénète.

Le sexe est d’ailleurs omniprésent. Il faut admettre que ce n’est pas nouveau, le sexe et l’obsession sexuelle sont parmi les ressorts comiques favoris de l’auteur. Alors on nous dit qui ne couche pas, qui couche et avec qui, qui voudrait bien mais n’y arrive pas, où l’on peut partouzer, qui l’on peut y rencontrer, et quels jouets sexuels on peut trouver dans les armoires.

De son côté, l’intrigue se montre à la fois simple, complexifiée par le nombre de protagonistes, constamment bousculée ou relancée par la vie de l’hôtel, et pas toujours très cohérente. Arrêtons-nous un instant là-dessus, d’ailleurs. La cohérence n’est pas une préoccupation majeure pour Álex de la Iglesia, la rigueur historique encore moins. Le contexte historique est certes omniprésent, mais il n’est là que pour servir de toile de fond. Et elle s’avère particulièrement évocatrice et efficace. Mais elle est modifiée sans hésitation si ça sert les objectifs de l’auteur. Qu’importe si Agatha Christie n’était pas vraiment connue à l’époque ou si le postulat de départ se révèle plutôt bancal, priorité au spectacle et à la dérision.

La trame de cette histoire peut se résumer ainsi :

Il y a plus de 3000 ans, le sarcophage d’un corps Yithien est dissimulé dans le couloir d’entrée du tombeau de Toutankhamon avec tout un attirail occulte. En 1922, c’est pour ce contenu précieux et oublié qu’un membre de la Fraternité du Pharaon noir aide Howard Carter à retrouver la tombe. Quelques jours avant de rejouer la célèbre scène de l’ouverture pour le public, et de révéler au monde le fameux trésor, les deux hommes ont fait main basse sur ce qui les intéresse vraiment et l’ont stocké… dans les sous-sols de l’hôtel.

C’est ainsi que des phénomènes surnaturels ont commencé à se produire dans les chambres luxueuses et les couloirs feutrés du palace, et que son directeur a fait appel aux investigateurs. Or, dans ce microcosme de cupides sans scrupules, tout le monde veut sa part. Carter complote avec son comparse pour en tirer le maximum, ce dernier tente déjà d’en vendre une partie en douce, son acheteur se montre prêt à tout, le roi Fouad s’invite à la fête pour prélever son dû, Najjar (l’antiquaire des Masques de Nyarlathotep) est toujours sur les bons coups, le grand prêtre de la fraternité finira par débarquer pour mettre tout le monde d’accord. Sans compter que tout ceci se déroule sous la surveillance du Yithien, qui s’est désintéressé de son enveloppe originelle depuis longtemps, mais qui veut assister au spectacle et récupérer son bien.

S’y ajoutent un MacGuffin (assez grossièrement rappelé magiquement à lui par le grand prêtre quand il en aura besoin, au mépris des actions des joueurs), un bal costumé, des mesquineries et des coucheries parallèles, une séance de cinéma, un sacrifice, une résurrection, et une tentative d’invocation de Yog-Sothoth par le premier disciple de Nyarlathotep. Ah, et une poursuite finale qui m’a semblé assez contre-productive après le climax spectaculaire qui la précède.

Tout ceci se déroule en deux jours. Les investigateurs arrivent à l’hôtel le matin du 21 novembre 1922 et tout s’achèvera dans la nuit du 22 au 23. On évoque bien une course contre la montre sur la quatrième de couverture, mais rien ne l’indique aux personnages. Enfin, pour être plus précis, il est annoncé de manière contradictoire à deux pages d’écart qu’ils sont là pour autant de temps que nécessaire, puis qu’ils sont là pour deux jours. Et, si l’on suit les conseils mécaniques, ils ont une maigre chance d’entendre qu’il se passera quelque chose le lendemain à 22 h. Autant dire que l’aspect course contre la montre n’apparait pas évident. Mais ce n’est pas plus mal, le scénario se prête assez peu à cette approche. Elle impliquerait probablement une ruée vers le danger dès le premier jour et une fin prématurée.

Car en l’absence d’indices, l’enquête devra se mener en s’intéressant aux individus qui fréquentent l’hôtel. Une dynamique remarquable, d’autant plus qu’ils sont nombreux, en mouvement constant et en contact les uns avec les autres. D’ailleurs, selon ceux dont le groupe se préoccupera, vous pourrez obtenir des histoires assez différentes. Quoi qu’il en soit, il s’agit, du moins dans un premier temps, d’observer pour comprendre plutôt que de foncer pour dénoncer le pot aux roses aux autorités. D’une part pour profiter de la richesse du contexte, de l’autre parce que l’intrigue est effectivement conçue pour s’étaler sur deux jours et chercher une conclusion trop rapide risque d’en faire un pétard mouillé. À mon avis, cet aspect n’est pas évident à saisir par l’intermédiaire des personnages. Je vous conseille d’en parler plus explicitement aux joueurs avant la partie.

La présentation évoque également Agatha Christie, mais ne vous attendez pas à un whodunit autour du thé. Ce palace égyptien et la haute société coloniale de 1922 peuvent faire penser à Mort sur le Nil, mais le mystère n’est pas DU TOUT traité à la manière d’Agatha Christie ; c’est bel et bien de l’Álex de la Iglesia.

Enfin, contrairement à ce que j’ai lu ici et là, et bien que l’idée paraisse tentante, ce n’est explicitement pas une préquelle des Masques de Nyarlathotep. C’est même rigoureusement l’inverse. Sans en faire un prérequis, c’est conçu pour des joueurs qui les connaissent déjà. En premier lieu, il y a quelques incohérences entre les personnages des Masques de Nyarlathotep et leur version de Farce Macabre. Mais surtout, le ton s’avère radicalement différent. Il s’agit donc de s’amuser, avec ceux qui ont ces références, de l’ironie dramatique produite lorsque des investigateurs croisent, sans le savoir, un puissant sorcier alors que toute la table l’a reconnu.

Comme les autres emprunts à la gamme de l’Appel de Cthulhu et au même titre que les personnalités historiques ou les évènements de l’époque, c’est aussi une façon de faciliter l’appropriation du contexte et de créer de la complicité. Sans parler de l’effet comique recherché par l’auteur qui fait sans cesse et très ostensiblement d’énormes clins d’œil. Par conséquent, et c’est encore un élément qui gagne à être connu à l’avance par les joueurs, c’est normal de reconnaitre des choses. C’est fait pour.

Bien sûr, comme toujours quand on s’appuie sur des références communes, ce sera un peu délicat pour ceux qui ne les ont pas.

Mais qu’est-ce que c’est que toutes ces tables aléatoires ?

Autre rupture avec nos habitudes, les tables aléatoires pourront décontenancer les MJ de l’Appel de Cthulhu (qui ne nous le cachons pas, les a longtemps méprisées). À noter que ce ne sont pas des tables aux entrées épurées, basées sur des mots inspirants et soigneusement choisis, dont l’OSR est friand. Ici nous avons affaire à des mini scènes et des dialogues entiers rédigés (et comme je le disais plus haut, ce n’est pas toujours évident à sortir de son chapeau sans faire une petite pause pour les lire avant de les jouer).

Je dois avouer que j’étais assez dubitatif, et que je les ai tout d’abord perçues comme annexes, au mieux du bonus. Il faut se méfier de cette impression, car elles font partie intégrante du dispositif. Elles participent au ton général, au rythme, mais aussi à la transmission d’informations importantes qu’une forme plus classique aurait communiqué par des indices fixes. Il ne faut vraiment pas les négliger. Encore une fois, ce ne sont pas de simples bouche-trous composés d’éléments extérieurs à l’histoire plaqués artificiellement sur le scénario. Elles font partie de ce dernier, et alimentent encore le chaos recherché par Álex de la Iglesia. D’ailleurs, l’un des personnages principaux est totalement absent du chronogramme et n’apparait qu’à la tout fin tel un cheveu sur la soupe de l’intrigue. Mais les investigateurs en entendront certainement parler, voire l’auront déjà rencontré, par le biais des rumeurs et des évènements surnaturels aléatoires.

Ces tables remplissent en outre deux rôles importants. Le premier est de donner vie à l’hôtel à travers les personnages secondaires et leurs rumeurs. Le scénario est centré sur les personnages principaux, mais on veut un palace plein d’activité. C’est par ce biais qu’elle est créée et, même si l’équilibre ne semble pas évident à trouver alors que nos héros sont concentrés sur leur mission, ça fonctionne. Quand ils se déplacent, ou s’installent quelque part, on vérifie qui est présent, et à défaut on tire au hasard (ou l’on choisit selon ses préférences). Et voilà que vous croisez Agatha Christie qui a assisté à un curieux manège pendant sa dernière insomnie. Ou un soldat britannique ivre, le hasard n’a pas toujours bon goût.

Outre les informations qu’elles transmettent, la seconde utilité de ces tables aléatoire c’est de distiller le fantastique et l’horreur dans le décor de l’hôtel. Le plus souvent, il s’agit de mettre en scène l’influence de ce qui se passe dans les sous-sols et qui perturbe les lois de la physique et les esprits humains. En général, l’auteur laisse ces phénomènes sans explications. Il ne s’agit pas ici de faire progresser l’enquête, plutôt de poser l’ambiance.

Enfin, même si ça me semble assez secondaire, Álex de la Iglesia insiste sur la rejouabilité de son scénario. Pour les MJ, en tout cas. Et cette dynamique d’ensemble très organique, le fait de rentrer dans l’histoire au travers de rencontres différentes, qui attireront l’attention sur des éléments spécifiques de l’intrigue, a effectivement de grandes chances de produire des parcours singuliers pour chaque table.

Les petites choses qui grattent

L’ouvrage est magnifique, néanmoins, on regrette parfois le manque de finition. La relecture a laissé passer un certain nombre de coquilles, dont la très savoureuse valise contenant « 100 000 ouvrages » à la place de 100 000 £. Si celle-ci est amusante, d’autres paraissent plus agaçantes. Des mots semblent absents, d’autres sont très bizarres. Plus gênant, on rencontre régulièrement des contradictions d’un paragraphe à l’autre. Ou entre le texte et le plan des chambres, par exemple.

Et puis où sont les chapeaux cloche ? Je sais que ce sera un secondaire pour la majorité des lecteurs, mais j’ai regretté les anachronismes de certaines de ces très belles illustrations. On y distingue les années 40 qu’elles ont souvent prises en modèle comme la langue source d’une traduction maladroite. C’est d’ailleurs visible dès la couverture et sa chanteuse au micro d’un autre temps.

Du côté pratique, la qualité d’impression du chronogramme le rend paradoxalement difficile à utiliser. Pour mémoire, il s’agit d’un très grand tableau qui fait correspondre l’heure, les lieux et les PNJ, pour vous permettre de savoir qui se trouve à l’endroit où vont les investigateurs. Et c’est important, parce que les protagonistes se déplacent constamment. D’ailleurs, était-il nécessaire d’y indiquer, par exemple, les pauses déjeuner des boutiquiers de la galerie commerciale ? Finalement, on dispose d’une splendide feuille trop grande, trop rigide, trop pleine de détails pour nous renseigner rapidement dans le feu de l’action. Problème de riche, certes.

Lors de mes trois parties, j’ai aussi, systématiquement, été confronté à un « bug » au démarrage. Dans sa présentation aux investigateurs, le directeur fournit des exemples des manifestations surnaturelles qui l’ont conduit à les contacter. Mais le scénario n’en fait rien. Or les joueurs vont logiquement les identifier comme des pistes à étudier. Comme je le disais précédemment ça fonctionnera tout de même, l’intrigue va s’inviter à travers les protagonistes rencontrés et les rumeurs. Quoi qu’il en soit, on se retrouve malgré tout démunis face aux joueurs qui vont démarrer avec l’énergie qu’on leur connaît sur des pistes aussi improductives qu’ignorées par l’auteur. Prenez un peu de temps pour combler le vide.

Enfin, comment doit-on s’y prendre pour jouer une comédie horrifique ? J’ai l’impression que les rôlistes francophones amateurs de l’Appel de Cthulhu visent plutôt l’horreur que la comédie ; voire qu’ils chassent l’humour de leurs parties. C’est du moins ce que les médias me semblent avoir valorisé de longue date, et ce que j’observe généralement dans les discussions en ligne entre MJ. J’ai vu bien des conseils pour créer de la tension, je ne me souviens pas en avoir lu pour faire rire. Bien qu’on puisse s’appuyer sur de nombreux exemples, vous n’en trouverez pas non plus dans Farce Macabre. Il se peut donc que vous soyez un peu déstabilisés, en tout cas je l’ai été.

Tout ça reste mineur.

On va enfin mourir en tombant dans l’escalier

Par contre, niveau mécanique, c’est décevant. Certes, tout est fourni en détail : en particulier les caractéristiques de tout ce qu’on peut rencontrer, tant les personnages que les monstres, les sorts, les objets, etc. Ce n’est pas là que le bât blesse.

Pour commencer, et comme d’habitude me direz-vous (ce à quoi je vous répondrai avec candeur « mais pourquoi ? »), jamais on ne nous suggère de conséquences pour les tests redoublés. C’est bien entendu quelque chose que l’on peut improviser, mais des propositions intéressantes liées au contexte et au style de l’auteur auraient été d’une grande utilité. De la même façon, le scénario recommande d’employer les règles controversées de poursuite. Mais plutôt que de saisir l’occasion d’en accompagner l’usage, il ne fournit ni lieu ni obstacle (alors que leur préparation est le principal frein à la mise en place de cette mécanique). Au lieu de ça, dans le désir d’offrir de la variété d’une partie à l’autre, on nous invite à choisir entre trois itinéraires différents dont les joueurs ne sauront jamais rien.

Mais le vrai problème technique de Farce Macabre, ce sont les tests exigés qui sont proprement hallucinants. Je ne vois qu’une explication, l’auteur souhaite une fois encore s’amuser avec les codes du jeu de rôle. Il réclame des tests comme il met en scène. Il veut que tout soit plus grand que nature, extraordinaire, terrifiant. Alors il demande des jets de dés à tout bout de champ, parfois plusieurs pour un même objectif. Avec des difficultés majeures, extrêmes même, tant qu’à faire. Malheureusement, la grammaire ludique est différente de celle du cinéma. Cette approche n’aura qu’un seul résultat, condamner les personnages à stagner dans l’échec. Elle parait d’ailleurs en contradiction avec le jeu qui déconseille fortement d’enchainer les tests (si votre investigateur doit faire un jet de Discrétion puis Écouter pour surprendre une conversation, en supposant qu’il ait 50 % dans les deux, un score professionnel, il n’aura finalement que 25 % de chance d’apprendre ce qui se trame). Ne parlons pas de leurs niveaux de difficulté et de leur fréquence. Il y a un jet de Trouver Objet Caché pour remarquer des mégots sans grand intérêt sur le sol d’une pièce à moitié vide… Et assister à la soirée du bal costumée (un moment important à tous les points de vue) est statistiquement moins probable que de faire une chute mortelle dans les escaliers du sous-sol. À vrai dire, en suivant les consignes données, pour peu que votre groupe soit composé de quatre ou cinq personnes, vous êtes à peu près sûr qu’au moins l’une d’elles n’arrivera pas en vie en bas.

D’ailleurs, dans le même ordre d’idée, il y a aussi quelques tests gratuitement fatals dont on espérait être débarrassés. Je reconnais que dans une comédie horrifique, on peut apprécier la mort brutale et quasi sans raison d’un protagoniste. Ludiquement, quand ça survient n’importe quand dans la partie d’un jeu où refaire un personnage prend un temps certain, c’est moins marrant.

Mais qu’est-ce qu’il a fait des joueurs ?

Revenons tout de même sur cette idée étrange de fournir un script détaillé sur quarante pages de ce qui se passerait si les joueurs ne jouaient pas. Parce qu’en général, on attend plutôt d’un scénario qu’il nous aide à les accompagner.

Et il est bon, ce script. Efficace, spectaculaire, on est au cinéma ! Il vous emmène inexorablement vers sa confrontation finale entre deux PNJ. On nous propose même des tests pour savoir comment ça se passe entre eux… Ce n’est pas une plaisanterie quand je dis que c’est sans les joueurs, d’après l’auteur c’est « une description des faits tels qu’ils se produisent si les investigateurs sont absents ou n’interviennent pas ».

Par conséquent, l’une des plus grosses difficultés de la partie sera de faire des PJ les premiers rôles de ce film dont ils sont paradoxalement absents du script. Bien entendu, ils vont y rentrer tout seuls. Ce sont les héros de l’histoire après tout. C’est donc le script et sa chronologie qui n’auront plus de sens dès la première confrontation. Il va falloir le faire évoluer en permanence, lui et tout ce qui en découle : les priorités de chacun, les déplacements, le peuplement des différents lieux. Si l’on a un peu de bouteille, on se dit qu’on a fait ça mille fois. Mais on n’avait pas un script minuté demi-heure par demi-heure en plus de quatre-vingts séquences bâties sur l’absence des PJ… Et encore une fois, il est bon. Et c’est comme ça qu’Álex de la Iglesia lui-même s’imagine les scènes ! Et de fait, ce sont celles qu’il nous met en tête. Cette intrigue est présentée comme une source d’inspiration, mais difficile de ne pas y voir un trou noir qui attire le MJ à lui par la mobilisation de sa pensée et la fascination qu’elle exerce.

Entendons-nous bien, on est prévenus. L’auteur est bien conscient qu’il ne s’agit pas de cinéma, que l’intrigue doit être bouleversée et il nous invite sans ambiguïté à le faire. Mais on n’a pas son talent pour en improviser des versions équivalentes, en réinventant le script à la volée et en gérant une tonne de PNJ. La tentation de coller à ses propositions en niant les actions des joueurs est grande. D’autant plus que les protagonistes sont certes décrits en détail, mais plutôt sur le fond de leur identité, leur caractère, pas sur leurs motivations directement actionnables à court terme dans la partie. Que va décider celui-ci s’il perd le MacGuffin ? Celui-là s’il est dénoncé ? C’est à nous de gérer sans filet.

Alors, faire monter l’intensité jusqu’à un climax à la hauteur de celui de l’auteur sans recourir à des artifices illusionnistes pour retourner à la trame proposée, je ne vous cache pas que ça peut s’avérer difficile. J’ai un peu eu l’impression que, faute d’avoir su sortir de l’extrême linéarité cinématographique, on a retiré les PJ de l’équation en laissant au MJ le soin de se débrouiller avec ça. Sans vraiment lui donner d’autres outils que la linéarité du script prévu, et avec très peu de points d’entrées pour que les joueurs puissent comprendre le nœud de l’intrigue. En l’état, sauf improbable coup de chance, j’ai de gros doutes sur la capacité des personnages à saisir ce qui s’est passé. Et si l’on a souvent dit de ce scénario qu’il ne convenait pas à des débutants, ce n’est pas à cause de sa richesse ou de ses qualités, c’est en grande partie à cause de ça. Il faudra s’appuyer sur nos routines de jeu pour dégager les ressources nécessaires à la gestion du trou noir.

Est-ce que les joueurs s’en rendront compte ? Pas forcément, même si l’on reste un peu figé les yeux dans les phares de cette trame. Quoi qu’il en soit, tout semble prêt pour qu’ils demeurent spectateurs. Et encore une fois, ce n’est pas insurmontable. En y réfléchissant, on trouvera. Mais il va falloir se débrouiller seul, en allant contre le script. Et dans un scénario si demandeur en énergie, sans nécessairement vouloir être pris par la main, on aurait apprécié un petit coup de pouce sur cette indispensable adaptation.

La douche froide

Ce qui m’a clairement refroidi, ce sont les questions de représentation, dont manifestement l’auteur se moque complètement. Pour nous transmettre son esthétique et son humour, il accumule les clichés sans retenue. Au même titre que les personnages connus, tout est pire que nature. Les Anglais sont forcément pédants, les Américains stupides, les soldats britanniques ivres et les Égyptiens suspects. Et d’archétype maladroit en cliché douteux, on glisse régulièrement au stéréotype franchement délétère. La comédie n’excuse pas tout. Quant à la diversité, on dispose ici d’un contre-exemple quasi académique.

Alors que par ailleurs Edge s’enorgueillit à juste titre de sa volonté de diversité, la mise en œuvre dans Farce Macabre se montre peu convaincante. On retrouve bien les règles de sa politique éditoriale habituelle en la matière. Les joueurs sont désignés par un féminin générique, et l’on croise quelques points médians pour ne pas préjuger du genre de certains protagonistes (malheureusement, le contexte le fixe souvent, plus loin, au masculin). Sauf que le fond du texte auquel on a appliqué ces règles générales, lui, n’a pas été écrit ni relu en ce sens.

La couverture, qui présente une femme seule dans la lumière de la scène, observée par une dizaine d’hommes solitaires, pour certains depuis les ombres de la salle, m’avait interpelé. À la lecture du scénario, je crains qu’il n’y ait aucune subtilité à y voir. Les femmes n’y sont effectivement guère plus que des proies isolées.

Farce macabre, ce sont treize personnages principaux, dont seulement deux femmes. Vous pouvez visualiser l’effet que ça donne en regardant les deux premières lignes de cette galerie des illustrations utilisées. L’une est caractérisée par sa virginité, l’autre par une sexualité débridée. Aucune des deux n’est moteur de l’intrigue, si ce n’est qu’elles sont toutes deux des victimes annoncées. La seconde est rapidement décrite comme dangereuse, la rapprochant de l’archétype de la femme fatale. En pratique, elle n’est mise en scène que comme séductrice. Notre casting féminin n’est bel et bien réduit qu’au duo archétypal « vierge-putain ». Même en s’éloignant du devant de la scène, il n’y a qu’une seule femme parmi les quinze personnages secondaires (vous l’avez peut-être repérée dans la galerie), et elles ne représentent qu’un cinquième des figurants (dont un tiers sont prostituées).

Aussi triste qu’étonnant, donc, au regard des déclarations d’intention de l’éditeur quant à sa volonté d’équilibrer les personnages féminins et masculins, voire de sortir de cette binarité. Or ce dernier point nous amène à la partie la plus accablante de l’ouvrage, le personnage d’Abebaberk Selassie. J’en ai détaillé précédemment l’itinéraire, de son origine jusqu’à la plume Álex de la Iglesia. Quoi qu’il en soit, le résultat est affligeant. De la grossophobie au racisme, c’est une collection consternante des pires stéréotypes.

De la même façon, la terminologie, voire la propagande coloniale de l’époque, est reprise sans sourciller. Saad Zaghloul est ainsi qualifié de terroriste, et les indépendantistes sont réduits à des tueurs qui hantent les couloirs du palace, le couteau entre les dents et la ceinture d’explosifs prête à sauter. La violence coloniale, elle, demeure discrète et symbolique. Elle restera donc essentiellement à la discrétion des MJ (des soldats britanniques ivres sont néanmoins à leur disposition).

Il me semblait également que les jeux mettant en scène le nazisme s’étaient attachés à éviter de les déresponsabiliser pour en faire les pantins d’un grand ancien ou d’un sorcier de comédie. On ne s’embarrassera pas d’une telle retenue ici, puisque l’un des cultistes est présenté ni plus ni moins comme à l’origine du nazisme. C’est d’ailleurs parfaitement gratuit vis-à-vis de ce qui nous occupe au Shepheard. C’est juste l’occasion de placer une image frappante de plus, et de proposer deux pages de digressions en vue d’une éventuelle campagne avec des nazis à écrire soi-même. La bonne nouvelle c’est qu’on peut se priver de cet aspect sans aucune implication sur la partie.

On peut cependant essayer de rattraper un peu le coup. La manière la plus simple, bien qu’encore insatisfaisante, c’est de supprimer les nazis et Abebaberk Selassie. Et de rééquilibrer le casting grâce à l’élément que la table contrôle : constituer un groupe de premiers rôles féminins.

Quelques remarques et conseils

J’ai animé trois parties de ce scénario. Bon, à vrai dire, à l’heure où j’écris, deux sont encore en cours. Mais voici les quelques conseils que j’en ai tirés.

    • Estimation de la durée : l’auteur a conçu Farce Macabre pour être joué en « deux ou trois délicieux après-midis d’hiver ». Si l’on imagine que ces après-midis font six heures, mon expérience tient plutôt de trois, voire quatre, que de deux. Bien entendu, les variations d’une table à l’autre peuvent être énormes, notamment selon le temps que l’on prendra, ou non, à discuter ou à explorer ce très riche contexte au-delà de l’intrigue.
    • Avertissement de contenu : la quatrième de couverture se contente d’un paternaliste « pour lecteurs avertis » en mentionnant la drogue et le sexe. Voilà qui n’avertit en réalité de pas grand-chose, et qui ne permettra pas aux joueurs de choisir en conscience ce à quoi ils souhaitent jouer ou non.
      Discutez en avant la partie. Surtout que la plupart des éléments potentiellement gênants sont purement esthétiques et en retirer un ou deux ne changera quasiment rien à l’impression d’ensemble. Un rapide tour d’horizon donne au moins : racisme et contexte colonial, drogues (de l’alcool à l’héroïne), insectes, rats, serpents, singes, violence envers les animaux, terrorisme, anticléricalisme, pièges à la con et mort dans l’escalier, nazisme, proxénétisme, manipulation, anthropophagie, horreur corporelle, automutilation, cadavres (dont d’enfant), sang, empoisonnement, grossophobie, séquestration, vomi, sexualité explicite, nécrophilie, voire pédocriminalité et viol.
    • Si vous disposez de Pulp Cthulhu, utilisez-le. Et à défaut, adoptez-en le ton. Ce n’est pas assumé officiellement, mais ça colle bien mieux au style et à la difficulté du scénario. Les capacités et les archétypes pulps sont déjà une aide à voir l’histoire avec plus de légèreté et à moins chercher le réalisme.
    • On essaie généralement de constituer des groupes un brin cohérents et de leur fournir une motivation solide pour participer au scénario. La septième édition a même développé la notion d’organisation d’investigateurs pour pallier ce qui est, reconnaissons-le, une faiblesse récurrente de l’Appel de Cthulhu. Mais au même titre que l’iconique télégramme de départ, ici, vous pouvez tout à fait vous lâcher et embrasser l’idée d’une équipe hétéroclite qui se demande un peu ce qu’elle fait là (ce qui est aussi classique des films de l’auteur). Si c’est fait en complicité avec toute la table, ça restera dans le ton.
    • D’ailleurs, si vous avez besoin de prétirés, en voilà quatre. Ce groupe a été conçu avec plusieurs objectifs. D’une part, créer cette fameuse équipe improbable. Puis, comme Álex de la Iglesia, produire des personnages imparfaits, volontiers extravagants, presque caricaturaux, et piocher dans les figures historiques et dans ceux des campagnes précédentes. Et d’autre part, proposer un groupe de femmes pour rééquilibrer la distribution. Et leur donner un lien avec le scénario.
      Donc Katia est inspirée des Maudits (Tristan Lhomme, dans Aventures effroyables), Agatha est une des héroïnes de Nightmare Agency (écrit par les Cthulhoïdes Assoiffés et édité par Jeux Descartes), Nelly est très inspirée de Bessie Smith sans aller jusqu’à garder son nom et Neris est un PNJ mystérieux des Masques de Nyarlathotep (et c’est une option qui, pour l’avoir testée, fonctionne très bien, mais qui est à réserver aux tables qui veulent se rouler dans le mega pulp).
    • Si vous créez vos personnages, je vous conseille de tisser des liens avec le scénario. Ceux des règles de création de personnages ne sont guère utilisables en one shot. Vous pourriez en particulier remplacer la personne importante du profil de base par l’un des protagonistes de Farce Macabre. Ainsi, vous pouvez jouer une élève d’Howard Carter (appréciée ou méprisée), une amie qui s’est endettée auprès d’Olga Lounpeen, ou à l’inverse à qui celle-ci doit un grand service, une royaliste qui idolâtre Fouad, une amoureuse éconduite d’Evelyn Carnarvon, une ex de Gasparini, ou plus problématique, de Weder, etc.
    • Pour respecter le ton de l’auteur, vous pouvez donner à vos investigateurs de véritables défauts. Ayez de la tendresse pour eux, mais assurez-vous qu’ils se montrent eux aussi imparfaits. Les premiers rôles d’Álex de la Iglesia sont régulièrement détestables, pitoyables, voire monstrueux. Et la peur fait ressurgir leurs plus bas instincts.
    • Accord de table : Il va vite sembler cohérent aux personnages de faire appel aux autorités, que ce soit celles de l’hôtel ou la police. Le scénario compte grosso modo sur les MJ pour les interpréter comme des incapables. C’est à la fois un ressort comique, et une manière de contraindre les investigateurs à agir par eux même. Mais si vous ne voulez pas rentrer dans cette logique, ou si vous craignez qu’elle ne devienne pénible, vous pouvez simplement en parler avant la partie avec les joueurs. Soit pour les en informer, soit pour qu’ils aient en tête qu’ils jouent l’histoire d’une enquête sur deux jours et sans aide extérieure.
    • Toujours dans les discussions préalables, évoquez le ton recherché avec l’ensemble de la table. Tout le monde va participer activement à celui-ci. Avertissez-les aussi de régler leur suspension de l’incrédulité au maximum de leur capacité. Ça va un peu secouer, mais ça passe très bien si l’on s’accorde sur le fait que cohérence et rigueur historique ne sont pas l’intérêt de Farce Macabre.
    • Prévenez également les joueurs expérimentés, en particulier ceux qui ont bravé les Masques de Nyarlathotep, qu’ils vont reconnaitre beaucoup des choses et décidez ensemble de ce qu’ils vont en faire. Certaines tables préféreront feindre l’ignorance, d’autres amener en jeu les connaissances des joueurs d’une manière ou d’une autre. Et de la même façon, certains adoreront s’interrompre pour en rire ouvertement alors que d’autres non.
    • Si vous souhaitez supprimer ou remplacer Abebaberk Selassie, vous devez avoir en tête qu’il a essentiellement trois fonctions narratives : c’est un élément perturbateur du bal, c’est une nouvelle menace potentielle, et son équipe réalise des cambriolages et peut déplacer le disque solaire (24 % d’y arriver).
      On peut bien entendu le modifier. En considérant, par exemple, que sa description n’est pas le reflet de la réalité, mais des préjugés des participants au bal. Ou s’en passer, ça marche très bien sans lui, c’est juste un peu moins de chaos.
      Et l’on peut le remplacer. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que ses trois fonctions soient toutes conservées ni toutes attribuées au même personnage alternatif.
      Pour l’anecdote, si vous cherchez à féminiser la distribution et à garder un rôle de proxénète, sachez qu’à l’époque, Marcelle Langlois, une Française, tenait un cabaret nommé le Casino de Paris à quelques rues du Shepheard. Elle semble avoir marqué les esprits par sa chevelure rousse et pour avoir prostitué des chanteuses à une clientèle fortunée.
    • Le scénario se prête bien à de petites cinématiques d’introduction sans les investigateurs, à la manière d’une scène prégénérique, qui permettront de transmettre du contexte aux joueurs alors qu’il est difficilement accessible aux personnages. Les joueurs pourront d’ailleurs en faire autant en mettant en scène le passé de leur personnage.
      Vous pouvez notamment dévoiler, peu à peu, au fil des sessions, les éléments antiques de l’intrigue à la manière de la seconde vision du cristal Mortlan. Ou simplement vous servir de cette technique comme d’une fenêtre sur la vie trépidante de l’hôtel.
    • Le directeur Behler (Baehler en réalité, si vous êtes curieux de la version historique) évoque des exemples des manifestations surnaturelles qui l’ont conduit à contacter les investigateurs. Pensez à l’avance à ce que vous allez répondre quand les joueurs vont inévitablement vouloir interroger les clients en question.
      Attention, il y a un piège. Plus vous en donnez, plus ça a l’air d’une piste et s’il n’y a rien au bout ça peut perdre et inutilement frustrer les joueurs. Le plus simple est donc de dire qu’après de tels évènements, tous les clients concernés ont quitté l’hôtel. Mais vous pouvez aussi vous en préparer un ou deux grâce aux tables de rencontre, avec des rumeurs à la clé.
    • Méfiez-vous, ça risque de débuter assez mollement. Bien loin de la comédie survoltée évoquée par le pitch. En particulier si le groupe passe à côté de la discussion Carter-Weder en terrasse. Mais même au-delà de ce point particulier, il n’y a rien pour catapulter dans l’action. Ce démarrage un peu lent, quoiqu’il puisse surprendre, est donc normal.
    • Avant de débuter vos sessions, choisissez-vous une rencontre, la rumeur qui va avec, et un évènement funeste. Ça vous fera gagner du temps et vous permettra de les lire et de vous en imprégner au calme.
    • Si vous êtes débordés, ou que la partie s’éternise, concentrez-vous sur les personnages principaux.
    • Au besoin, Bohr peut également servir à orienter (ou perdre) les investigateurs. Il peut aussi être utilisé pour ajouter de l’étrange. C’est un électron libre (hihi). Il évolue hors de la chronologie, voyez-le comme votre gadget jusqu’à son entrée en scène finale.
    • Je le redis ici comme je le disais dans la partie technique de l’article, ne proposez pas de tests enchainés pour un même objectif. Et ne tenez pas compte des niveaux de difficulté indiqués. Référez-vous aux règles ou à vos habitudes pour les estimer.
      D’ailleurs, rappelez-vous qu’échouer à un test ne signifie pas rater son objectif. Vous pouvez, par exemple, fournir une information au prix d’une complication.
    • En cas d’échec lors d’un redoublement, n’hésitez pas à vous servir de la table des évènements funestes en guise de conséquence.
    • Si vous utilisez Foundry VTT, Carter a adapté le scénario en un module aventure qu’il met gratuitement à disposition en l’échange d’une preuve d’achat. Vous pouvez le contacter sur le discord de la Fonderie, ce qu’il a réalisé est extrêmement complet et vous fera gagner un temps précieux.
    • Si vous cherchez de la musique pour accompagner vos parties, la bande originale du Mort sur le Nil de Kenneth Branagh, par Patrick Doyle, correspond assez bien à l’ambiance de l’hôtel. Elle manque un peu de fantaisie pour une comédie, par contre. Et il faudrait vous dénicher quelque chose de beaucoup plus violent pour la suite. Vous trouverez également de quoi animer le bal dans la musique de Justin Hurwitz pour Babylon, chez Postmodern Jukebox ou dans la bande originale de Boardwalk Empire.
    • Chronogramme : si vous jouez avec un ordinateur, mettez ça dans un tableur avec des volets de défilement fixes, ce sera bien plus pratique. Vous pourrez d’ailleurs le simplifier au passage. Sinon, faites la même chose et imprimez-le sur du papier normal, facile à plier sans remords.
    • Voici une proposition de corrections pour le plan des étages fourni aux MJ. Avec l’ajout des numéros de chambre, l’ajout et le déplacement des 12 chambres des messieurs Bohr pour éviter l’incohérence avec la suite des Carnarvon, le placement de Marcelle Langlois (ou d’Abebaberk Selassie) qui n’y était pas non plus.
    • La version espagnole comporte un plan des sous-sols, sans légende, à destination des joueurs. Je ne suis pas certain que ce soit très utile, d’autant plus que l’image révèle déjà à peu près tout sans avoir besoin de légende. Mais puisqu’il n’est pas proposé dans la version française, si vous y trouvez un usage, je vous l’ai mis de côté.

Conclusion

Farce Macabre a été plébiscité. Et bien que sa direction artistique et sa thématique y soient pour beaucoup, c’est mérité. C’est effectivement un scénario qui célèbre ce jeu dans une farce au second degré et à grand spectacle, un contexte foisonnant, un film impressionnant dont on peut espérer des parties jubilatoires. Le potentiel est énorme. Mais il est loin d’être parfait. J’irais même jusqu’à dire que par certains côtés, il est plutôt raté.

Alors obtenir votre grand film sera délicat. Vous allez devoir lutter pour intégrer les personnages tout en leur permettant de comprendre l’intrigue et d’arriver à une fin satisfaisante. Il faudra gérer une énorme quantité de données. Et vous aurez certainement à revoir votre style habituel pour tenter de vous montrer à la hauteur de l’humour d’Álex de la Iglesia, sans tomber dans ses tristes errements.

Errements qui, si je n’en oublie pas sa proposition enthousiasmante, entachent incontestablement le scénario. Qu’il soit possible que ça ait pu échapper à son auteur, je veux bien l’imaginer. Mais j’avoue ne pas comprendre comment ça a pu passer au travers d’un processus collectif, et être publié en l’état. Ça va non seulement à l’encontre de la volonté affichée par Edge, mais aussi des efforts menés par Chaosium depuis des années pour s’extirper de ces ornières. Quand je les ai découverts, je suis tombé des nues. J’y regarderai à deux fois avant d’acheter le prochain.

5 pensées sur “Farce Macabre, presque comme au cinéma [chronique]

  • 29 mars 2024 à 10:37
    Permalink

    J’aime beaucoup l’idée de faire jouer ce scénario en mode Pulp Cthulhu …. Au delà du ton cela pourra réduire les soucis de difficultés trop élevées

    Répondre
  • 29 mars 2024 à 14:12
    Permalink

    Cette critique en deux volets sur cette aventure cthulhienne est désormais la valeur étalon des revues de scénarios de jeu de rôle. Outre son excellente prose, elle offre une véritable critique — érudite, complète, et nuancée — de ce que ce supplément offre de bon et de franchement inacceptable. On est ici à l’antipode des revues typiquement béates et superficielles que l’on trouve trop souvent dans notre cher hobby. Merci beaucoup pour cet énorme travail.

    Répondre
  • 1 avril 2024 à 08:03
    Permalink

    C’est une excellente critique, compléte et argumentée.
    Je vais suivre ce blog, à l’affut d’autres articles comme celui ci.

    Répondre
  • 2 avril 2024 à 19:19
    Permalink

    @Dithral : Merci pour ta critique, c’est quali.
    Est-ce que ce supplément ne serait pas à rapprocher du bon vieux Frères de Sang (1992) par son esthétique ?

    Répondre
  • 3 avril 2024 à 16:00
    Permalink

    Merci à tous pour ces commentaires trop gentils 🙂

    @Macbesse : C’est vrai qu’il y a tout à fait de ça dans le rapport au cinéma ! La principale différence c’est qu’on reste dans les thèmes et les décors de l’Appel de Cthulhu. Il les célèbre, même. Mais effectivement, Álex de la Iglesia y applique son genre cinématographique. Ca donne une idée de ce que serait une adaptation ciné des Masques de Nyarlathotep s’il s’en chargeait.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *