On a le jeu qu’il te faut en cas de délestage ! [chronique – NOC, le livre de base]

A priori, il faut se préparer à tout cet hiver. Même à un monde obscur, dépourvu d’électricité et géré par une administration tatillonne et économe de ses ressources.

Bingo ! Pour te préparer au mieux à ses temps difficiles, tu n’as qu’à t’entraîner en jouant abondamment, tant qu’il en est encore temps, au jeu dystopique de Sethmes, NOC. C’est pile ça. (…) Bon, OK, avec deux-trois bricoles horrifiques de plus.

Si vous aviez classé l’affaire par pertes et profits, rappelons d’abord le pitch du jeu :

NOC est un jeu de rôle situé dans un univers dystopique sombre et rétrofuturiste où l’humanité fait face à l’horreur de l’enfermement au sein d’une structure titanesque aux motivations obscures. Dominés par une administration totalitaire engendrée par la nuit, les joueurs endosseront le rôle des derniers défenseurs de l’humanité, des citoyens mus par leur courage, leur foi ou leur simple instinct de survie, conduits à lutter contre le système et les horreurs qui prolifèrent dans l’ombre afin de sauver la Terre. Par la dissidence, la résistance et l’éveil aux secrets de l’Artefact, ils s’efforceront de rendre la lumière à un monde que le désespoir et l’endoctrinement ont poussé à vénérer sa prison comme un Dieu.

La version physique du jeu est sortie depuis quelques mois déjà mais, on ne va pas se mentir, c’est du dense et il y a de quoi lire dans cette pas-si-mini-gamme issue du premier foulancement organisé pour le jeu par Sethmes (réussi à plus de 600 %). Après bien des avanies (l’imprimeur choisi à l’origine était situé en… Ukraine !), l’éditeur vous propose un énorme livre de base, un écran du MJ, des goodies en pagaille mais aussi deux vrais suppléments. Le tout avec un retard finalement assez maîtrisé compte tenu à la fois du contexte international et des antécédents de la plupart de leurs confrères plus expérimentés. On prend le temps de digérer tout ça et on va vous présenter ce formidable matériel de jeu en deux articles : il le mérite. On se concentrera dans ce premier épisode sur le livre de base. Déjà un univers en soi.

Le livre de base de 300 pages est magnifiquement produit avec une qualité de finition impressionnante et un papier très épais. C’est important à préciser puisque Sethmes est finalement plus connu pour le moment pour ses jeux PDF gratuits que pour ses propres productions papiers.

 

Comme on le verra sur les photos, la mise en page réussit le tour de force d’être à la fois sobre et évocatrice, nous transportant dans le monde de l’administration tentaculaire des totalitarismes du XXe siècle.

On notera un petit bémol sur les illustrations pleine page que l’on imaginait plus nombreuses et/ou plus impressionnantes mais ça, c’est un effet collatéral classique désormais des foulancements : on appâte le chaland avec nos plus belles illus (c’est de bonne guerre) mais, du coup, quand on découvre les livres, elles sont déjà pratiquement toutes connues. Cela dit, cela reste magnifique.

Petit détail à noter pour les psycho-rigides de la langue française et du genre : les auteurs ont réussi un joli tour de force en rebaptisant le rôle du MJ « la Loi ». Du coup, tout ce qui concerne le rôle du MJ dans le jeu est au féminin mais tu comprends c’est pas pareil… Bien ouéj !

 

Derrière sa classieuse et mystérieuse couverture, l’ouvrage s’ouvre sur un copieux infodump, très dense et, donc, finalement, assez peu illustré qui rend d’emblée l’entrée dans la proposition de jeu assez austère. Cela tombe bien : c’est l’ambiance du jeu, peu portée sur les paillettes et le easy listening. Il faut quand même mieux savoir où on met les pieds : non, dans NOC, on ne lit pas une page de résumé, on ne crée pas de PJ en trois jets de dés et, non, on ne se lance pas d’emblée dans l’aventure deux heures après l’ouverture du jeu. Loin de là, même.

NOC renoue avec une période qui, finalement, semblait bel et bien en voie de disparition : la création francophone collective autour de beaux livres épais avec une patte graphique très prononcée. En effet, face aux déferlements de VF de succès internationaux ou de ré-ré-éditions de hits francophones des années 90, les créateurs ont de plus en plus migré vers des formats courts ou des publications alternatives, parfois dites indés. Là, on est plutôt dans l’âge d’or de feu Multisim (on ne peut s’empêcher de penser à Rétrofutur quand on feuillette NOC malgré les profondes différences entre les deux jeux).

Autant prévenir, cela sous-entend aussi pas mal de textes, toujours bien écrits et sans inflation excessive du nombre de mots, mais quand même parfois intimidants tant tout est abordé en détails. C’est tout un univers qui est reconstitué sous nos yeux fascinés et on n’ignorera rien au terme de notre lecture sur les marques d’armes dont la police est dotée ou sur l’allure d’un appartement moyen du Bloc. Cette minutie est un des incontestables charmes du jeu et on se sent très vite transporté dans ce rétrofuturisme dystopique auquel les auteurs ont eu l’intuition géniale d’ajouter une petite touche d’exotisme slave en situant le Bloc de référence dans lequel débute les aventures des PJ à… Olomouc. Oui, en Tchéquie. D’ailleurs, on en reparlera, mais le reste de la gamme exploite tout particulièrement la proximité de la mythique et magnifique ville de Prague.

La Olomouc dystopique de NOC est décrite dans un chapitre spécifique sur environ 25 pages avec les attendus de ce genre d’exercices comme les personnalités locales, les lieux notables mais aussi de superbes plans d’ambiance. Le thème est ensuite approfondi de façon audacieuse puisque, quand on en revient à l’infodump plus généraliste sur le monde de NOC, chaque chapitre thématique est suivi d’une double page illustrant ce propos en le localisant à Olomouc. Par exemple, le chapitre consacré à la santé est illustré par la description des hôpitaux et autres lieux notables concernant ce sujet à Olomouc. Le procédé est très agréable à la lecture même si, en jeu, il risque de poser pas mal de problèmes pour retrouver un lieu, un PNJ ou une info précise sur la ville. Cela dit, comme, on l’a entraperçut, les aventures des PJ se déplaceront vite vers Prague, ce n’est pas si grave.

Ville comprise, ce chapitre de pur background occupe environ 150 pages, la moitié du livre de base, rien que ça ! Heureusement, comme sous-entendu précédemment, il est découpé en de nombreux chapitres thématiques qui aident à l’appréhender par morceaux, au gré des envies ou des besoins. On notera aussi que, si les illustrations sont finalement toujours si peu nombreuses, les fac simile de rapports, d’affiches, de tracts… qui émaillent la belle mise en page du volume aident beaucoup à l’immersion.

Si on devait faire ressortir deux traits saillants de l’univers proposé, on pourrait dire : totalitarisme et rétrofuturisme. Même si ce sont des classiques des dystopies littéraires ou cinématographiques, de fait, ces thématiques ne sont pas si courantes en JdR.

En ce qui concerne la première, le quotidien des PJ va donc être entièrement formaté par une administration totalitaire largement inspirée du modèle communiste (du coup, le placement du contexte en Europe de l’est marche particulièrement bien et fait tout de suite surgir de nombreuses images). Inévitablement, on pense aussi au Kafka du Château ou du Procès. Comme on l’imagine, les PJ vont être les grains de sable de ce système trop bien huilé et vont fatalement se retrouver en butte à cette bureaucratie démente qui surveillera leurs moindres faits et gestes mais qui, également, pourra, s’ils savent faire jouer leurs relations, leur procurer des documents utiles à leurs investigations : laissez-passer ou autorisation de perquisition font alors office de véritables superpouvoirs. On trouve d’ailleurs à la fin du livre de base un petit sous-système dédié entièrement à l’obtention et à l’utilisation de pareils documents : peut-être une première en JdR, non ?

Bien que le jeu soit sensé se passer dans le futur, tout se rapporte à l’ambiance du milieu du XXe siècle, quelque part entre 1930 et 1960. Il faut dire que pour diverses raisons trop longues à dévoiler ici l’électricité ne fonctionne plus du tout dans le monde de NOC. On se retrouve donc avec des machines à écrire, des pneumatiques, des voitures à air comprimé, etc. C’est un élément central de l’ambiance et, de plus, un élément central de la proposition de jeu : on ne voit pas comment les PJ auraient eu la moindre chance face à ce système totalitaire s’il avait été doté de caméras de surveillance, de lecteurs d’empreintes rétiniennes ou d’ordinateurs maniant le big data.

Comme on est dans un JdR et qu’on aime bien quand même les objets rigolos (surtout s’ils font crack, boum ou huuuu), il existe une technologie de SF dite quantique dont on ne comprend pas très bien comment elle fonctionne (« t’as gueule, c’est quantique ! ») mais qui réussit le tour de force de, tout aussi bien, motoriser des véhicules classes, rendre létales des armes chants-mé ou permettre quand-même-malgré-tout l’existence de sortes d’ordinateurs géants, les Transacteurs. Pratique.

Il faut dire que NOC n’est pas que ça, une dystopie rétrofuturiste. C’est aussi un jeu d’horreur à la façon de Kult ou même d’un Cthulhu pas du tout pulp. Pour le dire autrement, le basculement de notre bonne vielle Terre dans cet univers sombre est dû à l’intervention d’êtres très anciens et très puissants qui se cachent dans les ombres (et des ombres, il y en a dans NOC !) mais, parfois, interagissent pour de sombres desseins avec les mortels humains, par exemple pour leur transmettre cette technologie quantique.

A titre tout à fait personnel, c’est là où je décroche un peu. Avec son imaginaire soviétique des années 1950 ou ses références appuyées à Kafka, NOC m’a d’emblée séduit. Je n’irais pas jusqu’à parler de vent de fraîcheur compte tenu de ce qui est proposé mais, au moins, on y trouve la vertu première pour tout jeu qui prétend s’aventurer sur la ligne de départ d’un monde éditorial déjà bien encombré : une ambiance et une proposition de jeu vraiment originales.

C’est moins le cas dans la partie consacrée à la présentation des êtres surpuissants qui ont condamné la Terre à son triste sort, sur leurs desseins obscurs et sur leurs moyens, a priori démesurés. L’imaginaire gothique qui ressort de ces chapitres fait immanquablement penser à des jeux comme Kult et, si on m’avait montré les pages et les illustrations de ceux-ci, j’aurais juré qu’elles appartenaient à l’une ou l’autre des éditions du mythique jeu d’horreur suédois ou à un de ses clones. On retrouve le sentiment de déjà-vu également avec l’emploi parfois abusif de mots-qui-n’ont-l’air-de-rien-mais-qui-avec-une-majuscule-prenent-un-tout-autre-sens.

Surtout, immanquablement, il ressort de la lecture de ces chapitres un désespoir suintant qui me fait penser au double effet Kiss Cool… mais à l’envers. Être confronté à une bureaucratie totalitaire, ce n’est déjà pas facile mais quand on apprend que, en plus, derrière celle-ci se cachent des êtres inhumains dotés de pouvoirs immenses, cela n’incite pas à l’optimisme. Le jeu nous assure pourtant que l’espoir existe et que les PJ vont l’incarner mais on ne sait pas grand chose là-dessus et on peine à l’imaginer. Il faudra visiblement pour s’en rendre compte faire jouer la campagne officielle du jeu. Celle-ci est d’ailleurs, chose remarquable, entièrement résumée dans le livre de base, avec annonce officielle de l’existence d’encore plusieurs ouvrages, indispensables pour mener à bien la destinée des personnages. A vue de nez, c’est une affaire de plusieurs centaines d’heures de jeu et de nombreux PJ usés à tenter de maintenir cette trame incertaine. Bref, pas vraiment un jeu pour ceux qui apprécient de changer d’univers au gré de quelques one shot sympathiques.

Après, ce sont les limites de l’exercice de la chronique : je suis si faiblement amateur du genre horrifique et de jeu en campagne au long cours que je ne voudrais pas en dégoûter les afficionados. Tout ceci m’a l’air, autant que je puisse ne juger, très bien fait et tout à fait cohérent. Mais, à titre personnel, j’avoue déjà me demander comment je pourrais mettre en scène le cadre « humain » de NOC en scène sans trop souvent avoir à creuser les explications sur ce qui se cache derrière le voile. Est-ce seulement possible ? Cela a-t-il seulement un sens ? A ce stade, je ne le sais pas.

Le problème est notamment que le livre de base ne comporte pas de scénario (il y en a un en revanche dans le copieux kit de découverte). C’est un choix plutôt curieux et, donc, sans acquérir le reste de la gamme, vous n’avez alors aucun exemple de scénario-type pour imaginer ce à quoi peut ressembler une intrigue de NOC. Il y certes eu de nombreux scénarios débloqués durant le foulancement et il était alors possible de les commander en option sous la forme d’un recueil imprimé en POD mais nous ne savons rien de la disponibilité réelle de celui-ci pour ceux qui découvrent le jeu maintenant ou qui, à regret, n’avaient pas débloqué cette option.

Comme au bon (?) vieux temps de Multisim, tout ce qui concerne le système de jeu est relégué dans la portion congrue, à la toute fin de l’ouvrage. Si cela en dit long sur les conceptions des auteurs, cela ne gêne pas souvent à la lecture tant les pages d’infodump sont dépourvues de toutes références aux règles. C’est moins cohérent dans la partie « horrifique » du background durant laquelle on apprend que les PJ pourront être progressivement dotés de pouvoirs surnaturels : ce passage décrit en effet logiquement les effets de ces pouvoirs sur les règles mais on est à ce moment là de notre lecture bien démunis pour en comprendre les tenants et les aboutissants.

On reste dans les choix affirmés voire radicaux en ce qui concerne le choix du système. Il s’agit essentiellement d’un système sans dé ni hasard : les PJ ont des compétences et si le niveau de celle dont l’usage est indiqué dans la scène est suffisant… et ben, c’est réussi, quoi. Dis comme ça, cela a l’air tartignole mais c’est en fait à la fois bien fichu et rudement bien adapté à l’ambiance du jeu. En effet, le MJ… pardon, la Loi n’est pas laissée seule (t’as vu ? Je t’avais dit) et ne doit pas se débrouiller avec de vagues intitulés pour savoir ce que chaque compétence permet de faire. Toutes les compétences sont décrites, niveau par niveau (l’échelle des variables n’est pas très importante), avec les savoirs et savoir-faire qu’implique chacun d’entre eux. Cela donne une sorte de nomenclature très formelle, un côté loi implacable qui s’adapte très bien à l’ambiance voulue.

Toutefois, je vous rassure, les PJ peuvent, notamment en cas de conflit, se surpasser pour espérer obtenir, de temps en temps, l’accès à un niveau supérieur de compétence. Parfois, il faut même lancer des dés pour savoir si cela arrive, dingue ! Le tout est limité par un système de réserves multiples, toutes bien vues dans l’ambiance du jeu (Vécu, Faveurs, Espoir…) mais qui, comme toujours en pareil cas, rendent le système de jeu parfois fastidieux à mettre en place (joueurs qui hésitent sur la réserve à solliciter, qui ne tiennent pas les comptes à jour, qui réclament sans cesse des rétablissements de leurs réserves épuisées, etc.). Question de goût, donc. En tout cas, contrairement à ce qu’on constatait parfois dans les jeux de l’époque Multisim, le système de jeu est certes épuré et livré comme cela, à la fin, comme pour s’excuser de devoir en mettre un, OK mais il semble bien tenir la route et être complet, prévoyant toutes sortes de situations courantes comme la traque par les autorités ou encore (on en parlait plus haut) les démarches pour obtenir des autorisations administratives.

Au bilan, à l’issue de la lecture attentive de ce gros et beau volume, on reste partagé entre deux sentiments.

D’une part, le jeu ne s’est pas rendu la partie facile : NOC est clairement un jeu exigeant qui, par définition, en rebutera plus d’un. Trop de textes, pas assez de système, une apparence première de jeu historique consacré aux régimes totalitaires d’Europe de l’est mais au fond un jeu occulte et à secrets… cela fait déjà beaucoup d’ennemis potentiels pour NOC, ça ! Et, peut-être le jeu est-il d’ailleurs sur ce plan trop radical : auteurs et éditeurs auraient parfois pu mettre un peu d’eau dans leur vin pour rendre NOC plus accessible, moins élitiste.

Cette réserve mise à part, le jeu est beau, très bien écrit, original, généreux et soutenu par un système correct et bien adapté au propos. C’est déjà beaucoup, non ?

Je crois qu’on peut en convenir : tous les amateurs de beaux jeux « à la Française » qui ont jadis aimé Rétrofutur, Dark Earth ou encore Exil, ceux qui aiment lire avant de jouer, qui n’ont pas peur d’absorber des dizaines de pages de background et qui pensent qu’un système n’est là que pour soutenir l’ambiance en toute discrétion devraient sans tarder acquérir NOC.

Mais c’est déjà fait, non ?

2 pensées sur “On a le jeu qu’il te faut en cas de délestage ! [chronique – NOC, le livre de base]

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