Within

Après une brève apparition aux mortels en 2011 sous la forme d’un brillant livret de découverte, il est peu de dire que Within avait soulevé de grandes attentes. Imaginons la scène au réveillon de Noël. Affolé par la présence aux manettes de deux têtes d’affiche, Benoît Attinost et Jérôme Larré, la durée de maturation d’un bon vin et la promesse d’un jeu d’horreur modulable en fonction de ses besoins, le rôliste déchire frénétiquement son paquet cadeau et découvre un superbe monolithe noir. Trouvera-t-il l’intérieur l’ultime boîte à outils promise ?

Les trois niveaux de l’horreur

Within propose trois niveaux de jeu, qui correspondent chacun à des genres cinématographiques différents. Le premier s’approche de l’horreur classique, telle que l’ont modelée la Hammer – et dans une moindre mesure la Cine Citta – et les grands maîtres comme Carpenter. Le second s’apparente davantage à l’occulte contemporain et comporte son lot d’organisations secrètes, de conspirations et de paranoïa. Quant au troisième, il s’aventure sur le terrain de l’horreur cosmique et tout lecteur doit d’ores et déjà savoir gré à Within de ne pas avoir cédé aux sirènes de la grammaire lovecraftienne et d’avoir composé sa propre cosmogonie. Chacun de ces trois niveaux a fait l’objet d’un traitement différencié – même les choix formels sont différents – et d’un scénario dédié qui repose très clairement sur l’application des pistes et conseils donnés dans chaque chapitre ; l’ensemble forme un jeu aussi modulaire qu’initiatique.

Level 1 : Horreur classique

Etrangement situé en deuxième position dans l’ouvrage, le premier niveau de jeu est traité à l’aide d’une longue série de fiches consacrées chacune à une grande thématique de l’horreur, comme « la Faune », « Tueurs en série » ou « les Objets ». Chacune comporte une nouvelle, une synthèse, des conseils de mise en jeu et des documents. Cet assemblage n’a rien d’hétéroclite. En plus d’être d’une utilité immédiate, il se révèle vite une mine d’idées de scénarios. Ainsi les documents rappellent-ils le travail de R. D. Laws sur L’Affaire Armitage ou les Mythos Dossier pour The Laundry. Sans donner la clé du mystère, ils proposent des situations très riches qu’il sera aisé d’exploiter, dans la mesure où ils racontent d’eux-mêmes une histoire intrigante et macabre. Nourrie par une réflexion poussée sur les codes de l’horreur, cette partie met à disposition du meneur des outils dont il aura l’usage pour toutes ses parties horrifiques et une étude fine de ses sources d’inspiration, lui offrant une véritable somme sur le genre. Cerise sur le gâteau, l’écriture fait preuve d’une pédagogie remarquable : Benoît Attinost montre à chaque fois tant les pistes de jeu que les pièges à éviter dans la mise en œuvre des différentes thématiques et de leurs ressorts scénaristiques. Tous les éléments sont réunis pour que le lecteur sorte renforcé dans sa maîtrise et développe ses propres scénarios d’horreur.

Level 2 : Occultation

Le second niveau de jeu déplace le curseur de l’horreur vers les secrets d’un monde occulte contemporain mâtiné de conspirations. Cette démarche ouvre la possibilité de varier les ressorts dramatiques et de faire en sorte rentrer les personnages dans une guerre de l’information. De façon plus triviale, les organisations secrètes font office de commanditaire et permettent de rentrer dans le cadre commode d’un jeu à missions. Hélas, la lecture du chapitre est difficile, voire pénible. La belle plume déployée dans les fiches horrifiques disparaît et laisse la place à de nombreuses répétitions et à des digressions sur des sujets connexes, comme le pouvoir, l’argent ou la religion. Le lecteur fatigue, manque de lâcher le livre quand viennent s’ajouter à l’étalage d’opinions des erreurs sur le sens des mots ou des notions. Par exemple, une organisation regroupant des membres influents de différents clergés est qualifiée de « Régulier » et les organisations laïques de « Séculier », termes qui servent d’ordinaire à distinguer les moines, ceux qui suivent une règle, des prêtres, ceux qui vivent dans le siècle. Cet effondrement de la forme va de pair avec un manque criant d’inspiration. Les organisations proposées ressemblent moins à des sociétés secrètes qu’à des bureaux sectoriels du surnaturel, composés respectivement de religieux, d’archivistes, de laborantins, de marchands et de militaires. Dans ce chapitre, Within échoue à réécrire le surnaturel d’une manière post-moderne comme avaient pu le faire Over the Edge ou Unknown Armies en leur temps. Qui pis est, ce chapitre constitue le point d’entrée dans l’univers. Un lecteur qui céderait à l’envie pressante de refermer rageusement le livre se priverait des trésors que recèle l’ouvrage.

Level 3 : le treizième Sceau

En-deçà de conspirations bien humaines, un troisième niveau de jeu consiste en une initiation aux vérités premières du monde. La cosmogonie proposée, à défaut d’être radicalement neuve – on lui trouvera facilement une filiation avec les sephiroths de Kult (les dix puissances au cœur du mystère de la Création suivant la Kabbale), présente des images puissantes, tout particulièrement les douze Sceaux : la Vierge noire, la Clepsydre sanglante, la Couronne d’épines et leurs pairs révèlent chacun une vérité secrète du monde et exercent sur le destin des personnages une subtile influence. Ici, l’articulation avec le monde contemporain est réussie : la cosmogonie parvient à concilier des événements et des images actuels avec l’intemporel des archétypes. S’il manque peut-être un souffle littéraire pour les rendre vraiment inoubliables, la pédagogie est à nouveau au rendez-vous. Le meneur de jeu saisit immédiatement comment faire intervenir les différents éléments de la cosmogonie en jeu grâce à de nombreux conseils et à un système de mots-clés. Surtout, aucun secret n’est laissé en suspens et réservé à l’écriture d’un supplément aussi ultérieur qu’hypothétique, comme c’est l’usage dans l’édition. Avec Within, le meneur peut sans attendre articuler sa propre campagne initiatique en partant des personnages et des envies de la table. Mais ce n’est pas tout…

Level 4 : l’ultime secret

Dans son Level five, Chris Marker mettait en scène une jeune femme tentant de rejouer à la microseconde près la Guerre du Pacifique, dans ce qui apparaissait finalement comme une grande tentative d’introspection. Dans Within, c’est finalement la même chose : la brutalité de l’horreur cache un dernier secret : soi-même. La principale inconnue est encore le personnage, dans toutes ses dimensions, psychiques comme cosmiques, et il faudra bien l’ampleur d’une campagne pour la révéler. On retrouve ici l’inspiration majeure du jeu, celle d’un Carpenter au sommet de son art dans L’Antre de la Folie. Chaque joueur va donc bénéficier d’une intrigue secondaire qui lui sera spécifique : la mécanique du jeu organise un arc narratif à part entière pour chaque personnage. Côté meneur, on est servi : chacun des arcs est décrit avec un grand luxe de techniques de maîtrise, formalisées pour l’occasion et préparées de longue date : Jérôme Larré en avait donné un aperçu dans les « Techniques de manipulation à l’usage des honnêtes meneurs » (Casus Belli n°4, troisième saison, novembre 2010). L’ouvrage comporte même des indications scéniques inspirées de la scène freeform, et ne comptez pas sur moi pour vous expliquer dans quel contexte tous les joueurs, sauf un, portent des masques blancs inexpressifs et quittent un à un la salle.

Un diceless qui fout les jetons

Au cœur du système, une mécanique diceless conduit le meneur à valider la plupart des actions, à la condition qu’elles soient en accord avec l’occupation et la spécialité du personnage. Seule une difficulté particulière ou la pression peuvent occasionner un blocage. L’absence d’aléatoire ne conduit pas, comme on aurait pu le craindre, à une impasse si des obstacles plus importants se présentent. Des « potentiels » tiennent lieu de réserves et permettent au personnage de se dépasser, comme dans Nobilis, et en ultime recours, le joueur peut demander à piocher des jetons. Les enjeux sont alors relevés d’un cran et les conséquences d’un échec potentiellement catastrophiques. On notera dans cette dynamique de jeu des similitudes avec le « diceless avec un d20 » qui est au cœur de Tenga, c’est-à-dire la combinaison suivante : une base diceless surmontée par l’Effort (mécanique d’attrition) et le Risque (hausse des enjeux). Y aurait-il eu influence de Within  sur Tenga ? Jérôme Larré n’est pas tout à fait de cet avis : s’il confirme que sa participation à Within a joué un rôle déterminant dans ses réflexions sur la maîtrise et le game design, il estime qu’il s’est écoulé trop de temps entre les deux projets pour qu’il y ait influence de l’un sur l’autre.

Mais revenons à Within : ce système qui combine attrition et hausse des enjeux connaît également une modulation, celle des fameux « oui, et », oui, mais », accompagnée de tableaux d’exemples bien utiles pour en comprendre le fonctionnement, au-delà même de Within. Le principal avantage de ce système est son caractère peu intrusif : même quand il plonge le personnage dans les affres de la folie, il est avant tout géré par le meneur. Il a quelques travers : la création par Occupation et Spécialité ne manquera pas de pousser certains joueurs à faire des choix de profession leur permettant de justifier de nombreuses compétences et occasionne forcément ces discussions qui rompent le rythme. Pour éviter cela, le meneur devra suivre la directive « Dites oui » – clairement indiquée dans le jeu – et éviter de demander des dépenses de ressources pour des actions triviales : il a d’autres moyens de pression mis à sa disposition pour pousser les personnages à bout, quelle que soit leur puissance.

Parmi ces moyens, il y a la folie, et c’est justement dans sa gestion que Within se distingue du lot. Là où L’Appel de Cthulhu détermine une folie et son intensité sans fournir de mécanique poussant le joueur à infléchir ses décisions, se reposant sur son bon vouloir ou l’habileté du meneur à suggérer, Within pousse le joueur à interpréter la folie, sans pour autant le forcer à le faire : quand la pression augmente et dépasse le potentiel, le joueur a le choix entre puiser dans ses potentiels ou suivre les indications du meneur. Le joueur peut donc faire fi de la contrainte, du moins temporairement, ou donner son consentement à la prise de contrôle. La sacro-sainte répartition des rôles est rompue d’une manière inhabituelle, et la tension est obtenue par un jeu sur l’attrition : plus la pression est élevée, plus les potentiels baissent, plus les risques de dérapage augmentent car le coût de la résistance devient de plus en plus élevé. Les joueurs qui ne supportent pas d’ordinaire la prise de contrôle sur leur personnage devraient pouvoir se laisser convaincre. Il restera bien sûr des irréductibles tant le tabou est fort. Tant pis pour eux !

Bilan : La petite boutique 

des horreurs ?

Retour à la question initiale : avons-nous à disposition avec Within l’ultime boîte-à-outils de l’horreur ? Le jury est tenté de répondre « non, mais… ». Deux raisons le poussent à répondre par la négative. La première est bien sûr l’échec patent du chapitre concernant l’occulte contemporain. La seconde concerne le système de jeu : il n’est pas ce qu’on peut faire de plus efficace pour un one-shot d’un scénario du premier niveau de jeu – on préférera pour cet usage le Dread d’Epidiah Ravachol ou le Sombre de Johann Scipion, plus concentrés, et on utilisera les précieuses ressources des fiches horrifiques de Within pour la mise en intrigue. En revanche, ce même système est parfaitement adapté à une campagne où les joueurs prendront peu à peu conscience des secrets du monde et de leur personnage, et, surtout, exploreront les recoins sombres de la psyché de leur personnage. Au final, c’est dans la combinaison du troisième niveau de jeu, celui de l’échelle cosmique, et de l’introspection que le jeu prend toute sa force et sa personnalité. Plus qu’une boîte-à-outils, Within est un excellent jeu d’horreur psychologique – et il est d’autant plus précieux que ce terrain est difficile et encore peu exploré – qui met généreusement à disposition quantité de ressources pour tous les types de jeux d’horreur, ainsi que des techniques de maîtrise à portée universelle.

Benjamin « Macbesse » Kouppi