Sombres horizons [Critique – Into The Dark]

Voilà qu’au détour d’un forum, je tombe sur cette annonce :

« Hello, c’est encore Kobayashi.
Vous êtes fans de The Expanse de James S.A. Corey ? De Carbone modifié de Richard Morgan ? Du cycle de la Culture de Iain M. Banks ? De celui du Commonwealth de Peter F. Hamilton ?
Ça tombe bien : moi aussi.
Mais j’avais besoin d’un système léger (mais pas simpliste) pour me lancer à l’aventure sans risquer la migraine. Alors du coup j’ai écrit Into The Dark »

Kobayashi, c’est un nom qui me parle, dans le domaine du JdR (et je ne le confonds pas avec l’avocat dans Usual Suspects), au travers de jeux comme 10.000 ou Shock Shell. Et son Striscia – que je n’ai pas encore lu – fait de l’œil à mon démon intérieur fan de cape et d’épée.

En revanche, les œuvres de James Corey, Iain Banks ou Peter Hamilton, j’y suis étranger, au moins pour l’instant. La référence à Carbone modifié me permet toutefois de ne pas être totalement largué ; et comme ce roman m’a vraiment séduit, je me suis penché avec intérêt sur cet Into The Dark.
Et, à défaut de le faire jouer concrètement autour d’une table, j’ai passé le jeu à mon crible habituel, dont la subjectivité est assumée : si j’arrive à lire le jeu d’un bout à l’autre sans qu’il me tombe des mains ou me fasse venir les abeilles contre le rédacteur et/ou l’illustrateur, et qu’il me donne envie de prendre la plume pour écrire un scénario, alors c’est un bon jeu (pour moi) !

Trois postulats pour les amener tous, et dans les ténèbres les lier

S’il y a bien un trait que j’apprécie de certains jeux, c’est leur capacité à exposer les axes clés de l’univers en quelques lignes, voire quelques mots. Et c’est bien le cas ici : « l’univers d’Into The Dark est le nôtre, sur lequel on a superposé les trois éléments cités dans l’introduction : l’immortalité de la conscience humaine, le voyage interstellaire et l’existence d’extra-terrestres ». J’ai pris acte, avec plaisir de cette concision, et j’ai quelque peu exploré les horizons sur lesquels cela m’ouvrait des fenêtres, en termes de potentialités de jeu.

L’expression « immortalité de la conscience humaine » n’a pas grand-chose, ici, de métaphysique ; elle reflète la capacité technique à stocker cette conscience sur un support numérique et à l’insérer dans une enveloppe corporelle. Plus que d’immortalité, il s’agit donc de « sauvegarde », voire de clonage, si l’on implante une même version de la « sauvegarde » dans plusieurs enveloppes corporelles. Voilà qui est bien pratique pour continuer à vivre sans l’enfermement dans un corps vieillissant, malade, infirme. Encore faut-il avoir les moyens de se payer, au sens propre du mot, une telle sauvegarde ; malheur aux pauvres, ils ne seront pas immortels… sauf à devenir des sous-prolétaires taillables et corvéables à merci, à la conscience dûment modifiée pour cela. Et puis, ce qui se sauvegarde peut tout aussi bien s’effacer, par accident ou par malveillance ; adieu, alors, à l’immortalité espérée. Cette « immortalité de la conscience humaine » est donc, au fond, une question de pouvoir, sur soi-même et sur les autres.

Le voyage interstellaire alimente, à mes yeux, les mêmes aspects d’aventure que les explorations au long cours par d’autres moyens de déplacement dans d’autres univers de jeu : non seulement, à l’arrivée, des horizons ignorés, avec leurs habitants aux coutumes parfois surprenantes, mais également le voyage en lui-même. Outre les péripéties exogènes qui guettent les voyageurs (incidents techniques, tempêtes en tous genres, pirates, etc.), il est propice à des aventures humaines, l’apprentissage des autres – membres de l’équipage, « passagers », etc. – et aussi, voire surtout, la découverte de soi-même. Et ce sont là des aspects qui m’intéressent particulièrement comme ressorts dans le JdR.

Quant à l’existence des extraterrestres (au sens de non-humains, et non pas de « nés ailleurs que sur la planète Terre »), elle ne se traduit pas par un kaléidoscope de créatures toutes plus surprenantes les unes que les autres, à la façon de la clientèle de la cantina de l’astroport de Mos Esley : « des traces de civilisations extra-terrestres ont été découvertes mais aucun contact n’a été établi », voilà ce qu’en dit le livre du jeu, dès son introduction. Des ET, le monde d’Into The Dark connaît donc surtout des ruines, des objets parfois incompréhensibles, ou des éléments technologiquement très avancés que, par chance ou par science, les humains arrivent à faire fonctionner à leur avantage. Et ce sont déjà de bonnes bases sur lesquelles fonder des aventures savoureuses.

Kobayashi signale à ses lecteurs qu’il revient à chacun d’eux de décider du dosage de ces différents éléments dans l’univers qu’ils composeront. J’incline à penser que l’univers serait un peu trop éloigné du cocktail fort du jeu si l’un des trois axes était totalement négligé sur la durée ; mais la suspension temporaire de l’un d’entre eux (par exemple, une aventure sans voyage interstellaire) ne le dénaturerait pas complètement.

Le système de jeu : de gustibus et coloribus, non est disputandum

En première lecture, le système de jeu est léger, tant pour la définition des personnages, que pour le système de résolutions des actions dont l’issue est incertaine.
Un personnage est défini par cinq « Attributs » (les « caractéristiques », pour le dire avec un terme rôlistique classique), une « Origine » qui offre un « Talent » (un avantage spécifique) et une « Formation » sur laquelle s’appuie deux « Expertises ». Très subjectivement, c’est une approche qui me séduit : un personnage dessiné à grands traits pour se lancer rapidement à l’aventure, et les détails qui seront décidés au fil de ses tribulations. C’était le style de système dépouillé qui m’avait séduit dans Lyonesse, il a près de 20 ans. Une feuille de perso’ qui tienne sur une carte à jouer, c’est ma tasse de thé (cosmique ou pas). En revanche, resteront sur leur faim ceux qui aiment customiser leur perso aux petits oignons, l’« optimiser » comme on le lit parfois, ou tout simplement créer un alter ego qui sera totalement différent de celui des autres joueurs autour de la table.

La résolution des actions repose sur un test simple : [2D6 + Attribut] comparé au seuil de 7 ; et seul le joueur lance les dés. Là encore, c’est une approche clivante entre ceux qui aiment et ceux qui n’aiment pas, mais c’est un choix assumé par Kobayashi et expliqué dans un forum : « cela colle en fait très bien à l’ambiance que je voulais pour le jeu mais bien évidemment c’est un choix personnel et je comprends bien que ça ne cause pas à tout le monde. »

En matière de système de jeu, la perception est éminemment subjective, en tout cas en dehors des systèmes qui sont objectivement mal foutus (j’ai des noms, mais je ne voudrais pas me fâcher avec leurs auteurs respectifs !).

Les illustrations : évocation et cohérence

Je suis très sensible aux illustrations, dans un livre de JdR ; et, dans certains cas, je préfère qu’il n’y en ait pas plutôt qu’elles soient ratées, ou en décalage avec l’ambiance prônée par le jeu. Ici, la quinzaine d’illustrations pleine page, y compris les première et quatrième de couverture, sont plutôt bien évocatrices de ce que l’ambiance d’Into The Dark se veut être. Et, sans tomber dans l’uniformité lassante, elles s’inscrivent dans une gamme de styles qui garde de la cohérence, tout en étant nées sous les plumes, feutres ou stylets de huit artistes différents.

Rien que pour cela, chapeau à la direction artistique de l’ouvrage.

 

Léger mais pas creux, et en aller-retour

Je ne vous assommerai pas avec les détails de la longueur respective des chapitres du livre ; les fans de ce niveau d’information se rapporteront à la fiche de présentation du jeu sur le Grog. Je retiendrai surtout que Kobayashi a réussi à faire entrer son jeu dans un format tout à fait accessible : 64 pages dont le nombre de signes n’est pas étouffant (environ 80.000 signes, c’est l’équivalent d’une douzaine de pages d’un magazine).

Soit dit en passant, les ancêtres dans mon genre se souviendront peut-être de Cyber Age, le jeu cyberpunk publié par Casus Belli (2 éditions, en 1990 et 1995, respectivement), au signage largement plus élevé dans le même format de 64 pages (univers, règles, et scénario).

Mais revenons à notre Into The Dark. L’architecture d’un livre de JdR est un aspect qui soulève souvent des débats animés, entre ceux qui préfèrent les règles d’abord, ceux qui donnent la primauté à l’univers, ceux qui aiment que ce soit alterné. Pour ma part, je vois un livre de JdR comme un outil pratique, et pas seulement comme une lecture immersive (c’est rarement aussi bien écrit qu’un bon roman) ; j’apprécie donc de pouvoir y retrouver facilement ce que je cherche, sans que ce soit disséminé, de manière parfois sibylline, à plusieurs endroits du texte.

Ici, Kobayashi a fait le choix de poser d’emblée – et en une seule page ! – les clés de l’univers, l’approche ludique et les clés du système de jeu. Puis, vient la majorité de la partie technique (création de personnage, équipement, mécanismes de simulation). Et retour à une présentation plus détaillée de l’univers du jeu, après un chapitre sur la manière de concevoir et animer des aventures pour ce jeu. Or, l’univers d’Into The Dark est plutôt une conjonction de constituants génériques, exposés par ordre alphabétique (« Armement », « Colonies », « Communications ») en un ou deux paragraphes, dont chaque tablée pourra s’emparer pour en faire l’armature de son propre univers concret de jeu. Dans l’ensemble, le jeu a donc une structure qui me donne la sensation de quelques aller-retour entre des éléments de nature différente : le contexte, la technique, les conseils de mise en œuvre. Je reconnais toutefois que c’est un art difficile, a fortiori quand le système lui-même contribue à cadrer une manière particulière de jouer. Et, quoi qu’il en soit, ça ne m’a pas rendu la lecture du jeu insupportable.

La matière à jouer ne manque pas

Outre le livre du jeu, la gamme devrait s’étoffer, à l’automne prochain, d’un recueil de scénarios. En attendant, une aide de jeu a été publiée pour impulser la création des personnages en utilisant une touche d’aléatoire grâce à des cartes spécifiques servant à générer l’« Origine » et la « Formation » de chacun d’entre eux.

Quant à la matière extérieure, elle ne manque pas : Kobayashi cite explicitement, dans ses influences, des romans, des séries télévisées, et même des JdR (Eclipse Phase, Transhuman Space, Mindjammer et Blue Planet). Autant dire que les recycleurs peuvent tourner à plein régime ! Surtout pour ceux qui, MJ ou joueurs, ont goûté à ces autres JdR et les ont trouvés trop « lourds » pour leur plaire pleinement.

À la lecture, Into The Dark semble offrir à ceux qui y joueront une grande modularité, une capacité à adsorber, au fur et à mesure de l’avancée d’une campagne, les éléments et aspects que MJ et joueurs voudront valoriser, sans avoir à les ingurgiter avant de commencer à jouer. Cela plaira aux amateurs de cadre libre, et déplaira à ceux qui préfèrent disposer de « tout » d’emblée ; en cela encore, rien de nouveau sous le soleil rôlistique.

Alors, la plume me démange-t-elle ?

Comme je l’ai posé en introduction, je ne suis pas familier de l’intégralité des inspirations revendiquées par Kobayashi pour son jeu : mauvais connaisseur de la fiction transhumaniste (même si le sujet m’intéresse d’un point de vue philosophique et éthique), pas vraiment branché par les ET. Mais Richard Morgan, avec son Carbone modifié (Altered Carbon), avait touché ma corde sensible, mon goût pour le polar : son Kovacs était, pour moi, un cousin futuriste du Lew Archer de Ross Macdonald dont les enquêtes se déroulent aussi dans le monde huppé de la Californie des années ’50. Autres temps, mais mêmes mœurs : les magouilles des riches, leur paranoïa, leur volonté de contrôler la vie des autres, etc. Terrain familier, donc. De la conscience numériquement sauvegardée du Carbone modifié, je suis passé aux artefacts extraterrestres d’Anges déchus (Broken Angels), puis aux guerres des factions de Furies déchaînées (Woken Furies) ; avec ces trois romans de Morgan, j’ai lu plus de SF que je n’en avais lu depuis une bonne quinzaine d’années.

Par ailleurs, l’idée du voyage interstellaire m’a ramené, à la lecture du jeu, plus loin en arrière encore. Des ouvrages de Stewart Cowley avaient été mes premiers contacts – pour autant que je m’en souvienne – avec la SF. Ses livres Épaves de l’espace et Longs courriers de l’espace, chez Dargaud, m’avaient tout particulièrement marqué : je me rappelle que j’avais pensé que c’était si bien raconté et si bien illustré que j’avais du mal à croire que c’était inventé ! Pour autant, je savais bien que l’Iliade et l’Odyssée étaient des récits mythologiques…

Faute de mieux, j’avais au moins un sac de cabine pour m’embarquer pour le voyage Into The Dark. Et cette expédition ne s’est pas avéré le grand plongeon dans la noirceur, comme le laisserait présager le titre du jeu. Certes, ce futur n’est pas rose, mais il offre un terrain de jeu qui ne conduit pas irrémédiablement à la déprime.

Et si j’ajoute à cet univers qui m’inspire sans m’étouffer, un système léger spécifiquement destiné à soutenir l’ambiance dans laquelle l’auteur propose de s’aventurer dans cet univers, un livret de jeu plutôt bien conçu et agréable à l’œil, et la disponibilité de l’auteur pour répondre aux questions dans son forum, le cocktail est plutôt à mon goût.

Et, pour répondre à ma propre question ultime, mon envie d’écrire un scénario pour ce jeu : le 40e concours de scénarios de la Cour d’Obéron a pour thème « rédemption », ce qui me paraît pouvoir coller à l’univers d’Into The Dark. L’occasion pourrait faire le larron !