Le marteau et l’enclume, le livre dont il est le héros

En tant que passionné, on sait qu’il y a des loisirs où il faut éviter d’y remettre ne serait-ce qu’un seul doigt, au risque de replonger. Et quand ledit loisir a une bonne odeur de nostalgie et s’appelle « livre dont vous êtes le héros » (LDVELH), il est encore plus dur de résister ! C’est vrai, ça pourrait être sympa d’en refaire un. Juste un. Celui que j’avais préféré, tiens… Et là, c’est le drame.

Sachez que si vous voulez parfaire votre culture des livres dont vous êtes le héros, il existe un mook écrit par des passionnés qui abattent un boulot considérable. Et en guise de dernier avertissement, ce dernier s’intitule Le Marteau & L’Enclume justement pour vous rappeler que ce sera à vos dépens si vous n’y mettez qu’un doigt. Pour en savoir plus, on remercie Benjamin Berget, le rédacteur en chef du magazine Le Marteau & L’Enclume et deux piliers du magazine, Yann Lefebvre et Mathieu Compain, qui ont répondu à notre invitation.

Le Fix : Pourquoi ce titre, Le Marteau et L’Enclume ?

Benjamin : Je travaillais pour un webzine satirique appelé Mazette, dirigé par la pétulante fille de Carali. C’était vraiment un concept intéressant, qui réunissait des tas de dessinateurs de BD et moi, qui était chargé de commenter l’actualité politique et culturelle. Je regrette que ce média soit mort en 2022 par manque de lecteurs. Pour signer mes articles, j’avais adopté ce pseudo, « le Marteau ». Et j’ai pris l’habitude de surnommer l’un de mes amis « l’Enclume », car il était comme moi : lorsqu’un truc le dérangeait dans un jeu vidéo ou un autre médium, il cognait comme un sourd. Cet ami c’est Franck Latour. Je l’ai convaincu d’écrire pour mon propre webzine en 2019, et le nom « Le Marteau & l’Enclume » est allé de soi.

Le Fix : Quelle est la ligne éditoriale du Marteau et L’Enclume ?

Benjamin : Ce que je viens de décrire est notre marque de fabrique, en quelque sorte. Je dis souvent aux nouveaux rédacteurs de lire le premier article venu sur Wikipédia, et de prendre le contrepied s’ils veulent écrire chez nous ! Les lecteurs ne courent pas après la neutralité mais après la sincérité. Nos rédacteurs partagent avec enthousiasme ou dégoût leurs impressions sur les livres-jeux, les jeux de rôles (JdR) ou les adaptations en jeux vidéo. Pour écrire, ils puisent dans leurs souvenirs personnels et les émotions collectives autour des grandes sagas. Notre parti pris est de vous informer avec des arguments solides, bien sûr, mais aussi de vous faire vibrer ou au contraire crier avec nous au scandale lorsque les fantasmes que l’on projetait sur tel jeu n’ont pas résisté à l’épreuve du temps. Mais j’ai demandé à mes deux complices de faire court, aussi je me tais.

Le Fix : Pouvez-vous présenter l’équipe de rédaction ?

Mathieu : Je joins la présentation incluse dans le dernier numéro, à laquelle il faut ajouter le rôliste Paragraphe 14 (Olivier Monseur) qui travaille actuellement sur notre numéro spécial JdR.

Le Fix : À la base, Le Marteau & L’Enclume est un webzine consacré à la pop-culture. Comment est né le projet de proposer des numéros entièrement dédiés aux Livres dont vous êtes le héros (LDVELH) ?

Mathieu : D’un constat ! Le webzine, s’il abordait plein de sujets intéressants, ne parvenait tout simplement pas à trouver son public. Lorsqu’on est une petite équipe d’indépendants, difficile en effet d’exister sur la Toile – encore plus avec ce format – en se montrant par trop « généraliste ».
Benjamin, de son côté, avait eu l’ambition de rédiger un dossier copieux sur le sujet, dans un ancien magazine dont il faisait partie. Hélas, son rédacteur en chef ne lui avait accordé que dix pages, ce qui aurait été bien insuffisant !

L’occasion était alors toute trouvée de prendre un nouveau tournant : non seulement c’était l’opportunité pour traiter à fond le petit monde des œuvres interactives, mais il y avait une brochette de passionnés toute prête à se joindre au projet. Il s’agit certes là d’un domaine de niche (pas mal de vieux routards qui ont connu les LDVELH à leurs débuts dans les années 1980, pour un renouvellement modeste du lectorat) mais qui compte une communauté active et investie.

Au vu des retours positifs sur ces hors-séries, on peut voir que c’est une bonne décision : les lecteurs sont sensibles au côté approfondi de notre travail, alliant les analyses et de nombreux détails autour des livres (illustrateurs, interviews avec les auteurs, « secrets » d’écriture, enquêtes, archives, anecdotes…). L’aura autour du premier numéro nous a encouragé à franchir le pas et proposer un mook imprimé.

Le Fix : Les LDVELH, c’est de la nostalgie ou il y a de l’actualité intéressante à mettre en avant ?

Mathieu : Les deux ! Soyons lucide, une partie non négligeable concerne la (re)découverte des classiques d’antan, comme la série phare des Défis Fantastiques, qui a fêté récemment son quarantième anniversaire.

L’émotion des jours où Donjons & Dragons était encore une nouveauté reste bien là, ainsi que le plaisir de partager ses impressions et souvenirs de cet âge d’or.

Il n’y qu’à voir les messages postés sur les principales communautés dédiées : on revient fréquemment sur les anciens titres, bien souvent en déclarant qu’ils étaient vachement bien ou pour s’écharper dans la bonne humeur sur un point de détail. Dans le prolongement de cette nostalgie, on scrute avec attention les rééditions ou les éditions augmentées, comme la nouvelle version du livre Les Maîtres des Ténèbres, premier volume de la célèbre saga Loup Solitaire.

Mais le microcosme des œuvres interactives n’est heureusement pas qu’une bulle où l’on tourne autour des titres de naguère. De nouvelles œuvres voient le jour chaque année, s’inspirant des règles déjà posées ou s’en affranchissant ; une vague « moderne » assez conséquente se base sur des livres comportant peu ou pas de système de jeu. Les maisons d’éditions comme Alkonost, Posidonia ou Scriptarium gardent vivant le genre, en permettant notamment à de nouveaux auteurs de percer, parfois avec des œuvres originellement disponibles sur Littéraction, qui regroupe nombre d’œuvres « amateur ».

Les « BD dont vous êtes le héros » proposent un autre format, évidemment plus visuel, qui a également le vent en poupe. Les jeux vidéo ne sont pas en reste, que ce soit avec des aventures nouvelles ou des adaptations, à l’instar de Fabled Lands sorti sur Steam fin 2022.

Les œuvres interactives ont même droit à leur petite notoriété grâce au Prix du livre-jeu de l’année, décerné par un jury durant le Festival international des Jeux de Cannes, jury dont j’ai d’ailleurs l’honneur de faire partie.

Tous comme les jeux de société ont leur place à côté des jeux vidéo, les LDVELH continuent d’avoir leur propre sphère aux côtés de la littérature « classique ». Et il ne faut bien sûr pas oublier les JdR édités autour des univers dépeints dans les livres-jeux.

Le Fix : Y a-t-il eu des évolutions ou des innovations dans le système de jeu des LDVELH ?

Mathieu : Voilà une question qui mériterait un dossier entier ! La réponse rapide est : oui. Si le concept de base est plus ou moins indéboulonnable (enchaîner des paragraphes pour une lecture linéaire, la plupart des paragraphes proposant une ou plusieurs décisions, menant chacune à son propre paragraphe – où à un décès prématuré…) chaque série a cherché à mettre en place un système de jeu pour se démarquer.

Cela va de l’absence de jets de dés, mettant l’accent sur les choix du lecteur-joueur (il en va ainsi dans la collection Destins) jusqu’à un vrai modèle de JdR simplifié jouable à plusieurs (Les Terres de Légende), en passant par un compromis, où vous incarnez un personnage avec une poignée de caractéristiques et une feuille d’aventure pour noter vos découvertes, objets et changements de statistiques – on peut ici songer à la série très variée des Défis Fantastiques. Mais celle-ci pouvait également connaître des variations selon les auteurs, certains rajoutant des mini-mécaniques particulières, comme un score de Terreur dans Le Manoir de l’Enfer où la Fuite du Temps dans Le Dragon de la Nuit.

Herbie Brennan, pour sa part, est connu pour son amour des cartes numérotées, ce qui permet une exploration non-linéaire ainsi qu’un ancrage spatial de vos pérégrinations, tandis que la mort n’est pas la fin dans La Quête du Graal.

Loup Solitaire nous propose d’incarner le même personnage pendant différents cycles d’aventure, utilisant une Table de hasard pour les combats et nous proposant de choisir des disciplines mystiques offrant des possibilités supplémentaires.

Plus proche de nous dans le temps, l’excellent Shadow Chaser propose de nombreuses énigmes visuelles liées aux illustrations, où il faut trouver le nombre qui nous conduira au paragraphe permettant de poursuivre l’aventure.

Dans l’adaptation de l’œuvre de Dracula par Jonathan Green, Curse of the Vampire, on incarne différents personnages-clés du roman, avec lesquels on peut alterner à des moments précis.

Vous l’aurez compris, les innovations et variations sont nombreuses, ce qui contribue également à la singularité des expériences et au charme des LDVELH.

Le Fix : Comment critique-t-on un LDVELH ?

Yann : Pour ma part, la critique n’est pas une chose aisée. Il est difficile de se départir de ses critères subjectifs. Par exemple, je déteste les morts injustifiées, sans que je puisse comprendre la faute que j’ai pu commettre. Le facteur chance ne doit pas être trop important, et sa fonction principale est de proposer des cheminements différents et un certain degré d’incertitude. Donc, il y a un paquet de références qui m’ont laissé cette amertume. Mais il faut faire fi de ces jugements et replacer l’œuvre dans son contexte, la comparer avec les œuvres qui lui sont contemporaines, relativiser avec la façon de fabriquer des jeux et de l’interactivité d’alors.

La critique, c’est aussi une façon de chroniquer un livre, d’alterner l’immersion (en livrant parfois ses impressions, ou ses souvenirs de la première lecture bien ancienne) et la réflexion (en prenant de la distance et en cherchant les sources d’inspiration, en démontant les mécanismes de règles ou de narration, en interrogeant les partis-pris de l’auteur).

Chacun a donc ses propres manières d’aborder cet art de la critique, et les auteurs se complètent très bien dans toutes ces approches.

Le Fix : Comment reconnaître un bon LDVELH d’un mauvais ?

Mathieu : Je voue un désamour certain à Ian Livingstone pour sa propension avérée à proposer quasiment à chaque fois une aventure où il n’existe qu’un seul chemin menant à la victoire, chemin truffé de pièges et de prérequis confinant parfois à l’absurde. Mais je peux comprendre qu’on puisse aimer ce genre d’épreuves où il faut se relever encore et encore pour avoir le sentiment d’un succès durement mérité !

La spécificité d’une critique de LDVELH est qu’il faut décortiquer à la fois l’aspect littéraire et l’aspect ludique. Contrairement à un jeu vidéo qui peut se rattraper avec un gameplay réussi au détriment d’une histoire peu enthousiaste, je considère qu’un LDVELH se remettra mal d’une mauvaise narration car l’objectif reste bien de nous immerger.

Un mauvais LDVELH, à mon sens, est notamment celui qui ne donne pas suffisamment d’indications pour permettre au lecteur de prendre ses décisions, d’autant plus dans un format de chemin unique. On peut également bannir les faux choix ou les choix sans aucune conséquence, plus frustrants qu’autre chose.

Le Fix : Est-ce que Le Marteau & L’Enclume propose des soluces ou des aides de jeux ?

Mathieu : Il nous arrive de publier les plans d’un jeu, mais c’est plutôt à titre ornemental : les cartes d’Alnaro dans le numéro 7 flattent la rétine. Autrement non : des sites existent déjà pour cela (le 400° paragraphe, la Bibliothèque des aventuriers, certaines sections des forums comme Rendez-vous au 1…) et sont facilement accessibles. Là où notre mook apporte une véritable plus-value sur les dossiers de fond, intégrer des soluces serait redondant et n’apporterait pas grand-chose à nos lecteurs.

L’autre raison, très prosaïque, concerne le manque de place ! Proposer une version « papier » du magazine implique de devoir opérer des choix. Nous avons déjà tellement de choses à aborder qu’il serait très difficile de publier des aides de jeux.

Le Fix : Beaucoup de rôlistes ont commencé le jeu de rôle par les LDVELH. Pour s’y remettre, quel ouvrage conseillerais-tu ?

Yann : Les LDVELH proposent des mondes structurés, que nous parcourons par des chemins déterminés par leurs auteurs. L’envie est grande d’extrapoler et de s’y plonger sous la forme de JdR. Les LDVELH comportent de nombreuses ellipses par les voyages vite esquissés des héros, les références à des légendes ou des personnages qui seront peu exploités ; le JdR aide à combler ces vides qui nous interpellent tant.

En termes d’univers foisonnants, la série Défis Fantastiques est un impondérable et ses déclinaisons en JdR sont parfaites pour allier le plaisir d’une lecture solitaire et les pérégrinations de groupe.

Si vous préférez la notion de saga avec un développement chronologique progressif et étendu, Loup Solitaire offre une expérience probablement incomparable. Il a aussi bénéficié de déclinaisons en JdR, faisant parfaitement le job en termes de fan service.

Plusieurs expériences de LDVELH ont tenté la carte « lecture collective » durant les années 1980 / 1990 : Double Jeu, Défis et Sortilèges, Les Maîtres des dragons, L’As des as, Le Sherif et le hors-la-loi… intentions louables même si l’expérience de groupe reste restreinte.

Une série qui m’a accompagné à franchir le pont entre aventure interactive et véritable jeu de rôles fut Terres de Légendes, qui alliait le développement d’un univers et de règles de JdR sur 6 tomes, avant de proposer du pur LDVELH avec la série L’épée de Légende. Dans l’intention de l’auteur, on retrouvait cette volonté affichée de proposer une expérience du même acabit que Donjons & Dragons.

Enfin, La Voie du Tigre m’a fait un énorme appel du pied. Les aventures de son héros de Ninja ne faisaient qu’ébaucher un lore que l’on pressentait conséquent. La fin en queue de poisson de son odyssée dans le tome 6 invitait à ce qu’on improvise une conclusion sous forme de JdR. Les tomes 3, 4, 5 qui abordaient les thèmes de la révolution, la politique d’une cité et la menée d’une guerre témoignaient aussi d’une capacité à transcender une aventure vécue au singulier.

Entre le LDVELH qui rebute sans doute les rôlistes par ses choix restreints et une frustration possible face à une liberté cadenassée par son auteur, et le JdR qui donne le vertige par son absence de limites théoriques dans les possibilités qu’il offre, un gouffre s’ouvre. Mais ces deux médias mériteraient sans doute qu’on se penche autant sur leurs spécificités que sur leurs complémentarités, à l’heure où les perspectives transmédia tendent à effacer les frontières.

Le Fix : Les numéros parus sont exclusivement consacrés à des sagas. Y aura-t-il des numéros consacrés à des auteurs clés de l’histoire du LDVELH ?

Yann : Les couvertures et les titres des numéros peuvent être trompeurs. Afin de recentrer le propos sur les LDVELH, on focalise l’attention sur les sagas mais dans le fond, on ausculte le travail, l’histoire et la postérité des auteurs. Les numéros auraient pu se nommer Doug Headline (#1), Herbie Brennan (#2), Steve Jackson (#3), Joe Dever (#4), Gildas Sagot (#5), Dave Morris (#6), Ian Livingstone (#7)… Mais ce serait minorer le fait que leurs œuvres dépassent leurs propres personnes. Avoir les points de vue des éditeurs, traducteurs, illustrateurs d’intérieur ou de couverture, adaptateurs en format JdR ou jeu vidéo… C’est la tâche titanesque que remplit Le Marteau et l’Enclume numéro après numéro.

De façon analogue au JdR, le fait d’avoir du recul sur « l’âge d’or » du LDVELH, de pouvoir adopter une posture réflexive sur sa genèse, sur son contexte, sur sa postérité, c’est lui donner ses lettres de noblesse. C’est arrêter de minorer cette littérature, son importance sur ce que nous fûmes et ce que nous sommes, c’est envisager son présent et son avenir.

Nous en revenons à une de mes précédentes considérations. Adolescent, je ne voyais que le produit fini, la face émergée de l’iceberg. Maintenant, je comprends, je connais les coulisses, la nébuleuse que formaient certains auteurs de l’époque, comme si on me révélait le sens de toutes ces choses qui m’émoustillaient et me fascinaient…

Le Fix : Quels seront les thèmes des prochains numéros du Marteau & L’Enclume ?

Yann : La thématique d’un numéro nait au gré des envies et des opportunités. Elle se cale souvent avec des anniversaires, par exemple les 40 ans des Défis Fantastiques en 2022 pour le numéro 7. Comme il est impossible d’analyser 70 volumes en une fois, d’autres numéros sur cette saga pionnière et très populaire suivront.

Le prochain opus est particulier puisqu’il explore les chemins convergents et divergents des LDVELH et des JdR, avec le même regard critique et la même profondeur d’analyse auxquels nous sommes attachés ! Si ce numéro spécial LDVELH / JdR vous plait, d’autres suivront. Comme on dit : faites du bruit !

Par la suite, il y a certains projets de longue date qu’il faudra bien un jour concrétiser, notamment un numéro sur les livres-jeux avec Sherlock Holmes. Mais chut, je vais me faire gronder ! Nous expérimentons différentes voies en espérant que les lecteurs soient au rendez-vous.

LIENS :

Le site web du Marteau

– Pour commander la version papier des différents numéros : lien Amazon

Une pensée sur “Le marteau et l’enclume, le livre dont il est le héros

  • 13 janvier 2023 à 10:29
    Permalink

    J’ai commandé le HS4 sur Loup solitaire. La maquette est austère mais le fond est là. Franchement, cette équipe fournit un travail de qualité très intéressant. BRAVO !

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