Allez, Monstres-nous ce que tu as dans le ventre ! [chronique]

Cela fait un petit moment que l’on vous parle régulièrement du jeu Monstres paru chez Black Book Editions. En effet, l’annonce du projet impliquant bien entendu l’auteur à l’origine de cet univers de fiction, le célèbre auteur de BD Joann Sfar, avait suscité une certaine émotion dans le milieu : oué, un nouveau VIP fait son coming out ! Puis, la gamme avait in extremis connu une première sortie sous le sapin de Noël de l’année dernière sous la forme d’une belle et grosse boîte que nous vous avions alors conseillé comme cadeau transgénérationnel potentiel : http://lefix.di6dent.fr/archives/12848 Dans cet article, nous posions d’ailleurs la question : après une telle boîte de base (5 scénarios, de quoi créer ses propres PJ sans passer par la case prétirés, etc.), qui pouvait bien avoir besoin d’un jeu complet en deux gros volumes épais ? Hein ?

Depuis, le jeu complet en question a bien sûr été livré et, le temps de vous décortiquer tout cela et de répondre à nos propres questions (trop fort !), pif, pouf, nous voilà : alors, Monstres ? Bien ou bien ?

Cette gamme complète est comme il se doit – c’est devenu un classique – divisée en deux épais volumes : un pour les joueurs (ouais, mon œil !) et un pour le MJ. Elle comporte aussi un écran du MJ. Certes, il y en avait déjà un dans la boîte de découverte mais là, rien à voir ! Celui-ci est en béton armé comme on les fait maintenant et accompagné d’un petit fascicule qui contient le copié/collé de toutes les voies du jeu (ouéééé, je suis enthousiasme). Du coup, il est presque aussi cher qu’un des livres de la gamme mais… euh… disons que le jour où il y a de la tempête dans votre salle de jeu, et bien vous êtes bien contents d’avoir un écran solide comme ça, na ! Pour la bonne bouche, nous avons aussi des dossiers de PJ, des cartes de voies et des dés spéciaux. Business as usual, comme dirait mon cousin Kevin.

Le premier ouvrage pose d’abord la proposition de jeu. Rappelons-la : dans un univers contemporain et même très contemporain (une France actuelle un poil Bidochon), les monstres existent bel et bien. TOUS les monstres. Et, croyez-moi, ce n’est pas facile pour eux de s’en sortir dans notre monde triste et morne qui, qui plus est, grouille de gens à dévorer, terroriser ou envoûter. C’est le quotidien de ses monstres mais aussi la façon dont ils surmontent ensemble leurs difficultés dont nous parle le jeu Monstres.

Compte tenu de cette proposition, du fait que le panel des monstres potentiels est très étendu et, enfin, qu’il s’agit là d’une énième déclinaison du système maison de chez BBE, Chroniques Oubliées, on ne s’étonnera pas que l’essentiel des 232 pages de ce livre du joueur soient consacrées à la création de personnages au sens large du terme. Dis comme cela, ce n’est pas très exaltant et on peut donc s’attendre à voir des bonus de caractéristiques, des dés de vie différents et, surtout, des tonnes de voies avec leurs pouvoirs respectifs à débloquer au fur et à mesure de la progression des PJ (le dispositif central des règles de CO). Pour l’avoir testé sur des produits comme, par exemple, la récente boîte Nains pour Les Terres d’Arran, cela peut être une lecture très ennuyeuse. Pourtant, là, curieusement, cela passe tout seul. Le secret réside dans la très grande diversité des « races » de personnages jouables. Ici, on ne les distingue pas selon la longueur de leur barbe ou leurs oreilles plus ou moins pointues : ils n’ont rien à voir les uns avec les autres et chaque race jouable devient en fait une proposition de jeu en soi. La problématique d’une campagne de Monstres ne sera en effet pas du tout la même si on incarne par exemple un vampire assoiffé de sang humain ou un clown à la recherche d’une blague de (très) mauvais goût ou encore un petit fris en collecte d’échantillons et de spécimens. Et, attention, des personnages hauts en couleurs comme cela, il y en a pas moins de 24 (en comptant l’option proposant de jouer des horribles… humains ! Brrrr).

En plus de la richesse que cela apporte au contexte de jeu, cela rend le passage de règles pures assez plaisant à lire car les pouvoirs déclinés dans chaque voie sont souvent très différents. On s’attardera aussi sur les faiblesses de chacune de ces races, originales et révélatrices du gameplay que pourra générer chaque type de PJ dans la campagne.

A ce titre, on ne peut manquer de relever une faiblesse potentielle du jeu : tout ceci est-il bien raisonnable ? Un groupe de PJ composé d’une veuve noire séduisante, d’une créature des marais putride, d’un clown horriblement facétieux et enfin de cette bonne vielle branche de bois vivant sera en effet bien folklorique et a priori plaisant à jouer mais on peut se demander si la multiplicité des faiblesses très différentes et des impératifs propres à chaque race ne vont pas faire passer toute intrigue liée à un quelconque scénario à l’arrière-plan et rendre la résolution des défis offerts par celui-ci tout simplement insurmontables pour cette équipe de bras cassés ? On pourrait juger cela accessoire : si c’est plus amusant de jouer seulement la survie quotidienne des monstres alors faisons-le. Oui mais, en même temps, Monstres se présente résolument comme un jeu « à scénarios ». D’ailleurs, ce diptyque de livres de base en offre pas moins de quatre prêts-à-jouer ; on en reparlera.

Les outils ou conseils pour encadrer cette création de groupe ne sont pas non plus légion. Le scénario du livre du joueur prévoit que le groupe puisse être créé « from scratch » lors de son intro mais cela n’apporte aucun garde-fou à la diversité du groupe qui, il faut bien le dire, est ouvertement encouragée par le jeu. A voir si cela est viable autour de la table sur le long terme.

La suite de la création de PJ est occupée par une deuxième série de voies qui correspondent aux « classes de PJ ». On comprend bien l’idée : il s’agit justement de permettre de jouer de façon distincte plusieurs vampires ou plusieurs fantômes au sein d’un même groupe, façon sans doute raisonnable de limiter la diversité au sein des PJ. Cela dit, on a un peu plus de mal à entrer dans les descriptions de ces « classes » génériques qui s’adaptent, il faut bien l’admettre, plus ou moins bien aux différentes races. Ainsi, peut-on imaginer autre chose qu’un rôle de « bouffon » pour le clown et est-il à l’inverse bien raisonnable de penser interpréter une créature du lagon « artiste ». Etc.

Le reste des règles rappellera bien des souvenirs aux amateurs du système CO qui vient là dans toute sa simplicité et, diront ses détracteurs, dans toute sa rigidité avec son D20, ses dés de vie, ses niveaux, etc. Bien sûr, comme pour chaque itération du système de jeu phare de chez BBE, la version de Monstres est customisée afin d’incorporer un certain nombre d’exceptions voire de sous-systèmes spécifiques. Ceux-ci tournent essentiellement, on s’en doute, sur le fait de jouer un monstre totalement inadapté à la société.

Le choix principal qui a été fait repose sur un système classique de jauge avec des points qui s’accumulent. D’un côté, les PJ doivent conserver un certain contrôle sur leurs points de pulsion afin de ne pas agir tout le temps comme les monstres qu’ils sont et donc s’intégrer au moins un temps dans la société des humains. Dans le même temps, il leur faut veiller à ne pas perdre leurs points d’humanité. Selon les goûts de chacun, ce système comblera les attentes (il est assez amusant à jouer, pas trop complexe, rappelle bien les impératifs de la vie de monstre…) ou posera des problèmes. En effet, comme pour tout système de jauge lié au roleplay, il rend le jeu assez mécanique et calculatoire : des points sont continuellement envoyés à la figure des joueurs qui griffonnent en permanence leur feuille de PJ, refont leurs comptes, pèsent tactiquement le pour et le contre de leur situation… encore une fois : cela peut beaucoup plaire. Cela peut aussi être jugé invasif et nuire au plaisir du jeu et à l’immersion.

Le livre des joueurs comprend également un scénario prêt-à-jouer. Il est conçu, paraît-il, pour permettre de créer le groupe de zéro mais déçoit sur ce point-là : à part une sorte de « pif, pouf, ayé, vous êtes ensemble », il ne possède pas grand chose pour justifier une telle ambition. En revanche, le scénario a de nombreux autres atouts. Il pose bien l’ambiance du jeu qui, finalement, se rapproche d’assez près d’une variante de In Nomine Satanis/Magna Veritas : on baigne dans une ambiance provinciale un peu « beauf' » avec son lot de secrets inavouables et de petites pratiques perverses. De même, les PJ sont des personnages puissants mais monstrueux qui n’ont rien à faire là et doivent se faire discrets. Enfin, comme ce grand ancêtre des jeux de création francophone, les scénarios associent volontiers enquête minutieuse dans une ambiance contemporaine (Internet, téléphones portables, administration, etc.) et grosse baston finale qui confine parfois au WTF tant les adversaires (voire les alliés) peuvent être divers et possèdent des pouvoirs plus grands que nature.

Le deuxième livre est supposé être destiné au Meneur. Comme souvent dans ces diptyques récents sous CO, on reste un peu dubitatif sur son utilité tant la part réservée au MJ semble être ici accessoire ou aurait pu être condensée et ajoutée à la fin d’un unique livre de base. Heureusement, une spécificité de ce livre-là sauve le coup et emporte la décision : il comporte pas moins de trois gros scénarios prêts-à-jouer. En cela : OK, ce sera en effet un fidèle compagnon du MJ.

Pour le reste, le livre du Meneur fait plus ou moins office de beau livre sur l’univers de Joann Sfar avec, notamment, une présentation minutieuse des différents héros des BD pouvant être reliés à cet univers (Petit Vampire, Aspirine, etc.). Ce n’est pas déplaisant du tout mais l’utilité en jeu reste assez limitée : on aura assez peu d’occasion de convoquer ces VIP dans nos parties (même si les scénarios proposés nous montrent comment faire par l’exemple) et le fait que leurs caractéristiques soient fournies n’emporte pas plus l’adhésion (voire fait froid dans le dos si vos joueurs avaient déjà l’habitude d’essayer de buter Dark Vador lors de vos parties épiques de Star Wars…). Comme dans un jeu historique, les VIP auront tôt fait de voler la vedette aux PJ : à utiliser avec modération, donc. Cela dit, lire ou relire le profil de ces héros permet indiscutablement de mieux se projeter dans la proposition de jeu de Monstres et de voir des exemples concrets de personnages monstrueux confrontés à leurs problèmes. Pas inutile, donc.

C’est là aussi l’occasion de revenir sur la forme de ces livres. Elle est commune aux deux ouvrages mais elle semble encore plus aboutie dans ce livre du Meneur, lui conférant cette sensation de « beau livre ». Pour peu que l’on apprécie le style de Sfar (euh, comment dire, sinon…), on est littéralement comblé. Le dessinateur s’est montré particulièrement généreux avec le projet et il y a des illustrations (couleurs) absolument partout, souvent en pleine page même. Et attention, il ne s’agit pas d’illustrations reprises de BD déjà publiées mais de créations originales adaptées au jeu et même souvent adaptées avec précision au texte qu’elles illustrent. Très agréable. Pour le reste de la forme, la mise en page est très claire et ne cherche pas à en faire des tonnes. Enfin, les livres semblent particulièrement solides, bien reliés et le petit signet est bien pratique en jeu. Impeccable.

Le reste du livre du Meneur est rempli de choses à l’intérêt discutable. Oh, bien sûr, ce n’est jamais inutile (les objets magiques, un bestiaire des « autres » monstres – les PNJ, quoi -, comment créer de nouvelles créatures…) mais on a aussi la sensation que l’on aurait largement pu se passer de tout cela en attendant un hypothétique supplément ou compagnon, plus tard.

Non, vraiment, le point fort de ce livre reste la présence de ses trois scénarios. C’est d’autant plus appréciable qu’une vraie réflexion a été menée sur leur inclusion dans une campagne utilisant le reste de la gamme et, en particulier, la boîte de découverte qui, rappelons-le, présente déjà une mini-campagne en cinq épisodes. Les présupposés des uns sont intégrés dans les conclusions des autres et vice-versa : ainsi, le fait que les PJ soient susceptibles de gérer leur propre maison à l’issue de la campagne de la boîte de découverte est pris en compte dans les accroches de ces scénarios-ci. Mieux encore : les stats des PNJ sont données pour deux niveaux différents de façon à s’adapter au choix du MJ qui veut ou non inclure la boîte de découverte dans sa propre campagne. Malin et plein de sollicitude. Enfin, la plupart des scénarios proposés (c’est moins vrai des deux derniers) peuvent être joués en total one shot.

Ainsi, le ticket d’entrée n’est pas modeste pour celui qui achète la boîte et les deux gros livres (rappelons que l’on peut se passer de l’écran car celui de la boîte est cool et le livret de celui en béton n’a que peu d’intérêt) mais cet heureux rôliste disposera alors de tout le nécessaire pour faire jouer une campagne en neuf épisodes qui ne lui donnera qu’assez peu de travail en amont. Ce constat pourrait sembler être l’évidence même mais est-ce bien le cas de toutes ces gammes que l’on chérit mais qui pour 200 ou 300 euros d’investissement cumulé ne nous offrent pas toujours de quoi jouer directement et à proprement parler, hein ?

Au final, je suis pleinement séduit. Le jeu est beau et très fonctionnel (règles classiques, complètes, nombreux scénarios…). Surtout, sa proposition de jeu, bien que pas totalement originale, offre suffisamment d’attraits et de nouveautés pour nous surprendre à nous dire « tiens, un jeu qui manquait » (un peu comme Les Oubliés des XII Singes, par exemple) sans vergogne alors même que les dizaines de jeux inutilisés qui s’entassent dans nos étagères nous font pourtant déjà les gros yeux. Résolument, Monstres : une expérience à tenter.

Une pensée sur “Allez, Monstres-nous ce que tu as dans le ventre ! [chronique]

  • 19 novembre 2021 à 15:36
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    Merci pour cette critique! J’ai lancé une partie avec des amis et rien que la création de personnages donnent déjà une flopé de pistes pour des scénarios ^^

    Le système est simple, efficace.

    Bref pour 2 x 39,90€, on a la campagne de la boite d’initiation (et un matos impressionnant: bloc de feuille de personnages en couleurs, aides de jeux, des pré-tirés et des cartes de voies) et le manuel des joueurs qui ouvre en grand la création de personnage.

    Perso je laisse de côté le livre du maître qui ne m’a pas transcendé (en dehors des dessins mais bon je suis fan de Sfar ^^).

    un chouette JDR pour émuler du INS/MV-cthulhu-fun ^^

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