Quand on arrive en ville [chronique La Cité rouge – Striscia]

L’équipe du Fix s’est déjà fait l’écho de la gamme Striscia, écrite par Kobayashi et distribuée sous son label « Les livres de l’Ours ». Jusqu’à récemment, elle comptait le livre de base (2018 ; révisé en 2019), les suppléments À la conquête d’Hexenberg (2018) et Mémoires d’un spadassin (2019), et des suppléments en série, La Gazette de Vicerezzo (3 numéros, 2018-2019). S’y ajoutent des productions de fans du jeu, dûment « approuvées » par Kobayashi : Terres d’Exil (2 volumes, 2019), Il Foglio Codex Prima (2019) et Il Foglio Codex Secondo (2021).

Et, tout récemment, comme nous vous en avions avertis, un nouveau supplément est venu enrichir la gamme officielle : La Cité Rouge.

Un cadre d’aventure urbain

Striscia est un jeu dans un cadre historique et géographique fictif, certes, mais très influencé par l’Europe du XVIIe siècle. Les occasions d’aventure ne manquent pas pour des PJ principalement spadassins, soldats mercenaires et autres gens de bonne compagnie. Le livre de base offrait, en trois pages, avec Vicerezzo, dite « la cité des épées », un premier et succinct cadre urbain au parfum de cité-état italienne à la vénitienne. À la conquête d’Hexenberg fournissait de quoi se lancer dans une campagne militaire.

Avec la Cité Rouge, retour à une ambiance urbaine, avec une grande ambition exposé d’emblée par l’auteur : mettre entre les mains du Capitaine (le MJ) et des joueurs un « bac à sable urbain », c’est-à-dire à la fois la description d’une ville, Aquila, et la matière pour des aventures non scriptées, sur la base d’une ligne de force : l’élimination d’une famille criminelle de la ville, devenue un tantinet encombrante.

Aquila, la forteresse rouge

La Cité Rouge, qui tire son surnom de la couleur de ses murailles, verrouille l’accès à l’Empire par le Nord. Le supplément nous la présente sous des angles thématiques, en évitant le travers de la description encyclopédique :
– des personnalités : les autorités politico-militaires (le gouverneur) ou religieuses (l’évêque), les familles les plus influentes, des PNJ que les PJ seraient susceptibles de recruter dans leur bande ;
– les quartiers de la cité, chacun éclairé par quelques détails sur la vie nocturne et des lieux importants, ainsi que les alentours d’Aquila. Et même quelques mots sur la demeure où logent les PJ ;
– des évènements, éventuellement extérieurs à la ville, qui rendent l’arrière-plan géopolitique mouvant.

En une vingtaine de pages, l’auteur donne aux MJ et aux joueurs assez de matière ludique pour que cette Cité Rouge prenne corps, tout en leur accordant toute liberté d’en inventer les détails au fur et à mesure de leurs aventures. Bref, le juste dosage pour un supplément d’un jeu comme Striscia.

Même les amateurs de fantastique ne seront pas déçus, puisqu’il se raconte que dans les égouts, au fond d’un puits…

Sonna cosa nostra

Probablement plus par facilité que par naïveté, le doge de Vicerezzo a choisi une voie bien imprudente pour que la stabilité règne sur Aquila : laisser la famille Magaddino tenir la ville sous sa coupe. Voilà donc un clan de faux-monnayeurs adoubé comme juge de paix d’une cité, alors qu’il est lui-même traversé de tensions et de rivalités.

Or, le gouverneur Strozzi a mal digéré la décision du doge de livrer Aquila aux Magaddini. Cependant, il ne peut pas compter sur ses propres troupes, qu’il devine profondément corrompues, pour affronter les Magaddini. Il voit donc l’arrivée des PJ – épées à solde et peut-être sans grand scrupule – comme une inratable occasion de secouer le prunier et, qui sait ?, d’en faire tomber les fruits pourris. Hélas, Strozzi n’a pas grand-chose dans sa besace pour convaincre les PJ de s’attaquer « définitivement » aux barons du crime : quelques promesses monnayées en cas de succès, et une pincée de renseignements qu’il espère fiables.

Les PJ trouveront-ils, parmi les habitants d’Aquila et les autres grandes familles de la ville, les alliés indispensables à la réussite de leur mission ?

Et pour allumer la mèche ?

La Cité Rouge est, par construction, un grand coffre dont l’inventaire est dressé (personnages, lieux, enjeux, etc.), mais dont on est en droit de se demander comment transformer ce contenu en aventures. L’auteur donne une clé de démarrage, l’élimination – par les PJ – d’un des membres de la famille Magaddino. Les pistes des aventures suivantes s’ouvriront en conséquence des actions des PJ et des réactions d’autres factions de la cité, ces dernières étant gérées par l’intermédiaire d’une mécanique d’« horloges », empruntée à Apocalypse World et déjà introduite dans le supplément À la conquête d’Hexenberg.

Tu la prends, la poignée de ducats ?

Des spadassins, un cadre très « dix-septiémiste », les lecteurs fidèles du Fix, et ceux qui me croisent sous d’autres horizons, n’auront pas de mal à comprendre que je me sens à l’aise dans l’univers et l’ambiance de Striscia. Alors, ai-je envie de ceindre mon baudrier, d’y suspendre mon épée, et de prendre le chemin du Nord, vers Aquila, son gouverneur en mal de grand ménage et ses Magaddino qui font la loi ? Oui, bien sûr ! Deux points, qui sont pas pas impossibles à contourner, me gênent néanmoins un peu.

En premier lieu, j’ai du mal à me convaincre que dans une ville de quinze mille habitants, les membres d’une famille criminelle qui tient la cité dans sa main de fer restent quasiment inconnus de tout un chacun, du vulgum pecus au gouverneur (ce dernier n’en a identifié qu’un seul). J’ai l’impression que c’est l’effectif même de la population qui m’empêche d’y croire ; sans tirer le nombre d’habitants d’Aquila jusqu’à celui de Venise (environ cent cinquante mille) ou de Florence (soixante-dix mille) au XVIIe siècle, doubler ou tripler la population d’Aquila m’enlèvera ce poids – très subjectif – de l’esprit.

Ensuite, j’ai un peu de mal avec la mèche qui servira à allumer le pétard de ce bac à sable, la manière d’introduire les PJ dans la première aventure qui déclenchera la réaction en chaîne. Je la trouve un peu artificielle à la lecture. Néanmoins, ma perception serait peut-être différente si j’étais déjà pris dans une campagne de Striscia, incarnant un spadassin ballotté de bataille en bataille, de victoire en défaite, et pour lequel la halte à Aquila constituerait une respiration supposée… débouchant sur tout autre chose que quelques jours loin des fracas des canons.

Alors, à ces deux points près, je ne boude pas mon plaisir de cette Cité Rouge, qui me semble offrir ce qu’elle prétend être : un bon bac à sable urbain, où des spadassins qui n’ont pas froid aux yeux auront fort à faire pour s’attaquer à plus grand qu’eux, dans un écheveau où il sera compliqué d’amener des petites gens à prendre des risques dans des histoires qui les dépassent, et où la ligne de conduite sera, peut-être, « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».