Chercheur de Trégor

On ne présente plus Frédéric Weil (…) Ah, OK? tu as découvert le JdR seulement depuis Stranger Things ? OK, alors présentons Frédéric Weil. Auteur (entre autres) de Nephilim et fondateur (entre autres) de Multisim, maison d’édition majeure dans la paysage rôlistique francophone pendant des années, Frédéric est aujourd’hui directeur éditorial de Mnémos. Mais c’est surtout an tant que co-auteur de Trégor (avec Gautier Fournié), d’après l’œuvre originale de Paul Chion, que nous le convions aujourd’hui à répondre à quelques questions à propos de ce projet qui entre dans la dernière ligne droite de son foulancement.

 

1. Quand Trégor est sorti il y a 35 ans, il n’y avait pas encore beaucoup d’univers med-fan en VF. Aujourd’hui, si. Quel est l’intérêt alors de le sortir aujourd’hui ?

Certes moins d’univers de fantasy que maintenant mais quand même, il y avait déjà pas mal de propositions en JdR ! Entre l’heroic fantasy des VF de DD, de JRTM, la dark fantasy de Stormbringer, la toile de fond de L’Ultime Épreuve, l’univers onirique de Rêve de Dragon, ou encore les fantasy historiques de Légendes, la fantasy « ethno-légataire » d’Empires et Dynasties (et déjà pas mal de singularité par rapport au medfan US !!) et en littérature, c’est un peu le moment de la première explosion éditoriale de la fantasy US traduite en France ! sans compter la BD et le jeu vidéo !

Trégor a toujours été à part en tant qu’univers de fantasy et cette singularité est encore plus visible et remarquable aujourd’hui devant le nombre d’univers souvent clones, développés depuis dans le genre.

En fait, Trégor, c’est avant tout la création d’une personne, en l’occurrence, Paul Chion, fondateur de Dragon Radieux, avec son épouse Pascaline Chion.

Avec sa sensibilité, sa connaissance des sciences sociales (et la géographie en particulier), ses références spécifiques au Terremer d’Ursula Le Guin ou au Cycle de Tornor d’Elizabeth Linn et son talent de conteur, il a écrit et décrit tout simplement un des univers de fantasy les plus profonds et les plus singuliers que je connaisse. Lorsqu’on lit les textes des sources trégoroises, on est frappé d’ailleurs par la modernité de certains des thèmes qui y sont présents (le rôle des femmes, le relativisme culturel, l’attention à la diversité), par l’approche « douce » des peuples et de leurs interactions, par l’impact du paysage sur les sociétés, par sa volonté de réalisme dans les structures médiévales.

Et en même temps, Paul a donné une place très importante à la poésie comme au mystère, suivant cette fois le grand modèle de Tolkien.

D’ailleurs, mon co-auteur Gautier Fournié, tout comme Stéphane Arnier et Nicolas Bernard, deux auteurs chevronnés de JdR, qui participent à la nouvelle mouture, ne connaissaient pas Trégor. Ils ont été fascinés par cette profondeur d’univers et par l’incroyable potentiel qu’on l’on peut facilement déceler à la lecture. Il y a une idée de scénario et d’intrigue par paragraphe dans le texte originel ! Paradoxalement, cette richesse a rendu le Trégor des années 80 difficile à mettre en jeu. Elle demandait un travail d’exégèse et d’analyse très poussé avant de pouvoir inviter les joueurs à l’explorer !

L’intérêt aujourd’hui est de justement permettre aux joueurs et aux joueuses contemporaines de pouvoir plonger dans cet univers original, marquant et d’une immense richesse, sans y être perdu ; plongée facilitée par une organisation des informations pour permettre le « prêt-à-jouer ».

2. J’ai quand même l’impression que c’est avant tout un choix très personnel basé sur de bons souvenirs de l’époque. Est-ce forcément adapté aux attentes du public de 2023 ?

Oui, c’est un choix personnel et assumé ! En fait comme tous les JdR que j’ai conçu et/ou édité depuis plus de 30 ans.

Oui, à la fois des bons et des moins bons souvenirs ! Bons, parce que Trégor a été vraiment un des déclencheurs avec Runequest Glorantha d’une pratique d’un JdR plus orienté vers l’extérieur, la découverte culturelle, les enjeux plus étendus que la course aux trésors dans des souterrains humides et sombres, emplis de créatures quelques peu dangereuses et de pièges bizarres ! Moins bons, parce qu’il fallait vraiment décortiquer la substantifique moelle des textes trégorois pour en faire des scénarios de JdR ! Et c’est justement ce souvenir qui nous a poussé à refaire le projet mais complètement réadapté et transformé pour correspondre aux manières actuelles de pratiquer notre loisir préféré. Avoir un matériel prêt-à-jouer, un background important mais disséminé avec précision pour permettre un apprentissage et une mise en jeu facilités.

Bien sûr, on espère naturellement que le public sera au rendez-vous afin de nous permettre de réaliser cette nouvelle version dans l’édition dont nous rêvons.

En fait, nous pensons qu’il y a de la place pour des joueurs et des joueuses qui, comme nous, recherchent un JdR de fantasy qui change des souterrains, grottes, catacombes et autres oubliettes, des dizaines d’univers de dark fantasy, violents et sanglants, un public qui cherche un JdR dont l’univers, les scénarios et l’ambiance proposent de faire des choix et d’aborder des enjeux matures, d’en être responsable (finis les massacres à tout crin de “ races ” étrangères, les pillages en règle de tombeaux, etc.), un JdR qui évite la course à l’échalote des XP, qui n’impose pas des combats tactiques comme unique ressort dramatique mais qui, au contraire, magnifie l’aura de magie, de poésie et de mystère si importants au genre, et qui laisse une place réelle pour les émotions, les sentiments, la découverte des autres cultures… alors Trégor est pour eux.

Pas de malentendu ! Il y a déjà des JdR qui ont déjà en eux cette fibre et on aime bien aussi une bonne partie de ces expériences ludiques évoquées ci-dessus. On peut même dire que nous les avons allègrement pratiquées ! Il ne s’agit pas d’opposer, chacune des options offre des plaisirs ludiques différents.

3. À l’origine, Trégor, c’était de petits livrets noir et blanc de quelques dizaines de pages. Là, on parle de deux gros livres, de trois livrets de 32 pages, de fiches d’aides de jeu, de posters, d’un écran, etc. Mais qu’est-ce qui s’est passé entre temps, bon sang ?!

La passion de faire des beaux JdR ! Car le JdR c’est un peu comme une cathédrale.

Plus sérieusement, les textes originaux de Paul sont très denses, vraiment très denses ! Et il y a très peu d’illustrations. Rien que le fait de redéployer ce contenu dans une maquette plus moderne, plus aérée et conçue pour l’usage autour d’une table, rien que ça, on double le volume.

Si tu ajoutes là-dessus un système de règles, une création de personnage, des pré-tirés et surtout le dépliage des intrigues potentielles contenus dans le texte originel en véritables situations prêtes-à-jouer, plus les inédites que nos auteurs experts concoctent pour cette nouvelle mouture, on a les raisons de la prise de poids de notre Trégor originel !

Mais, attention, pas d’infos inutiles, tout a été conçu pour permettre une mise en jeu rapide faisant ainsi du monde un immense terrain de jeu pour les rôlistes.

4. Trégor devient un jeu à part entière avec son propre système de jeu. Pourquoi ne pas avoir respecté l’idée d’origine d’en faire un univers générique ?

Ça a été une volonté dès l’origine du projet de cette nouvelle mouture. En effet, le Trégor des années 80 était presque sans règles (il y avait quand même quelques stats proches d’un BRPG !)

Mais je fais partie de l’école qui pense qu’un univers de JdR se développe au mieux durant les parties lorsqu’il y a un système de jeu qui incarne dans ses règles les thèmes, les principes de cet univers fictionnel. Lorsqu’il y a une symbiose, une alchimie forte entre les règles et le contexte, en général, ça fait des étincelles !

On a donc conçu et testé un système de jeu simple mais complet qui active en quelque sorte les thèmes principaux de Trégor pour que les joueurs et les joueuses puissent les ressentir mieux encore, aussi bien dans les descriptions que lors des tests.

Plus encore, notre but avec Trégor, le jeu de rôle du monde légendaire est de donner quelque chose de clé en main et de complet ainsi que d’éviter aux joueurs et aux joueuses de longues heures d’adaptation, des centaines de tests, de fichiers et de posts sur Discord (et de discussions pointues) pour parvenir à mettre tout cela en mouvement ! Les règles étaient donc indispensables !

5. Mais, du coup, quitte à l’associer à un moteur de jeu, pourquoi ne pas en proposer plutôt une version 5E ?

Parce que, même si on apprécie la 5E, comme répondu juste avant, il nous fallait avoir un système vraiment évocateur de la proposition rôlistique de Trégor. Nous estimé qu’un système de jeu qui repose avant tout sur la gestion tactique n’est pas adapté à la proposition ludique de Trégor.

6. A quoi va servir la planche de jetons que j’ai aperçu dans les contre-parties du foulancement ?

Mmm. Je vois que le symbole de la lutte entre l’Éclat et la Corrosion t’a interpellé ! À compter les points de Menace qui peuvent s’accumuler lors d’une partie ! Cette Menace représente la pression qu’exerce le Destin sur Trégor, c’est-à-dire la lutte sans fin et en fait mortelle entre l’Éclat et la Corrosion (une sorte de Bien et de Mal dans Trégor). Le MJ comme les PJ pourront « dépenser » ces jetons pour influer sur les tests.

C’est ce destin, justement, contre lesquels les PJ, qu’on appelle des Éveillés (parce qu’ils se sont éveillés au fait que le Destin de Trégor peut être tragique) vont devoir lutter et dont ils devront s’affranchir. En fait, l’un de leur but à long terme est de libérer Trégor de ce duel mortifère car si la Corrosion gagne, Trégor sera néantisé et si c’est l’Éclat, il sera comme cristallisé, fossilisé dans un état trop parfait. Les PJ auront à cœur de libérer le monde de cette emprise en trouvant les Sources, une nouvelle voie pour le Destin du monde !

7. La proposition de jeu semble s’orienter vers du high level : les PJ sont des conseilleurs d’un puissant seigneur. Cela veut dire qu’ils vont rester bien planqués dans la salle du conseil durant toute la campagne ?

C’est là une vision un peu trop bureaucratique moderne d’un monde médiévalisant !

Plus que high level, je dirais des PJ impliqués, en réseau avec le reste de la société (et non une bande de pilleurs et de meurtriers échevelés, souvent sans foi ni loi, ça c’est d’autres jeux !). D’ailleurs, on peut jouer un personnage jeune comme âgé, socialement favorisé comme défavorisé, riche comme pauvre. L’enjeu n’est pas là. Le PJ fait partie du conseil parce qu’il possède un Magistère, c’est-à-dire une expertise dans un domaine précis, qui lui permet d’exercer une forme de décision et d’être utile pour résoudre des situations brûlantes. Ainsi, un jeune sorcier au grand talent, bien que craint et réprouvé socialement, pourra participer au conseil car son art estrange est utile et fonctionnel.

En fait, comme dans Le dernier Duel ou même la série Succession, les décideurs vont au charbon et prennent des coups ! Le matin, les PJ peuvent signer une lettre de change, l’après-midi être les principaux protagonistes d’un duel judiciaire. Je cite souvent l’exemple de certains condottieres du XVe siècle qui faisaient la guerre en été, la cour au printemps en jouant aux échecs et en composant et participaient à des cercles de poésie ésotériques en hiver ! On peut dire à peu près la même chose des samouraïs, ou encore des jeunes nobles qui se retrouvaient évêques à 18 ans !

Il y aura des conseils autour d’un siège de suzerain, dans une salle d’apparat, quelque fois aussi tendus qu’une chasse au monstre, mais surtout les PJ auront à construire et défendre sur le terrain les décisions prises.

Les PJ sont plus des « experts » qui agissent que des conseillers derrière le trône. Tout le propos du jeu est là. Ils devront justement faire les choix cruciaux, les mettre en place, les faire aboutir et en assumer les conséquences. Les situations vécues mélangeront allègrement choix éthiques, relation claniques, visions politiques ! Il y aura de l’action, de la réflexion, de la tension et des émotions !

8. On s’était habitué à Ludika mais là, ça parle maintenant du label Modül. Pourquoi ce changement ? Fâchés avec les XII Singes ?

On ne se fâche pas avec les XII Singes ! Ils sont bien trop nombreux et redoutables ! LudiKa, le partenariat qu’on a avec nos copains des XII Singes, est simple : si on aime quelque chose dans nos productions respectives (JdR pour les XII Singes, romans pour Mnémos) et que cela est possible en termes de droits, de planning, de production, alors on monte un projet de co-édition. Là aussi, c’est le choix éditorial, les goûts qui parlent avant tout. Nous travaillons par exemple en ce moment même à l’écriture de romans sur l’un des univers les plus connus que les XII Singes aient publiés en JdR par l’un des romanciers les plus célèbres de la fantasy francophone. Et il y a d’autres projets dans les tuyaux pour les années à venir.

Toutefois, il est clair que LudiKa ne peut être le réceptacle de toutes les envies rôlistiques que nous pouvons avoir, de tous les projets qui nous passionnent.

Le label Modül répond justement à cela : nous permettre de concevoir et de publier des projets ludiques (principalement des JdR et des JdP) qui nous enthousiasment et que l’on pense intéressant pour les joueurs et les joueuses d’aujourd’hui ! Et des projets de cette sorte, il y en a des dizaines (malheureusement, on n’aura jamais assez de temps pour tous les faire !)

C’est aussi une envie avec Fabrice Lamidey de bosser ensemble sur ces projets. On se connaît et on est ami depuis l’âge de 15-16 ans, on a travaillé ensemble depuis pratiquement cette époque dans plein de domaines et le jeu de rôle reste pour nous l’un des médias les plus importants de notre époque, peut-être celui qui offre le plus liberté créative tout en ayant en son cœur l’interactivité qui nous intéresse tant.

9. Et cela augure donc d’un investissement durable dans le petit monde du JdR, non ?

On verra bien ! Si nos projets intéressent le public, qu’ils ne sont pas trop compliqués à produire (les 3 dernières années ont été quelque peu difficultueuses pour tout le monde sur ces questions !), alors pourquoi pas. Mais nous sommes clairs là-dessus. Modül ne produira que des projets « passion », que des JdR ou des JdP qui nous donnent immédiatement envie d’y jouer, qui expriment des choses auxquelles on tient et/ou qui nous semblent explorer des voies différentes. Donc pas sûr qu’il y ait une proposition chaque année !

10. Le prochain jeu Modül, c’est la version JdR de Jadis ou c’est une surprise ?

Ça serait si bien 🙂 mais ça peut être aussi une surprise ! On verra bien où les déesses de l’inspiration (et les moires du planning !) nous conduiront !