Thomas Munier fleurit en automne (1)

Il y a des gens comme ça qui imposent le respect. Tu sais ? Ces gens qui savent ce qu’ils veulent et font ce qu’ils disent. Oui, alors que toi, tu essayes (en vain, toujours en vain) de résister à la tentation d’une nouvelle notification Facebook pour bosser un peu quand même. Bref : il y a des gens qui comme Thomas Munier (et plein d’autres, hein) qui nous font du bien et qui, en plus, arrivent à écrire plein de JdR qui sortent pile le Lundi. Cela méritait bien (enfin !) une interview.

(1ère partie)

1. Toi, Thomas, un tel pourvoyeur de gratuit du Lundi, tu n’avais donc jamais fait l’objet d’une de nos fameuses interviews : la teu-hon ! Tu nous en veux ?

Et bien je préfère des entretiens échelonnés qu’un gros paquet d’entretiens partout, en mode promo… Je suis dans le paysage pour durer.

De surcroît, ce manque d’échanges avec la presse rôliste est en partie ma faute. En 2014, quand j’ai sorti la première édition, j’ai envoyé beaucoup de mails à divers acteurs de la presse rôliste papier et web, proposant d’envoyer des services presse… Je suis souvent resté sans réponse, même pas un mail du genre « on jette un œil et on vous redit. » J’ai attribué ce silence de la presse à divers facteurs : erreurs d’aiguillages de mail, personnes débordées, insignifiance des sorties indés…

J’ai eu ce même silence pour mes sorties précédentes, Millevaux Sombre, Musiques Sombres pour Jeux de Rôles Sombres. Alors au fur et à mesure, j’ai renoncé à envoyer des mails à la presse, j’ai préféré reposer ma communication sur le bouche à oreille. Cela a fonctionné à terme puisqu’ainsi, des critiques d’Inflorenza ont fini par sortir chez des acteurs de la presse rôliste web et papier qui ne m’avaient jamais répondu.

Il est temps que je précise que le Fix a fait exception à ce silence. J’ai souvent observé une grande réactivité, un respect pour mon travail et une volonté sincère de mettre en lumière même des ouvrages comme les miens, produits avec peu de moyens. (NDLR : et c’était aussi le cas, nous tenons à le préciser, dans les pages de feu Di6dent qui ont accueilli Thomas à plusieurs reprises)

Donc on a eu l’occasion d’échanger de vive voix il y a quelques temps et c’est pour cela que j’ai résolu de vous tenir au courant de mes principales sorties, alors que je ne prends plus cette peine avec le reste de la presse, jusqu’au jour où on finira par me donner tort !

2. La v2 de Inflorenza n’est pas encore achevée mais… elle est déjà disponible. Gnééé ?

C’est une bêta ! Comme la bêta de Vampire La Mascarade ou de La Légende des Cinq Anneaux. Le game design de la seconde édition d’Inflorenza, le jeu de rôle d’héroïsme, de martyre et de décadence dans l’enfer forestier de Millevaux, est terminé.

J’ai avancé à mon rythme sur l’écriture. A un moment donné, on a accumulé beaucoup de matériel : des règles de base à l’écriture finalisée, tout un set de conseils et de description d’univers hérités de la première édition et qui restaient d’actualité (moyennant une légère réécriture), et un lot de 17 théâtres (les scénarios / playsets d’Inflorenza) en grande partie écrits par la communauté au fur et à mesure de la vie du jeu. Cela fait déjà assez de matériel jouable pour un bon bout de temps, et j’ai préféré que ça soit dispo tout de suite plutôt que de faire attendre le public encore un an ou deux. Dans cette bêta, il y a du matériel inédit qui ravira les plus exigeants, comme l’hallucinant théâtre russo-finlandais Moins Quarante, rédigé par Orlov, qui paraîtra également dans le recueil de scénarios des 40 ans du jeu de rôle.

Cette bêta nous donnera aussi l’occasion de recueillir de nouveaux retours qui me permettront d’éprouver les évolutions des règles et de préparer ce que je dois ajouter dans la deuxième édition définitive : un grand replay de partie didactique, des règles avancées, des conseils avancés.

3. A quoi ça sert en fait une v2 pour un jeu que tu fais constamment évoluer depuis des années ?

Justement parce qu’il est temps de donner un aperçu de ses évolutions. Cette v2 montre ce qui est digne d’être retenu des expérimentations que j’ai menées après la parution d’Inflorenza (30 parties avant parution, 90 après) et des apports de la communauté (56 récits de partie).

Aussi parce que cette étape d’évolution est terminée. Inflorenza reste un jeu qui m’est très pratique pour tester des idées de jeu dans Millevaux (faire du western, faire du post-apo australien, faire du vertige logique, faire du jeu sans conflit…) car il s’adapte à toutes les envies tant qu’on garde le côté drama et organique qui est au cœur du système. Mais son game design est achevé.

Bien sûr, on peut faire évoluer un jeu à l’infini, mais je préfère marquer les étapes d’évolution en proposant de nouveaux titres. Inflorenza Minima est ainsi un fork d’Inflorenza, les mécaniques sont réduites au minimum : disparition des dés, de l’écriture : il ne reste plus que l’oral… Mais je regrette même d’avoir choisi un nom aussi proche, car ça entraîne une certaine confusion. Mes autres jeux ont des noms radicalement différents, même quand ils gardent toujours un peu de l’ADN d’Inflorenza.

Mais mes projets éditoriaux pour Inflorenza touchent à leurs termes. J’ai plutôt à cœur aujourd’hui de publier mes derniers scénarios Millevaux Sombre, de finaliser mes autres jeux en version brouillon (Arbre, pour jouer des clochards magnifiques dans la forêt de Millevaux, Marchebranche, une version med-fan poétique de Millevaux). J’ai deux autres gros jeux de rôles dont le game design est à terminer :

+ Little Hô-Chi-Minh-Ville, une version autonome du contexte panasiatique biopunk que j’ai initialement livré pour The Sprawl, inspiré de la cité murée de Kowloon

+ Ecorce, un jeu de rôle Millevaux inspiré de Donjons & Dragons première édition. Il est à part dans ma ludographie car il est à la fois tactique et immersif, et aussi parce que j’ai l’ambition d’y donner toutes les clés possibles pour appréhender l’univers forestier de Millevaux, qui est aujourd’hui foisonnant, avec cinq livres d’univers (Civilisation, Atlas, Ruine, Nature, Surnature) qui sont parus à des degrés divers d’achèvement.

4. Inflorenza vient également d’être traduit en anglais. Waouh ! A défaut d’être riche, tu vas devenir célèbre. Alors, heureux ?

C’est en effet très valorisant de voir qu’en amateur, avec des bouts de ficelle, on arrive à des résultats comparables à ce que fait par exemple Les Ombres d’Esteren, pour citer un univers proche qui dispose de gros moyens. Il y a cet ouvrage en anglais, grâce au travail de traduction de Côme Martin (qui est aussi l’animateur de Radio Rôliste et l’auteur de pleins de super jdr en une page). L’univers de Millevaux s’est aussi doté d’une bande originale (A Night in the Woods, par Dino Van Bedt), d’une impressionnante galerie d’illustrations, d’une playlist d’une centaines d’albums en écoute libre, intégrale, et légale, et d’une base de données recensant des centaines de récits de partie et un gros paquet d’actual play. Cela n’a été possible que grâce à une communauté très active et participative pour un univers de jeu de rôle amateur.

Il y a beaucoup de jeux de rôle Millevaux, mais Inflorenza est un incontournable, donc c’est vraiment bien que ça soit le premier à sortir en anglais. Bien sûr, il ne sera joué que si le public international le remarque, et c’est pour cela qu’on s’emploie à réaliser des actual play en anglais, qui on l’espère, créeront un intérêt pour le jeu. A ce sujet, si vous êtes anglophones et que vous voulez rejoindre l’aventure, on recrute toujours…

Parmi les petites anecdotes qui me réjouissent aussi, il y a The Garden of Earthly Delights, un hack d’Inflorenza Minima… en Coréen. C’est développé par Mori, une personne qui vit en Corée du Sud, c’est basé sur les jeux de rôles japonais Taiman qui sont plutôt des jeux à deux, avec le MJ qui incarne un personnage. De ce que j’ai compris du jeu, le MJ y incarne une sorte de mentor qui mène l’autre personnage à travers l’univers du Jardin des Délices (le tableau de Jérôme Bosch).

Ceci dit, il faut se garder de trop d’optimisme. D’abord, cette version anglaise n’aura aucun sens si personne n’y joue, et à cette heure j’attends encore une véritable réaction du côté international. D’autre part, j’aimerais me garder de trop focaliser mon attention vers cette expansion. Ce qui m’importe c’est la ou les personnes qui sont en ce moment en train de jouer dans l’univers forestier de Millevaux, et qui pourraient avoir besoin de mes conseils à l’instant. Autrement dit, l’objectif n’est pas de délaisser une communauté existante pour en créer une nouvelle.

5. Notoriété toujours. Ton Tipee (https://fr.tipeee.com/thomas-munier-fabrique-de-l-energie-creative-et-des-univers-artisanaux) culmine à 150 euros/mois environ. Tu vois ça comment : une misère ou c’est déjà ça ?

C’est déjà ça. Peu de Tipee rôlistes francophones culminent au-dessus de ce montant. Et c’est plutôt pas mal pour un Tipee inconditionnel : je ne promets rien en échange. Pas de contenu inédit ou personnalisé.

La seule chose que je me suis assigné à faire depuis l’ouverture du Tipee, c’est de faire un bilan mensuel de mon activité. Tu peux par exemple retrouver le dernier bilan ici. Mais ce bilan est public : tout le monde en profite, il n’est pas réservé aux tipeurs.

Actuellement, ce montant, avec les quelques recettes des livres artisanaux, me permet de maintenir la gratuité de mes interventions et publications (et le prix coûtant pour les livres en impression à la demande) tout en couvrant mes frais (qui sont volontairement le plus faibles possibles : je n’achète même pas d’exemplaires de mes jeux pour moi) et en me dégageant un tout petit bénéfice.

Cela n’a rien n’a voir avec un revenu de subsistance. Aujourd’hui, je me suis assigné un vœu de pauvreté volontaire qui me permet de créer exactement ce que je veux comme je veux sans avoir à dépendre des caprices d’un « marché » rôliste. Donc, je vis avec le minimum, principalement avec mes rentes. J’ai failli ne pas ouvrir ce Tipee, d’ailleurs, parce que ça et les livres artisanaux contredisent un peu ma démarche de bénévolat. Cela reste compliqué de renoncer à tout, et ça peut être utile de pouvoir dire, ou de pouvoir me dire, que des fois le jeu de rôle m’aide à payer un caddie de supermarché ou une réparation dans la maison. Donc j’ai conservé les démarches économiques qui se rapprochaient de la mendicité et qui me paraissaient compatibles avec la pauvreté volontaire : le défraiement, le tipee et les prix libres sur les livres artisanaux.

Mon public-cible, ce sont les pauvres. Les personnes qui n’ont pas les moyens de mettre 60 € pour avoir un jeu de rôle tout juste fonctionnel. D’où la gratuité et le prix coûtant, d’où un game design minimaliste qui occasionne le moins de frais possible : ainsi, Inflorenza Minima se conçoit dans l’oralité totale : ni dés, ni écran, ni feuille de personnage…

C’est du jeu de rôle fait par les pauvres pour les pauvres. Comme j’ai moi-même ce dilemme, par exemple, de me demander à chaque fois si c’est pertinent que j’imprime une feuille pour jouer, je cerne au mieux les besoins des rôlistes pauvres. Mais bien sûr, tout le monde peut jouer à mes jeux. C’est juste que le coût d’entrée est calculé pour être minime. Le game design et l’univers, quant à eux, sont voulus comme riches. Ce ne sont pas des jeux au rabais, ils ont été pensés avec sérieux. Ce sont des jeux amateurs fait avec l’œil d’un professionnel.

Pour boucler sur le Tipee, ce n’est qu’une source de soutien. La communauté est très créative. Les personnes qui en ont les moyens me défraient certains déplacements, choisissent de payer très cher pour des livres artisanaux… Je reçois aussi des soutiens non monétaires. Un simple merci dans ma boîte mail, c’est mon salaire quotidien. Jouer à un de mes jeux, faire un retour sur la toile ou en convention. Créer un jeu dérivé. Ou m’interviewer, comme tu le fais là. Je le perçois comme un soutient non-monétaire qui me permet tout autant d’exister, à moi et à mes jeux.

(à suivre)

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