Thomas Munier fleurit en automne (2)

Il y a des gens comme ça qui imposent le respect. Tu sais ? Ces gens qui savent ce qu’ils veulent et font ce qu’ils disent. Oui, alors que toi, tu essayes (en vain, toujours en vain) de résister à la tentation d’une nouvelle notification Facebook pour bosser un peu quand même. Bref : il y a des gens qui comme Thomas Munier (et plein d’autres, hein) qui nous font du bien et qui, en plus, arrivent à écrire plein de JdR qui sortent pile le Lundi. Cela méritait bien (enfin !) une interview.

(2ème partie)

6. Tu t’emploies énormément dans les podcasts, articles de blogs, conférences dans des conventions, etc. Au final, tous ces bavardages, ce n’est pas du temps perdu alors que tu pourrais écrire plus de JdR ?

Figure-toi que je l’ai longtemps pensé ! Mathématiquement, on se dit qu’en effet c’est une perte de temps pour le game design. Mais avec le recul, je peux répondre plusieurs choses. D’abord, j’ai déjà publié bien assez de matériel pour occuper la communauté un bout de temps. Rien que pour l’univers forestier de Millevaux, 18 livres allant du format brouillon au format publié, avec parfois, énormément de matériel additif (150 comptes-rendus de partie pour Inflorenza, des actual play, des règles sous format audio…). Et ça, c’est sans compter les nano-jeux. Un jeu comme le Témoignage, où l’on joue des personnes confrontées à une beauté, une horreur ou un mystère qui les dépasse, ça tient en trois pages, mais je peux t’assurer que ça a un grand potentiel, parce que ça explore une position jusqu’ici peu envisagée en jeu de rôle. Tout ça pour dire que ce qui va suivre, on peut juste le considérer comme du bonus. Il y a déjà de quoi jouer un paquet d’années.

Ensuite, si j’ai passé autant de temps à faire du game design généraliste (articles, tables rondes, podcasts…), c’est parce que j’aime ça. Je me suis consacré à la pauvreté volontaire pour avoir cette totale liberté d’action et j’en profite.

Je ne me suis engagé à rien auprès du public. Un de mes crédo, c’est le zéro deadline. Comme je sors mes jeux sans financement participatif (car je me suis arrangé à ce qu’ils ne me coûtent rien à produire, sinon du temps), je ne m’engage pas à sortir un jeu à un moment précis, et tant mieux parce qu’alors toute intervention publique que je ferais en dehors du jeu financé paraîtrait comme suspecte, comme la perte d’un temps que je devrais investir à finaliser un jeu pour lequel les gens auraient payé par avance.

Pour bien enfoncer le clou, je pense juste que mes jeux n’en seraient pas arrivés là si je ne m’étais pas consacré à cette passion de la veille ludographique et du game design généraliste. Ecorce et Marchebranche, qui ont pour points communs d’être des jeux profonds dans l’univers de Millevaux, n’auraient pas vu le jour si je n’avais pas visualisé une conception globale du jeu en briques tactiques, morales, esthétiques et sociales. Plus récemment, j’ai émis l’hypothèse que la marge d’interprétation que les jeux nous laissaient (sur le sens des valeurs chiffrées, sur le sens des énoncés) avaient une grande importance dans la production de contenu émergent, et ça m’a permis, par exemple, de résoudre un nœud gordien personnel qui était de concevoir un jeu de rôle grandeur nature sans orga et sans préparation qui soit dense et prenant. Le projet s’appelle Les Sentes, et vous en entendrez parler, car je vais publier et finaliser mes projets de jeux de rôles sur table en court, et ensuite je me consacrerai plus amplement à d’autres formes de jeux avec narration : GN, jeu de société, jeu vidéo…

7. On commence à voir du Millevaux à toutes les sauces (VF de Colonial Gothic, de The Sprawl…). Tu n’as pas peur de lasser avec cet univers forestier ?

Comme le dit assez bien Steve Jakoubovitch dans sa critique d’Inflorenza sur Hugin-Munin, Millevaux est un voile. C’est un ensemble de grands thèmes (la ruine, la forêt, l’oubli, la transformation, le surnaturel, les monstres) qui peut se plaquer sur n’importe quoi. La VF de Colonial Gothic et Little Hô-Chi-Minh-Ville (le contexte Millevaux-panasiatique-biopunk que j’ai rédigé pour la VF de The Sprawl) se tiennent sans Millevaux, Millevaux c’est juste un ingrédient en plus qui vient donner du goût.

Après, demande-moi si les gens se sont lassé du Mythe de Cthulhu. C’est subjectif. Certains ne se sentiront jamais saturés tant qu’on arrivera à renouveler la formule ou au contraire à la revisiter avec un sens aigu de la nostalgie et de l’exactitude.

Millevaux est conçu comme un mythe : une cosmogonie trans-lieux, trans-époques, trans-média. Une licence contaminante à l’image de la végétation envahissante de cette forêt hantée qu’est Millevaux.

Je l’ai placé dans le domaine public pour que n’importe qui puisse s’en emparer et le conjuguer à sa sauce. Et je suis très satisfait du résultat, avec aujourd’hui 14 jeux Millevaux produits par la communauté, avec des crossovers, des fanfictions, des musiques…

8. A part tout ce qui a trait à Millevaux/Inflorenza, je sais qu’il y a énormément de choses sur ton site, une quinzaine d’autres publications en fait. Pfff, c’est trop pour un seul homme. Si tu devais m’en conseiller une seule, ce serait laquelle ?

Il faudrait qu’on discute plus en détail de tes attentes, parce que s’il y a une telle quantité, c’est bien pour satisfaire des publics différents ! A blanc, je dirais Inflorenza, parce que le jeu a une très bonne durée de vie, que c’est l’outil parfait pour faire du drama et monter des intrigues en toute aisance. Mais ça ne convient pas pour tout. Pour faire de la campagne, Arbre ou Millevaux, au seuil de la folie sont plus indiqués. Pour faire de l’old school renaissance, il faut se tourner vers Marchebranche ou Ecorce… Pour faire de l’horreur, Millevaux Sombre est parfait. Pour faire du freeform, Millevaux choc en retour, qui fait tenir tout l’univers en une carte à jouer, suffit amplement.

Et si tu as déjà ton système fétiche, contente-toi des livres d’univers, Civilisation, Atlas et Almanach en tête car ce sont les plus aboutis.

9. Tu représentes bien à mes yeux le meilleur de ce qu’on peut appeler la scène indé. Je voulais savoir : tu as encore contact avec les jeux commerciaux ou tu les ignores dans ta bulle indé ?

Déjà, c’est gentil, bien que j’ignore à quels critères de qualité tu te réfères. En francophonie, y’a des auteurs indés qui font plus d’argent que moi, donc qui sont plus rentables. D’autres ont le mérite d’offrir des jeux plus génériques que les miens, donc plus accessibles. D’autres ont le mérite d’offrir des game design plus rattachables à une école (jeux forgiens, jeux OSR, jeux propulsés par l’Apocalypse…) donc plus éprouvés et plus faciles à prendre en main. Etc…

Mais la bulle indé, c’est aussi des jeux commerciaux. Pour moi, si l’auteur/éditeur prend une marge sur le livre vendu, c’est un jeu commercial. Dans les années 2000, il y a eu une explosion du jeu de rôle amateur. Cela devenait simple d’ouvrir son propre site ou son blog et d’y exposer un jeu, qui pour le coup était gratuit. Puis internet a continué de tout amplifier et la scène amateur s’est organisée, elle a rencontré les éditeurs, les jeux gratuits sont devenu des jeux commerciaux. Et puis dans les années 2010, il y a eu l’impression à la demande et les services de vente de PDF. D’un seul coup, ça devenait très simple pour un amateur de mettre son jeu sur un catalogue d’impression à la demande ou de PDF. Mais c’était tout aussi simple d’y assigner un prix, de se faire une marge dessus. Finalement, l’évolution technologique a fait que la scène amateur, que j’associe aux jeux gratuits s’est dissoute dans la scène des jeux édités et auto-édités.

Donc en fait aujourd’hui, il faut chercher pour trouver du jeu gratuit de qualité, ou du jeu gratuit tout court. C’est pour ça que votre rubrique Lundi, c’est gratuit, fait œuvre d’utilité publique. Tout comme certains agrégateurs tels que Trop long ; pas lu.

Donc pour répondre à ta question, je me tiens au courant des jeux commerciaux parce que les cerveaux ont fui là-bas, qu’il s’agisse de la scène auto-éditée dite alternative ou la scène éditée. Je me tiens surtout au courant en participant aux démos de ces jeux, en me faisant offrir des exemplaires (j’ai eu Symbaroum en lot, il faut que je lise et que je le teste parce que c’est un jeu forestier). Pour respecter mon vœu de pauvreté volontaire, je n’achète un jeu commercial qu’une fois par an. L’année dernière, j’ai acheté Swords & Wizardry, qui s’est avéré un jeu indispensable pour comprendre l’OSR, et cette année, j’ai investi dans le livre de base de Mindjammer : un jeu profond avec un univers foisonnant, ce qui me parle forcément.

10. Pour finir, le monde a le droit de savoir : on ne te voit plus trop ces temps-ci revendiquer le pseudo de Pikathulhu, hein ? Un peu la honte ou bien ?

En fait, c’est un peu la honte inversée. A l’époque où j’avais un travail pas-rôliste, ça m’était bien commode de me pointer sur les internets ou en convention avec ce pseudo, parce que j’avais pas vraiment envie que mon patron sache que j’étais rôliste, ou en tout cas que j’étais actif dans ce milieu. C’était peut-être une pudeur mal placée, je te l’accorde, mais tous les jours je vois des rôlistes qui font pareil. Pour moi, ça reflétait aussi le fait que j’avais refoulé mon désir de consacrer ma vie à mes créations, à faire ce que j’aime, pour mener une carrière alimentaire. Quand j’ai commencé à vraiment éclore cette idée d’assumer ma passion, je n’ai plus eu besoin de ce pseudo-carapace. Le jeu de rôle en particulier et la créativité générale font partie de mon identité, et je l’assume, je suis tout à fait heureux que ça soit associé à mon vrai nom. Même si les gens me confondent avec ce footballeur belge qui s’est illustré à la dernière Coupe du Monde.

(fin)

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