Café Noir : vous reprendrez bien un peu de polar ? [chronique]

Café Noir, édition Venti est un jeu de Alban « Doc Dandy » Le Collen dans lequel on joue des durs et des dures à cuire qui enquêtent selon les canons du film noir. Le jeu vient donc occuper une niche un peu délaissée par la production rôlistique. En effet, si l’enquête, en particulier urbaine est vieille comme le JdR, le genre Noir reste un parent pauvre de la production rôliste. Apparu dans les années 40 et 50 aux Etats-Unis, il s’est ensuite décliné dans la littérature populaire européenne, en particulier en France, en Espagne et en Italie. Il est cependant resté un parent pauvre de la production rôlistique même si de Gangbuster à Hellywood en passant par Noir rpg, les JdR sur le sujet existent.

Couverture de Café Noir, édition venti de Doc Dandy

Pour définir ce qu’est le genre Noir, pensez à une enquête policière. Mais oubliez Sherlock Holmes, Hercule Poirot ou même votre investigateur avec ses 70 % en TOC. Le Noir est un genre où l’enquête sert de support à la description des secrets et des vices des sociétés des années d’après-guerre. Les héros sont moins mus par l’amour de la justice ou par le désir de mettre les criminels en prison que poussés par une certaine humanité un peu écorchée vive et par la nécessité de payer leurs factures. Autre code du genre, l’enquête qu’ils mènent les met souvent en péril personnellement. Qu’on pense à Nestor Burma, le personnage iconique de Léo Mallet, qui se fait assommer dans chacune de ses enquêtes et menacer tout aussi fréquemment. Pour rester fidèle au genre, comme le précise l’auteur dans la préface de Café Noir, le jeu « n’est pas un jeu d’enquête au sens strict, mais un jeu d’exploration où l’enquête sert de fil conducteur ».

Justement, parlons de l’auteur. Doc Dandy, qu’on a interrogé il y a quelques années, n’est pas un inconnu complet. Son blog (les bons remèdes du doc) dispense de bons conseils et évangélise les bonnes pratiques rôlistes depuis pas mal d’années déjà. Il y parle notamment de game design, cherchant à rendre compréhensible les théories qui ont émergé à la suite des révolutions qu’a connu le JdR depuis le début des années 2000. On peut donc s’attendre à ce que le jeu propose des mécaniques de qualité au service de son propos. La question qu’on donc posera dans cette recension est de savoir si Café Noir offre des mécaniques cohérentes pour tenir sa promesse de « générer des histoires fortes et amères en cinquante nuances de noir » ?

Illustration de Café Noir, un jeu de Doc Dandy

Café Noir est le premier jeu de Doc Dandy. C’est un jeu indé, fait avec les moyens du bord : c’est-à-dire beaucoup d’enthousiasme et de l’aide des copains. Il y traîne donc encore quelques coquilles, mais en nombre infinitésimal, et sûrement moins que dans pas mal de productions ayant bénéficié de plus de moyens. La maquette vise à l’immersion et plonge le lecteur dans un monde de photos accrochées au tableau de liège, de bandeaux rappelant le cinéma muet et de post-it accrochés aux photos. Premier effort de maquettage de Doc Dandy, l’aspect du livre est perfectible. Il donne l’impression que si le livre avait été un meuble, ce dernier n’aurait pas été poli et verni de la même façon et que le scotch protégeant les angles aurait parfois été mal retiré. On peut également regretter que le rétro et le moderne se côtoient d’un peu trop près et qu’on ne tire pas une impression de cohérence de l’esthétique. Rappelons cependant que le jeu se veut générique pour faire du Noir au sein d’un intervalle esthétique allant du polar des années 40-50 à Sin city, c’est-à-dire du rétro au post-moderne. Personnellement, j’aurais préféré quelque chose de plus sobre, mais c’est en définitive une pure question de goût. Reste que si la maquette peut rebuter, la lecture est facilitée.

Le formatage du texte est en effet très efficace. Des paragraphes aérés avec des phrases claires et courtes s’alignent sur une colonne avec ce qu’il faut de puces et d’encadrés pour faciliter l’accès à l’information. Le ton de l’auteur est également un atout. Reprenant les codes des jeux propulsés par l’Apocalypse, le Doc fait du lecteur son destinataire. Il lui parle directement, donne des conseils et précise le plus possible ce qui est attendu en jeu du dur ou de la dure à cuire (le personnage des joueurs et joueuses) ainsi que du Barista (le MJ). L’ouvrage se lit donc très facilement. Les mécaniques sont bien expliquées, le genre bien décortiqué et les tables qui parsèment le livre sont bien mises en valeur. La didactique est le point fort du jeu, ce qui a conduit l’auteur a faire des choix qui peuvent être vus comme gênant. Non seulement, il y a des répétitions d’idées fortes (mais au moins elles restent en mémoire) mais le Doc a choisi de placer le glossaire, y compris technique. Ce choix, qu’on comprend, donne l’impression que le jeu était plus complexe qu’il ne l’est réellement. Quoiqu’il en soit, la rédaction du jeu est remarquablement lisible, claire et explicative.

Texte aéré ne signifie pas que le jeu est vide. Au contraire, en seulement 160 pages, le livre est remarquablement complet. De fait, Café Noir comporte en réalité trois jeux. Outre Café noir, le jeu de rôles classique avec MJ et joueurs, le livre propose une variante pour jouer en solo (Café Solo, 13 pages) et également à plusieurs, mais sans MJ, dans une expérience plus narrative (Coffee Together, 11 pages). Café Solo fait le boulot et reprend les mécaniques de Café Noir pour les adapter au jeu en offrant des tables et des routines et en prodiguant des conseils tirés de l’expérience de l’auteur. Coffee Together est un objet ludique encore plus intéressant. Hack de Happy Together de Gaël Sacré (qui a aussi contribué au livre par des photographies), ce jeu propose de jouer des scènes où discutent des personnages de romans et films noirs. Ils y évoquent leurs blessures et leurs rêves, leurs émotions et leurs déceptions. « Jeu dans le jeu », il peut s’insérer entre deux parties de Café Noir pour développer la personnalité de son personnage. Le livre offre ainsi une belle boite à outils pour faire du Noir.

En dehors de ces deux variantes, le reste du texte est dédié à Café Noir, le jeu de rôles. La première partie expose en une vingtaine de pages les règles de création du personnage. Les règles à proprement parler sont également traitées en une vingtaine de pages dans le chapitre qui suit. Enfin, la dernière partie du livre s’adresse au Barista. Y sont notamment détaillés les routines de maîtrise, la gestion des menaces ainsi qu’une galerie de figurants et des conseils décortiquant le genre. Un scénario permettant de débuter complète le tout. Le scénario propose une intrigue assez caractéristique du genre et inclut des pré-tirés détaillés. Enfin une dizaine de pages d’options permet de mieux paramétrer le moteur en fonction des goûts de la table, deux mini settings (décrits en une demi-page chacun) ainsi qu’un générateur d’histoire. Bref, en environ 130 pages, on a donc un jeu complet avec lequel on peut démarrer sereinement.

Extrait d'une page de Café Noir, le jeu de Doc Dandy

Avant de se pencher sur le système, attachons-nous d’abord à un élément important qui caractérise le jeu. Doc Dandy parle de Café Noir comme « d’un jeu résolument moderne ». Et ce n’est pas un vain mot. L’auteur fait ainsi l’effort de ne pas esquiver la question des éléments potentiellement problématiques du genre Noir tel qu’il est apparu dans les années quarante et cinquante (sexisme et racisme notamment). En abordant la question, il propose des manières d’adapter ces codes et donne également des conseils pour assurer la sécurité émotionnelle de la table. Cela montre que le Doc ne s’est pas contenté de pérorer sur les bonnes pratiques mais qu’il les a intégrées dans son jeu. Le tout est fait avec intelligence, sans forcer la main des joueurs et sans mettre le problème sous le tapis.

Mais le vrai trésor de Café Noir reste son système. La mécanique de jeu montre que Doc Dandy n’est pas un de ces prophètes qui n’appliquent pas leurs préceptes. Au contraire, les règles de Café Noir sont en effet formidablement bien adaptées au genre qu’il porte. Le moteur principal est une adaptation de Macchiato Monsters, la variante du Black Hack d’Eric Nieudan. De son ancêtre OSR, Café Noir reprend les six caractéristiques (cependant rebaptisées pour coller au genre), les points de vie (rebaptisés points de souffle), le mécanisme du d20 en roll-under avec avantage/désavantage selon les circonstances. Les dés de risque et d’usure, au centre des jeux inspirés de Black Hack tiennent également une place prépondérante dans Café Noir. A cette base simple mais robuste, Doc Dandy a ajouté des éléments venus des apocalypseries et autres jeux forgés dans les ténèbres. On trouve par exemple une gestion des menaces qui n’est pas sans rappeler les horloges des PbtA et la possibilité de réussir avec un prix qui fait penser aux « pactes avec le diable » de Blades in the Dark. L’avantage de cette combinaison est qu’elle permet une création rapide des personnages et qu’elle soutient une proposition de jeu émergent. C’est là un point important car le genre Noir n’est pas un genre d’investigation classique. Au contraire, les personnages de Café Noir progressent dans leur chaotique, d’emmerde ou d’emmerde. L’enjeu n’est pas de réussir mais de savoir ce que cela va coûter au personnage. Quel matériel va s’user ? Qui va s’épuiser ? Qui va être dérangé et vouloir s’en prendre aux personnages ? telles sont les questions fictionnelles que vont soulever l’avancée des personnages dans l’histoire.

Feuille de personnage, de Café Noir, le jeu de Doc Dandy

Toute la mécanique est mise au service de ce principe. A chaque fois qu’ils enquêtent, que ce soit en secouant leurs indicateurs, en charmant un contact ou en filant un suspect, les personnages perdent un point de souffle. Pour voir s’ils réussissent ou pas, le joueur teste la caractéristique adéquate de son personnage en devant faire moins que le score utilisé. La réussite du test permet simplement de progresser dans l’enquête, simulée par un score à atteindre en cumulant les dés d’enquête que les joueurs peuvent lancer s’ils réussissent leur action. En cas d’échec, il ne se passe rien. Quoi ? Il existe encore des jeux où l’échec ne fait pas avancer l’histoire. Et bien, oui et c’est même fait exprès. Après tout, la frustration, l’attente et le piétinement font partie de la vie des personnages de roman Noir. De plus, cela force les joueurs à sécuriser leurs réussites en acceptant de « passer à la caisse ». Cette règle permet de réussir sans jeter le dé, mais le Barista reprend alors la main et leur impose des conséquences. L’autre possibilité pour les personnages est d’utiliser une ressource que ce soit du matériel ou un contact qui doit un service aux personnages. Dans ce cas, le dé d’usure est utilisé. Chaque ressource est assortie d’un dé dont le résultat va s’ajouter à la valeur de la caractéristique du personnage, augmentant ses chances de succès. Cependant, si le résultat du dé est strictement inférieur à 4, le dé s’use et sa valeur décroit d’un niveau (de D6 à D4 par exemple) jusqu’à l’épuisement. De la même manière, un personnage peut utiliser son ancre (un PNJ auprès duquel il trouve du réconfort) pour récupérer son souffle, mais il prend également le risque d’user cette ancre. On voit bien ici comment les mécanismes de Macchiato Monsters ont été mis au service du genre pour simuler l’attrition, la fatigue et la fragilité des rapports sociaux qui sont au centre du genre. De son côté, le Barista peut non seulement se servir de sa menace mais également utiliser le prix à payer pour les personnages étant passés à la caisse afin d’en mettre plein la gueule aux durs et dures à cuire de ses joueurs.

Ces mécaniques solides et simples permettent de jouer sur le pouce avec un minimum de préparation. Pour soutenir cette manière de jouer, le livre propose de nombreuses tables pour créer des situations, des contacts, des dettes, des ancres. Les tables permettant de générer ces ressources sont cependant très génériques et un peu trop neutres. Là encore, c’est un choix de l’auteur d’avoir une certaine plasticité permettant aux joueurs d’adapter à l’époque et aux lieux voulus. Il ne faudra donc pas compter que sur les règles et sur le livre et il reviendra aux Barista et aux joueurs et joueuses de discuter des paramètres chronologiques et géographiques de la partie et d’y adapter leurs tirages. Même en utilisant la section « Construire sa cité », se creuser un peu les méninges pour rendre l’univers un peu consistant sera indispensable. Café Noir n’est donc pas un jeu pour débutants et il demande de belles capacités de réactivité et d’agentivité pour tirer le maximum du jeu.

Table de création de contexte, Café Noir de Doc Dandy

Enfin, je regrette que le jeu ne prenne à bras le corps pas un problème particulier. Café Noir a pour prémisses le fait que les durs et dures à cuire fréquentent le même lieu au départ de l’histoire. Mais je me demande dans quelle mesure cette nécessité ludique d’un jeu social correspond bien à un genre où le héros est très souvent solitaire et ne s’appuie que sur des comparses aux rôles précis. La création de lien entre les personnages permet en partie de combler ce fossé. Mais l’exemple des pré-tirés détaillés du scénario montre qu’un peu de jus de crâne ne fera pas de mal. De fait, il me semble manquer un exemple détaillé de partie qui pourrait mettre à jour la façon dont le jeu fonctionne de ce côté. L’auteur m’a cependant fait savoir qu’un tel exemple existait dans la version précédente mais que les retours des lecteurs étaient négatifs, d’où son absence dans la version venti, je comprends donc qu’avec une pagination limitée, dans un livre déjà très complet, cela soit passé à la trappe.

Ce coup d’essai de Doc Dandy mérite donc d’être recommandé si le genre Noir vous intéresse et si vous n’êtes pas allergique à l’idée de faire émerger collaborativement un peu de fiction. Vous trouverez dans Café Noir un système simple, exposé clairement et facile à prendre en mains. De ce point de vue, le jeu tient parfaitement sa promesse et colle astucieusement à son propos, montrant que Doc Dandy n’a pas délaissé les principes d’un game design inventif et agentif qui lui tiennent à cœur. On peut d’ailleurs noter que le jeu possède déjà sa petite gamme. Ainsi, l’auteur prépare un setting marseillais qui nous dira si le café se dilue dans le Pastaga. De plus, avec l’aide de Léonard Chabert (auteur notamment de Pack Horse Library et de Dime Legends, quelqu’un qui s’y connaît donc en littérature populaire), le Doc a produit Country Noir, un setting sudiste rural pour polar poisseux entre Steinbeck et True Detective. Ce dernier supplément est disponible gratuitement.

Café Noir, édition venti est disponible sur lulu (10 euros pour le pdf, 35 pour le livre en hardcover).

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