Les Contrées du Rêve (2/4) : Murmures par delà les songes

Les contrées du rêve : Summa Onirica (partie 2)

Carter sentit que les Anciens dormaient, comme lorsqu’il les avait découverts, et il se demanda de quel songe cosmique son arrivée les avait tirés.

H.P. Lovecraft, La clé d’argent

Tel Carter, je poursuis mon exploration des Contrées du Rêve commencée avec le survol de la boîte et l’analyse du supplément éponyme.  Cette semaine, je m’intéresse au recueil de scénarios originaux de création française, Murmures par delà les songes, la principale promesse de renouvellement de l’ensemble.

Avertissement : le monde du jeu de rôle étant minuscule, deux des auteurs ne me sont pas inconnus. Je pense être capable d’une distance critique suffisante pour juger leurs textes sans tenir compte de l’estime que j’ai pour eux, mais je préfère en laisser le lecteur juge.

Murmures par delà les songes

 

Débloqué par un haut palier lors de la souscription, Murmures par delà les songes est un recueil de huit scénarios originaux, confié à quatre vétérans de l’écriture de scénarios pour L’Appel de Cthulhu. Unique création de l’entreprise de réédition (la campagne inédite Le sens de l’escamoteur est une traduction), il concentre toutes les attentes de mise au goût du jour des Contrées du Rêve. Cette attente est d’autant plus importante que les Contrées, mal aimées outre-atlantique, restent un continent mal connu de l’écriture.

Au premier abord, ces attentes sont déçues, car c’est un des scénarios les plus faibles qui ouvrent le recueil. Quête d’objet de Venise à Inquanok, le « Trésor des Doges » est conçu de telle sorte qu’il puisse faire office de scénario intercalaire de la campagne Terreur sur l’Orient Express, laquelle est déjà fort riche. Le choix est curieux et le scénario souffre de la comparaison avec l’épisode vénitien, et plus encore avec Terres oniriques express, merveille scénaristique mêlant enjeux diplomatiques du Rêve et de l’Éveil avec une métaphore de l’oubli. Ici, la dimension allégorique comme les enjeux politiques sont superbement ignorés ou curieusement traités, tandis que le traitement des personnages empruntés à la campagne peine à convaincre. Enfin, la structure même du scénario repose sur une série de suppositions très hasardeuses sur les actions des PJ qui risque de vite voler en éclats et de laisser le meneur très démuni. On a connu Eric Dubourg plus en forme. C’est d’autant plus dommage qu’il offre au terme du voyage une saisissante peinture de la brutalité d’Inquanok et de ses maîtres.

Le lecteur est vite rassuré par « La vapeur des soupirs », très certainement l’un des meilleurs scénarios écrit pour les Contrées à ce jour. Ce dernier joue sur les réflexes des joueurs pour placer ceux qui croient pouvoir s’en sortir comme dans un hack & slash des familles devant les conséquences de leurs actes : le scénario exige de la subtilité, mais il offre une large palette de solutions et d’arbitrages possibles, posant d’intéressants dilemmes aux joueurs. On retrouve ici ce qui faisait le sel des meilleures parties de La méthode du Docteur Chestel, la mélancolie en plus. L’effondrement d’une enclave de rêve, conjugué au traitement renouvelé du thème de l’amour impossible, teinte l’ensemble d’une belle noirceur, tandis que les clichés du roman d’aventure sont subvertis. Il faut encore saluer la finesse des interactions entre le monde de l’Éveil et celui du Rêve, pierre d’achoppement classique des scénarios dans les Contrées, ici traitées de manière exemplaire. Leur seule lecture peut être une source d’inspiration pour d’autres parcours de Rêveurs.

Le niveau retombe hélas avec « Entre deux rêves », du duo Raphaël et Alicia Halimi. Le scénario part d’un concept porteur, celui de faire jouer des natifs des Contrées du Rêve embarqués dans un cirque mystérieux, bientôt confrontés à un doute sur leur identité. Le lecteur se souvient des us et coutumes étranges de Hurlements et frétille, mais le cirque se résume finalement à trois personnages secondaires sacrifiables et à une représentation sans enjeu. Quant à la quête de soi, les joueurs en sont dépossédés par leurs alliés PNJ, lesquels accomplissent toutes les actions intéressantes et ne leur laissent qu’un mini-jeu d’identification et quelques jets à faire. Enfin, la transformation de Joséphin Péladan en antagoniste est encore une excellente idée gâchée dans son exécution. Le personnage historique, critique d’art et dramaturge mystique désireux de « guérir l’Europe de son matérialisme », possède un imaginaire très riche qui en fait tout naturellement un pont entre l’Éveil et le Rêve, un excellent PNJ potentiel. Dans le scénario, son imaginaire est pauvre, schématique, et sa quête d’une banalité sans nom.

Avec « La morte et le chevalier » revient l’envie de jouer dans ces Contrées du Rêve. Comme dans « La vapeur des soupirs », Tristan Lhomme entreprend ici une réécriture de cliché : après la demoiselle en détresse, c’est au tour du baiser du prince charmant réveillant la princesse prisonnière de son cercueil de cristal d’être regardé au prisme de l’horreur tapie sous les merveilles. Le dispositif ludique est habile, avec des fiches de PNJ indiquant ce qu’ils savent, ce qu’ils veulent bien dire, ce qu’ils pensent des PJ et ce qu’ils veulent. En plus d’offrir une structure commode pour l’enquête, elles ne sont pas sans humour noir, et l’héritage des scénarios Wastburg est bien mis à profit. Quoique ce scénario n’atteigne pas le sommet de « La vapeur des soupirs », il est ainsi porteur de puissants appels au jeu.

Dans « Le vice et la vertu », Cyril Puig explore une toute autre facette. Chose rare, une grande partie du scénario se déroule dans le monde de l’Éveil. Chose plus rare encore, cet Éveil n’est pas celui de l’élite des années folles, mais d’une réalité contemporaine autrement plus crue. Tout l’intérêt du scénario repose sur cette fêlure et la brutalité de la perte. Il n’est cependant pas sans défauts dans sa structure, avec des passages obligés qui présument beaucoup de l’issue des rencontres, voire la forcent à coup de dés derrière le paravent. Dans la mesure où le décor est riche, il ne sera heureusement pas difficile de casser ces rails illusoires.

Du même auteur, « La malédiction de Leng », propose une réécriture originale de la nuit d’épouvante vécue par des personnages terrés dans un refuge fragile, un classique des films d’horreur. Pour ce faire, il met en contact le réel avec les aspects les plus noirs des Contrées du Rêve. Il présente hélas des défauts de construction rédhibitoires, car les actions des personnages sont aussi vaines que la menace qui pèse sur eux. Plusieurs fois, il est précisé que l’effort n’aboutit à rien, que l’arme donnée ne suffit pas, ou, au contraire, qu’un jet caché sauve le PJ, si bien qu’au final, le meneur agite des marionnettes effrayantes autour du refuge jusqu’à l’arrivée du deus ex machina qui vient tous les sauver. Il faudra bien du travail pour transformer cette nouvelle, au style au demeurant agréable, en scénario de jeu de rôle.

Les plus suspicieux des lecteurs vont finir par croire que j’essaye de rentrer dans les bonnes grâces de Tristan Lhomme, mais son troisième scénario, « Rêves d’antan », est la deuxième merveille de ce recueil. Défini comme un « Inception barbare », il fait se rencontrer l’œuvre de Lovecraft et celle d’Howard, ce qui n’a rien de surprenant quand on connaît à la fois la correspondance soutenue entre les deux hommes et le caractère primitif des Contrées. La dimension atemporelle des Contrées du Rêve est ici transcrite par des bouleversements habiles dans la chronologie des événements, les personnages vivant en rêve et transformant des événements qui se sont déjà produits sans forcément saisir toutes les implications de leurs actes sur le moment. L’emprunt à Philip K. Dick est ici revendiqué, mais le scénario fait aussi songer à l’œuvre de Volodine, dans laquelle des peuples qui n’ont jamais existé vivent dans un univers de morts et d’exterminations répétées où il n’y a plus ni début, ni fin.

L’ultime scénario du recueil, l’Onirographe d’Eric Daedalus, est bien construit et consiste en une enquête assez colorée dans le monde de l’Éveil et un peu d’exploration dans les Contrées. J’ai cependant des difficultés à m’enthousiasmer, dans la mesure où il opte pour une lecture psychanalytique des rêves qui entre en contradiction avec l’imaginaire véhiculé par les Contrées. D’une certaine manière, je me sens comme les surréalistes le jour où ils ont rencontré Freud. Les premiers voulaient rêver sans contraintes, le second rationaliser, et l’entrevue fut pour le moins froide. Il saura cependant trouver son public, auquel il donne les outils nécessaires pour mener.

L’ensemble est servi par des illustrations très inspirées. Sans-Détour nous avait habitué à des photographies tirées du domaine public, certes bien choisies mais souvent un peu austères. L’éditeur est parvenu à s’adjoindre des talents et à coordonner une belle direction artistique, avec des illustrations dynamiques qui parviennent à saisir quelque chose de l’horrible merveille des Contrées. La seule fausse note consiste dans des remplois au sein de la gamme (heureusement pas du livre).

Au terme du parcours, le bilan global est très positif bien qu’il soit contrasté. Les promesses de renouveau sont tenues, et le recueil murmure sourdement une invitation au voyage sous la lune atroce, les soleils merveilleux, les marbres éternels et les piliers de basalte des Contrées du Rêve.

Nous prenons rendez-vous pour la semaine prochaine pour des retrouvailles avec La Pierre onirique et Kingsport, la cité des brumes. Ont-ils aussi bien résisté aux outrages du temps que l’éternelle Céléphaïs ?

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